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Billet de blog 2 mars 2025

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L'affaire Lyssenko, ou la pseudo-science au pouvoir (II) : Echos contemporains ?

Republication (en deux parties) d'un article paru en avril 2009 sur le site de la revue Contretemps, sur lequel je ne souhaite plus figurer. Il s'agissait du début de mes recherches qui aboutiront début 2026 à la publication aux éditions Matériologiques d'une biographie de Marcel Prenant.

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[La première partie de cet article, autour des faits et de leur interprétation, est disponible ici]
DES ECHOS CONTEMPORAINS DU LYSSENKISME ?

[Note du 02/03/2025 : Cette partie de l'article est logiquement celle qui demanderait le plus nettement une réécriture. La conclusion de mon ouvrage sur Prenant évoquera notamment un authentique retour de Lyssenko dans la Russie de Poutine, en tant que savant national phare d'une science "russe", ainsi que ce que le trumpisme fait subir à la science aux Etats-Unis]

Denis Buican parle volontiers d’un « éternel retour » de Lyssenko et traque sans répit toute résurgence supposée d’un lyssenkisme à ses yeux éternel. Un prix Lyssenko est attribué depuis 1990 par le « think-tank » d’extrême droite Le Club de l’Horloge, qui cherche ainsi à stigmatiser l’incompétence scientifique supposée de ses adversaires idéologiques91. Régulièrement, ces derniers temps, des accusations de retour du lyssenkisme sont avancées contre les uns ou les autres, par exemple contre les militants anti-OGM92.

Il me semble pourtant d’abord nécessaire de rappeler que le lyssenkisme est mort et enterré, et qu’il ne « reviendra » pas. Puisqu’il n’est pas une doctrine réelle mais la forme prise par une pseudo-science dans un contexte politique et social déterminé, ce contexte ayant disparu, le lyssenkisme ne risque pas de ressurgir un jour. Et il ne sert donc à rien de faire comme Pierre Paul Grassé, qui partait en 1975 en guerre contre un lyssenkisme imaginaire et ectoplasmique…93

Ceci dit, le lyssenkisme n’est pas non plus un pur objet d’histoire totalement distancié, une affaire sans conséquence sur le présent. Plutôt que de traquer d’impossibles résurgences du lyssenkisme en tant que tel, je voudrais m’attacher pour finir à explorer ici rapidement quelques échos contemporains, à travers des problèmes qui étaient présents dans l’affaire Lyssenko et qui peuvent nourrir des interrogations sur notre présent.

Illustration 1

 Une vision ascientifique de la pratique agricole

 Le lyssenkisme étant avant tout une pratique agricole, qui a débouché sur un discours en biologie, c’est peut être dans le rapport à la nature au sein la pratique agricole que des résonances peuvent être d’abord cherchées.

Dans ce domaine, ceux qui se font taxer le plus souvent de « lyssenkisme »  ces temps-ci, à savoir les opposants aux OGM, peuvent légitimement rejeter fermement cette étiquette : alors que Lyssenko prétendait bouleverser la nature et faire plier à la volonté de sa main verte les mécanismes de l’hérédité pour créer sans cesse de nouvelles variétés, les opposants aux OGM mettent au contraire en avant les dangers d’une intervention humaine trop « brutale » sur le développement des espèces et de « croisements » trop audacieux. De ce point de vue, ils sont donc complètement aux antipodes de l’approche lyssenkiste de la transformation des espèces, tant du point de vue des objectifs que des méthodes.

Par contre, il me semble que l’on peut rapprocher certains tenants d’une agriculture « traditionaliste » d’un aspect particulier du lyssenkisme, celui qui a trait au type de variétés que l’on choisit de privilégier. Joravsky montre comment le lyssenkisme a prospéré sur le terreau d’une déception par rapport au programme du début des années 30 de développement du maïs hybride. Ce choix, fait sur le modèle états-unien, et prétendant le dépasser, s’est avéré très décevant, du fait de la résistance paysanne à la collectivisation forcée mais aussi de conditions climatiques non favorables dont il n’avait pas été tenu compte. Cette déception nourrit la remise en cause de ce type de progrès agronomique par le lyssenkisme, et, au lieu de remettre en cause leur propre politique économique et sociale (la collectivisation forcée), en se demandant pourquoi le maïs hybride avait pu s’implanter avec succès aux Etats-Unis, les dirigeants soviétiques s’en sont pris aux paysans et aux scientifiques.  Dans ce contexte, Lyssenko propose ses propres méthodes et met en avant les variétés anciennes au détriment des plus récentes. Sur ce point précis (et uniquement sur ce point précis), un parallèle peut être fait avec la démarche de ceux qui comme l’association Kokopelli répondent aux problèmes posés par la modernité agricole avec le choix d’un retour à la tradition, aux grains ancestraux et à des techniques agricoles pas forcément validées par l’expérimentation scientifique. Le choix d’une pratique agronomique refusant les apports et les nouveautés de la science et opposant le terrain au laboratoire a quelque chose à voir avec la tradition mitchourinienne, consistant à chercher des « recettes» fondées sur la pratique paysanne pour contourner les normes de la recherche agronomique. On se livrait à différents types de « stimulation » des graines dans les années 192094, alors que l’on jardine plutôt avec la lune aujourd’hui. La différence est toutefois que l’on mettait en avant la nouveauté à l’époque, alors qu’aujourd’hui on vante surtout ce qui est « ancien » ou « traditionnel ». Signe des temps…

Certaines pratiques lyssenkistes évoquent directement les pseudo-sciences contemporaines et leurs « recettes » plus ou moins ésotériