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Billet de blog 1 avril 2013

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La "haine" marxiste de la religion. Episode I: Marx et Engels.

On entend de plus en plus souvent ces temps-ci une petite musique à gauche sur le thème du « respect des religions », dont le communiqué du PCF à l'occasion de l'élection du nouveau pape est une caricature. On peut en effet y lire en conclusion cette formule pour le moins surprenante dans la bouche de supposés communistes : « en toute laïcité, dans le rejet de tout "ordre moral", nous avons de l'intérêt pour la parole de l'Eglise et pour les actes des croyants. Parlons de fraternité. »

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On entend de plus en plus souvent ces temps-ci une petite musique à gauche sur le thème du « respect des religions », dont le communiqué du PCF à l'occasion de l'élection du nouveau pape est une caricature. On peut en effet y lire en conclusion cette formule pour le moins surprenante dans la bouche de supposés communistes : « en toute laïcité, dans le rejet de tout "ordre moral", nous avons de l'intérêt pour la parole de l'Eglise et pour les actes des croyants. Parlons de fraternité. »

http://www.humanite.fr/fil-rouge/nouveau-pape-reaction-du-pcf

 Parler de fraternité avec l'Eglise catholique qui chaque jour confirme son caractère essentiellement réactionnaire, il fallait l'oser. Je ne sais pas ce que cela veut dire que d'avoir de l' « intérêt » pour « les actes des croyants » :  dans la bagarre politique, on s'en fout autant que possible que les gens soient croyants, ce qui compte c'est  leurs actes eux-mêmes,  non ? Pourquoi avoir de l'intérêt pour les actes des croyants en tant que croyants ? Ce qui nous intéresse, ce sont les actes des travailleurs, en tant que travailleurs, plutôt....Et surtout, avoir de l'intérêt pour « la parole de l'Eglise », là on hallucine ! Sauf si il s'agit de s'intéresser à son ennemi afin de mieux le combattre, comme lorsque l'on a « de l'intérêt » pour la parole du Medef, si l'on veut. Mais ce n'est manifestement pas ça du tout la tonalité de ce très cathophile communiqué du PCF.

Pire, dans une mouvance que l'on qualifiera en gros d' « islamo-gauchiste » [= des gauchistes qui regardent avec un intérêt particulièrement bienveillant  l'Islam, parce que religion des « dominés » sous nos latitudes], Pierre Tévanian vient de sortir un petit bouquin intitulé « La haine de la religion » qui, à partir de la pathétique affaire de la candidate voilée du NPA, entreprend de faire la leçon aux marxistes sur la question de la religion. Avec pour ambition d''utiliser les classiques du marxisme pour légitimer le propos absurde du livre, qui est de démontrer, selon la 4e de couverture, que « c’est aujourd’hui l’athéisme et le combat antireligieux, l’irréligion en somme, qui peut être considérée comme l’opium du peuple de gauche. » Rien que ça!

Puisque Tévanian s'efforce de donner des leçons d ' orthodoxie marxiste et de faire appel à ses grandes figures pour justifier ses stupidités post-modernes  qui accompagnement la bêtise réactionnaire,  je voudrais dans une série de billets, avant de proposer au final une contre-lecture du bouquin de Tévanian, explorer ces classiques fondateurs, via une recherche dans l'excellent site marxists.org, qui recense les œuvres des auteurs dont nous parlons :

http://www.marxists.org/francais/authors.htm

J'ai donc choisi quelques auteurs, parmi les principaux, et choisi quelques textes significatifs, dont je propose des extraits commentés. Je donnerai à chaque fois le lien avec la référence du texte complet, pour que chacun puissé vérifier que ma sélection est conforme (ou pas) à l'esprit de l'auteur, et que je ne procède pas par sélection partiale et excessivement partielle dans les textes pour les tirer du côté de ce que je veux démontrer :  que la tradition marxiste, parce que matérialiste et révolutionnaire, est bien une tradition foncièrement athée et anti-religieuse, même si son combat contre la religion se distingue en partie de celui du laïcisme et de l'anticléricalisme bourgeois,  dans le sens où :

  • elle vise à extirper le sentiment religieux en l'attaquant dans ses racines sociales, et pas seulement en l'affrontant sur le terrain des idées

  • elle s'oblige à composer éventuellement avec le sentiment religieux, en subordonnant la lutte contre celui-ci aux nécessités de la lutte des classes.

Je précise aussi que le but n'est pas d'aller puiser dans de vieux textes pour tout comprendre du présent, car les marxistes ne reconnaissent aucun texte comme sacré. Je n'ai pas une grande passion pour la marxologie fumeuse consistant à relire et réinterpréter sans cesses les textes classiques , le plus souvent pour accompagner les différents tournants du présent ou pour s'adapter aux modes universitaires successives – c'est ce que fait probablement Tévanian, et c'est ce qu'ont fait des générations de littérateurs marxologues mondains et pénibles, depuis  Althusser jusqu'à de nos jours les Badiou, Zizek et compagnie. Mon but est juste de confirmer par les sources que la méthode et l'esprit du marxisme, au delà de telle ou telle phrase éventuellement ambigüe, sont bien foncièrement antireligieuses, et qu'il est absurde et illégitime d'invoquer le marxisme pour critiquer l'athéisme militant et la haine de la religion. Ce serait un peu comme invoquer Darwin, Wallace ou Thomas Huxley pour critiquer le combat contre les créationnistes, en quelque sorte [ceci dit, on ne peut pas exclure l'hypothèse que ce soit là l'objet du prochain ouvrage de Tévanian, maintenant qu'il est lancé...

Bonne lecture de ces morceaux choisis.

YK

A tout seigneur tout honneur, commençons donc par voir ce que Marx en Engels disent de la religion. Pour ce faire, on peut se reporter sur marxists.org au pdf d'une compilation de textes précisément intitulée  Sur la religion, ça tombe très bien  :

http://www.marxists.org/francais/marx/works/00/religion/Marx_Engels_sur_la_religion.pdf

 A partir de la page 36 de ce recueil, on peut lire l'Introduction de la  Critique de la philosophie du droit d'Hegel , qui date de fin 1843-1844, et dont est tirée la fameuse formule sur la religion comme « opium du peuple », formule dont la mobilisation par les antireligieux de gauche énerve tant Pierre Tévanian.

 [Voir le texte directement ici : http://www.marxists.org/francais/marx/works/1843/00/km18430000.htm]

 Ce texte de jeunesse a été rédigé alors que Marx et Engels viennent tout juste de se rallier au « communisme », entament à peine leur fructueuse collaboration intellectuelle, n'ont pas encore vraiment entamé leur action militante au sein du mouvement ouvrier naissant, et participent avant tout  aux polémiques philosophiques entre jeunes hégéliens de gauche.

Ce texte s'ouvre par une formule un peu définitive selon laquelle « Pour l'Allemagne, la critique de la religion est finie en substance .», avant de donner une idée de l'importance de la critique de la religion, qui ne conviendra certainement pas à Tévanian : « Or, la critique de la religion est la condition première de toute critique. ». Dont acte....

Voici in extenso les deux paragraphes  au début du texte qui amènent à la fameuse formule, dont les critiques de l'athéisme militant disent souvent qu'il faut la replacer dans son contexte, et que c'est beaucoup plus compliqué que ça et bla bla bli et  bla bla bla :

 « Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, ce n'est pas la religion qui fait l'homme. La religion est en réalité la conscience et le sentiment propre de l'homme qui, ou bien ne s'est pas encore trouvé, ou bien s'est déjà reperdu. Mais l'homme n'est pas un être abstrait, extérieur au monde réel. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience erronée du monde, parce qu'ils constituent eux-mêmes un monde faux. La religion est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, sa raison générale de consolation et de justification. C'est la réalisation fantastique de l'essence humaine, parce que l'essence humaine n'a pas de réalité véritable. La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel.

La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée par le malheur, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit d'une époque sans esprit. C'est l'opium du peuple. »

Ces phrases sont largement inspirées de l'analyse déjà matérialiste du christianisme faite par Ludwig Feuerbach (L'essence du christianisme, 1841), avec les formules sur ce que l'homme projette dans la religion qu'il crée : c'est l'homme qui a crée Dieu, et non l'inverse. Les gauchistes qui ont de la sympathie pour les religions ou pour la motivation religieuse à l'engagement, comme Michael Löwy ou Pierre Tévanian, mettent souvent en avant la formule selon laquelle « La misère religieuse est, d'une part, l'expression de la misère réelle, et, d'autre part, la protestation contre la misère réelle ». La dernière partie de la phrase, sur la protestation contre la misère réelle à travers la religion, vient pour eux justifier le flirt avec des courants chrétiens (type « théologie de la Libération ») ou musulmans (type Tariq Ramadan, invité des forums altermondialistes, comme cette année encore à Tunis). Il y aurait ainsi une motivation religieuse à l'engagement politique qui serait en elle-même progressiste, puisque la religion est la protestation contre la misère réelle.

Pourtant, quand on lit l'ensemble du texte de Marx, on comprend bien que cette « protestation » est  totalement illusoire et de l'ordre du refus du monde via la fuite dans un "paradis artificiel", comme l'exprime très clairement la formule sur « l'opium du peuple », qui rappelle ce rôle avant tout anesthésiant de la croyance religieuse. Et c'est pour cela que, au-delà du fait que tout critique doit commencer par la critique de la religion, Marx estime ici que  la lutte contre la société inégalitaire qui nourrit la croyance religieuse est aussi une lutte contre la religion elle-même, comme le montre là aussi très clairement la formule : « La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel. » On pourrait presque reprocher à Marx de trop en faire, en mettant d'abord en avant la lutte contre la religion, avant de ricocher sur celle contre le monde. Et si l'on est adepte des transpositions modernes, on peut tirer logiquement comme conclusion de cette phrase que l'athéisme militant, même non communiste, à la manière des Dawkins ou Hitchens, est utile au combat  communiste, si l'on veut bien admettre que « La lutte contre la religion est donc par ricochet la lutte contre ce monde, dont la religion est l’arôme spirituel. ».

Bref, il faut avoir beaucoup d'imagination ou de mauvaise foi pour expliquer que la restitution de l'ensemble du paragraphe, au-delà de la formule sur l' "opium du peuple",  tempère la critique marxiste de la religion. En réalité, cette recontextualisation CONFIRME et RENFORCE le sens usuel de la formule si fréquemment citée.

D'ailleurs, Marx enchaîne immédiatement avec ces mots qui enfoncent encore le clou :

« Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. Exiger qu'il soit renoncé aux illusions concernant notre propre situation, c'est exiger qu'il soit renoncé à une situation qui a besoin d'illusions. La critique de la religion est donc, en germe, la critique de cette vallée de larmes, dont la religion est l'auréole. »

 Allo, Tévanian, je répète : « Le véritable bonheur du peuple exige que la religion soit supprimée en tant que bonheur illusoire du peuple. »

Comme le disait NTM : « Et j'espère que cette-foi c'est clair ! ».

A peine plus loin dans le texte de Marx, on peut lire un autre passage qui développe cette idée selon laquelle une politique émancipatrice passe par le détricotage des illusions religieuses :

« La critique de la religion désillusionne l'homme, pour qu'il pense, agisse, forme sa réalité comme un homme désillusionné, devenu raisonnable, pour qu'il se meuve autour de lui et par suite autour de son véritable soleil. La religion n'est que le soleil illusoire qui se meut autour de l'homme, tant qu'il ne se meut pas autour de lui-même. »

 En anticipant sur la suite de l'histoire du marxisme et de ses formules passées à la postérité , on pourrait dire que l'émancipation des travailleurs par eux-mêmes passe aussi par l'absence d'illusions dans une émancipation via le canal spirituel.

 Dans la suite du texte, estimant en gros que Feuerbach avait fait le boulot et que, selon les mots du tout début « « Pour l'Allemagne, la critique de la religion est finie en substance .», Marx passe à ce qui l'intéresse vraiment à l'époque : la critique philosophique du « droit » et de la politique (pour l'essentiel de l'œuvre de Marx, à savoir la grille de lecture centrée sur la lutte des classes et l'analyse  du fonctionnement du système capitaliste, il faudra attendre encore un peu...) : « la première tâche de la philosophie, qui est au service de l'histoire, consiste, une fois démasquée l'image sainte qui représentait la renonciation de l'homme à lui-même, à démasquer cette renonciation sous ses formes profanes. La critique du ciel se transforme ainsi en critique de la terre, la critique de la religion en critique du droit, la critique de la théologie en critique de la politique. »

Voilà pour les premières prémisses de l'approche marxiste de la religion.

On retrouve bien évidemment bien d'autres évocations de la religion dans l'œuvre ultérieure de Marx et d'Engels, et l'on peut continuer à s'orienter en suivant ce que propose le petit recueil  Sur la religion .

Les  Thèses sur Feuerbach  de 1845 développent l'idée déjà présente dans la  Critique de la philosophie du droit d'Hegel , selon laquelle Feuerbach s'est arrêté en chemin dans la destruction de l'illusion religieuse :

http://www.marxists.org/francais/marx/works/1845/00/kmfe18450001.htm

« Feuerbach part du fait que la religion rend l'homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation, et un monde temporel . Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire. Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d'elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume autonome, ne peut s'expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle. Il faut donc d'abord comprendre celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction. Donc, une fois qu'on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la famille céleste, c'est la première désormais dont il faut faire la critique théorique et qu'il faut révolutionner dans la pratique. »

Tout ceci est dit de manière un peu "philosophique" (ampoulée ?)  et compliquée, mais la fin est assez explicite sur le fait que la victoire finale contre la religion ne peut pas s'obtenir par le simple dévoilement du caractère illusoire de la croyance religieuse, mais bien par la suppression des racines « matérielles » de celle-ci, c'est à dire par la lutte politique pour la satisfaction concrète des besoins des individus. Certes, on peut objecter que « c'est plus compliqué que ça » et que le développement d'une société socialiste assurant à chacun une existence matérielle satisfaisante ne ferait pas automatiquement disparaître le sentiment religieux, qui peut répondre aussi à d'autres angoisses existentielles, comme la peur de la mort. N'empêche que, sur la longue durée, et sauf cas exceptionnels ou particuliers (comme les Etats pétroliers théocratiques), l'on constate bien une tendance générale à la sécularisation et au progrès de l'irréligion au fur et à mesure du développement économique et de la sécurisation du quotidien permise par le développement. Avec,  en sens inverse, une remontée de la croyance en périodes d' « insécurisation » telles que les crises économiques, semble-t-il.

Marx et Engels sont encore plus exagérément optimistes lorsque dans L'Idéologie Allemande (1846), ils ont l'air de penser que  dans cette classe émergente et moderne qu'est le prolétariat, le sentiment religieux est de toutes façons en voie de disparition :

 « Pour la masse des hommes, c’est-à-dire pour le prolétariat, ces représentations théoriques n’existent pas, donc pour cette masse elles n’ont pas non plus besoin d’être résolues et si celle-ci a jamais eu quelques représentations théoriques telles que la religion, il y a longtemps déjà qu’elles sont dissoutes par les circonstances » (page 75 du recueil Sur la religion)

 Si seulement....

A ceux qui vantent le message chrétien comme source d'inspiration pour faire avancer le progrès social, Marx répond très sèchement :

 « Les principes sociaux du christianisme ont eu maintenant dix-huit siècles pour se développer et n’ont pas besoin d’un supplément de développement par des conseillers au consistoire prussiens.

Les principes sociaux du christianisme ont justifié l’esclavage antique, magnifié le servage médiéval et s’entendent également, au besoin, à défendre l’oppression du prolétariat, même s’ils le font avec de petits airs navrés.

Les principes sociaux du christianisme prêchent la nécessité d’une classe dominante et d’une classe opprimée et n’ont à offrir à celle-ci que le voeu pieux que la première veuille bien se montrer charitable.

Les principes sociaux dus christianisme placent dans le ciel ce dédommagement de toutes les infamies dont parle notre conseiller, justifiant par là leur permanence sur cette terre. 

Les principes sociaux du christianisme déclarent que toutes les vilenies des oppresseurs envers les opprimés sont, ou bien le juste châtiment du péché originel et des autres péchés, ou bien les épreuves que le Seigneur, dans sa sagesse infinie, inflige à ceux qu’il a rachetés.

Les principes sociaux du christianisme prêchent la lâcheté, le mépris de soi, l’avilissement, la servilité, l’humilité, bref toutes les qualités de la canaille ; le prolétariat, qui ne veut pas se laisser traiter en canaille, a besoin de son courage, du sentiment de sa dignité, de sa fierté et de son esprit d’indépendance beaucoup plus encore que des son pain.

Les principes sociaux du christianisme sont des principes de cafards et le prolétariat est révolutionnaire. » [Le communisme de "L'Observatoire rhénan", un texte du 12 septembre 1847 reproduit page 76 du recueil]


Là aussi, je crois que c'est assez clair....Je ne suis pas sûr que le PCF avait  bien en tête ces mots de Marx au moment de la rédaction de son communiqué papiste.

Dans le même registre, on trouve  dans le Manifeste du Parti Communiste (1847), un chapitre consacré au « socialisme réactionnaire », avec cette rapide analyse de ce qui m'a bien l'air d'être les ancêtres de l'actuel galimatia spiritualiste décroissant qui se dit « écosocialiste » :

http://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000c.htm

 « Rien n’est plus facile que de donner une teinture de socialisme à l’ascétisme chrétien. Le christianisme ne s’est-il pas élevé lui aussi contre la propriété privée, le mariage, l’Etat ? Et à leur place n’a-t-il pas prêché la charité et la mendicité, le célibat et la mortification de la chair, la vie monastique et l’Eglise ? Le socialisme chrétien n’est que l’eau bénite avec laquelle le prêtre consacre le dépit de l’aristocratie. »

Du coup, je signale au passage que l'on trouve p.85  du recueil Sur la religion un compte rendu du livre d'un certain Daumer, qui promouvait le culte de la nature à la place du christianisme.  L'ironie mordante dont font ici preuve Marx et Engels résonne de manière très actuelle, si l'on pense un instant à la mode contemporaine  de l'adoration de  la Pacha Mama chez une frange des altermondialistes  :

 « Le culte de la nature du Sieur Daumer est d’ailleurs d’une espèce particulière. Il a réussi à prendre une position réactionnaire, même par rapport au christianisme. Il tente d’instaurer la vieille religion naturelle d’avant le christianisme sous une forme modernisée. Ce faisant, il ne dépasse évidemment pas un radotage à la sauce chrétienno-germano-patriarcale, dont voici un échantillon :

Douce, sainte nature,

Laisse-moi suivre ta trace

Prends-moi par la main et conduis-moi

Comme un enfant tenu en lisière.

De pareilles idées sont passées de mode ; mais la culture, le progrès et le bonheur humain n’y ont rien gagné (t. II, p. 157).

Le culte de la nature se limite, on le voit, aux promenades dominicales d’un provincial, qui manifeste son étonnement puéril de voir le coucou pondre ses oeufs dans des nids étrangers (...) »

Il y a beaucoup de choses très intéressantes  dans le recueil Sur la religion que je dois passer sous silence ici , car moins liées à l'enjeu de cette discussion, comme par exemple la brochure d'Engels sur La guerre des paysans, qui est une lecture sous l'angle de la lutte des classes des guerres religieuses en Allemagne au XVIe siècle, ou bien encore beaucoup de textes érudits qui concernent l'histoire des religions.

Très intéressant pour notre propos est ce texte d'Engels en 1871, qui est une analyse critique de la littérature produite par des émigrés blanquistes ayant fui la répression de la Commune de Paris. On peut imaginer Tévanian s'extasier au début du texte, mais moins par la suite....

http://www.marxists.org/francais/engels/works/1873/06/18730600.htm

 « Nos blanquistes ont ceci de commun avec les bakouninistes qu'ils prétendent représenter le courant le plus avancé, le plus extrême. C'est pourquoi, soit dit en passant, si opposées que soient leurs fins, ils ont souvent des moyens similaires. Il s'agit donc d'être plus radicaux que tous les autres en ce qui concerne l'athéisme. Etre athée de nos jours n'est plus sorcier heureusement.

L'athéisme est une chose allant à peu près de soi dans les partis ouvriers européens, bien que dans certains pays il ait le même caractère que l'athéisme de ce bakouniniste espagnol qui a déclaré : "Croire en Dieu est contraire à tout socialisme, mais croire à la Sainte Vierge c'est différent, tout socialiste qui se respecte doit croire en elle." On peut même dire de la grande majorité des ouvriers social-démocrates allemands que l'athéisme est pour eux une étape franchie ; cette définition purement négative ne leur est plus applicable, car ils s'opposent à la croyance en Dieu pratiquement et non plus théoriquement ; ils en ont fini avec Dieu, ils vivent et pensent dans le monde réel et c'est pour cela qu'ils sont matérialistes. Il en va sans doute de même en France. Sinon, quoi de plus simple que de diffuser parmi les ouvriers l'excellente littérature matérialiste du siècle passé, littérature qui est jusqu'à présent, tant par la forme que par le contenu, un chef-d'œuvre de l'esprit français, et qui — compte tenu du niveau de la science à l'époque — est toujours infiniment élevée quant au contenu et d'une perfection incomparable quant à la forme. Mais ce n'est pas à la convenance des blanquistes. Pour prouver qu'ils sont les plus radicaux de tous, ils abolissent Dieu par décret, comme en 1793 :

Que la Commune débarrasse à jamais l'humanité de ce spectre de ses misères passées(Dieu), "de cette cause" (Dieu inexistant serait une cause !), de ses misères présentes. Dans la Commune il n'y a pas de place pour le prêtre ; toute manifestation, toute organisation religieuse doit être proscrite.

Et cette exigence de transformer les gens en athées par ordre du mufti est signée par deux membres de la Commune qui ont certainement eu l'occasion de constater que, premièrement, on peut écrire autant d'ordres que l'on voudra sur le papier sans rien faire pour en assurer l'exécution et que, deuxièmement, les persécutions sont le meilleur moyen d'affermir des convictions indésirables ! Ce qui est certain, c'est que le seul service que l'on puisse rendre encore, de nos jours, à Dieu est de proclamer l'athéisme un symbole de foi coercitif et de surpasser les lois anticléricales de Bismarck sur le Kulturkampf, en prohibant la religion en général. »

Ce que critique fermement Engels ici, ce n'est évidemment pas l'athéisme, ni même l'athéisme militant, bien au contraire, puisqu'il loue la prose des athées des Lumières (il ne les cite pas, mais on pense à Diderot et D'Holbach) pour contrer une éventuelle résurgence d'un sentiment religieux qu'il pense quasi disparu chez les ouvriers français et allemands de l'époque. Non, ce qu'Engels critique, c'est uniquement l'évidente stupidité de mesures purement  coercitives pour se débarrasser de la religion. Non pas par amour de la religion, mais bien au contraire parce qu'une politique aussi mal conduite renforce la religion qu'il s'agit d'extirper...au lieu de la laisser mourir de sa belle mort, sous les coups meurtriers de l'amélioration des conditions de vie, renforcés si nécessaire par un peu de propagande matérialiste via les écrits des Lumières.

Nous le verrons dans un billet suivant : cette approche de la question religieuse par Engels est celle qui a été au fondement de la politique des bolchéviks, et notamment de Lénine, lors des premières années de la Révolution Russe. Et nous sommes dans un cas comme dans l'autre aux antipodes de la mode postmoderne de la critique des Lumières et de l' « idéologie du progrès », mode qui se traduit concrètement bien souvent par une certaine sympathie pour les religions sous des prétextes divers et avariés.

Je ferais remarquer toutefois que 142 ans après la rédaction de ce texte, et contrairement au jugement  hyper- optimiste d'Engels selon lequel « Etre athée de nos jours n'est plus sorcier heureusement »,   il reste malheureusement beaucoup d'endroits dans le monde où il n'est pas facile d'être athée ;  y compris dans la première puissance économique du monde moderne, les Etats-Unis.

En 1875, Marx reproche clairement au parti social-démocrate allemand d'en rester au stade du libéralisme bourgeois à propos de la question de la liberté  de conscience , au lieu de prendre clairement position pour la disparition de la religion des consciences :

« Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand

 « Liberté de conscience ! » Si on voulait, par ces temps de Kulturekampf, rappeler au libéralisme ses vieux mots d’ordre, on ne pouvait le faire que sous cette forme : « Chacun doit pouvoir satisfaire ses besoins religieux et corporels, sans que la police y fourre le nez ». Mais le Parti ouvrier avait là l’occasion d’exprimer sa conviction que la bourgeoise « liberté de conscience » n’est rien de plus que la tolérance de toutes les sortes possibles de liberté de conscience religieuse, tandis que lui s’efforce de libérer les consciences de la fantasmagorie religieuse. Seulement on se complaît à ne pas dépasser le niveau « bourgeois » (p. 135 du recueil Sur la religion)

En 1878, dans l'Anti-Dühring, Engels ironise encore une fois sur l'idée contre-productive  d' « abolir » la religion, lui préférant la perspective plus réaliste  de la création des conditions de sa « mort naturelle ». :

« M. Dühring ne peut pas attendre que la religion meure de cette mort naturelle qui lui est promise. Il procède de façon plus radicale. Il est plus bismarckien que Bismarck ; il décrète des lois de mai aggravées, non seulement contre le catholicisme, mais contre toute religion en général ; il lance ses gendarmes de l’avenir à la poursuite de la religion et ainsi il l’aide à accéder au martyre et prolonge sa vie. » (Sur la religion, p. 140)

Dans une Lettre à Conrad Schmidt en 1890, Engels a ce petit commentaire quie j'aime beaucoup, dans tous ses aspects, et dont j'ai du mal à voir comment Tévanian a pu l'inclure dans sa critique soit-disant marxiste  de la haine de la religion  :

 « En ce qui concerne les régions idéologiques qui planent plus haut encore dans les airs, la religion, la philosophie, etc., elles sont composées d’un reliquat — remontant à la préhistoire et que la période historique a trouvé avant elle et recueilli — de… ce que nous appellerions aujourd’hui stupidité. » [Sur la religion, p. 263]

A l'approche de la mort, Engels n'est pas gagné par la révélation divine, loin s'en faut. En 1892, dans l'introduction de l'édition anglaise de Socialisme utopique et socialisme scientifique, il prend la peine d'ironiser sur la pseudo-neutralité faux-cul de l'agnosticisme, à laquelle il préfère un  franc et net « matérialisme » qui est dans ce texte l'autre nom de l « athéisme » :

 « En fait, qu’est-ce que c’est que l’agnosticisme, sinon un matérialisme honteux ? La conception de la nature qu’a l’agnostique est entièrement matérialiste. Le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et n’admet pas l’intervention d’une action extérieure ; mais il ajoute par précaution : « Nous ne possédons pas le moyen d’affirmer ou d’infirmer l’existence d’un être suprême quelconque au delà de l’univers connu. » Cela pouvait avoir raison d’être à l’époque où Laplace répondait fièrement à Napoléon, lui demandant pourquoi, dans sa Mécanique céleste, il n’avait pas même mentionné ne nom du créateur : « Je n’avais pas besoin de cette hypothèse. » Mais aujourd’hui, avec notre conception évolutionniste de l’Univers, il n’y a absolument plus de place pour un créateur ou un ordonnateur ; et parler d’un être suprême, mis à la porte de tout l’univers existant, implique une contradiction dans les termes et me semble par surcroît une injure aux sentiments des croyants. » (Sur la religion p. 275)

Bref, on l'aura compris dès ce premier épisode consacré aux deux fondateurs du marxisme : Pierre Tévanian a le droit de faire la  critique de la critique de la religion, mais qu'il endosse pour cela d'autres habits que ceux du marxisme. Parce que se draper de l'autorité de Marx et d'Engels pour tomber sur l'athéisme contemporain et parler à son sujet d'un « opium du peuple de gauche », c'est une tentative constituant un  contresens tel que l'on peut parler d'escroquerie intellectuelle.

Suite au prochain épisode....

Yann Kindo

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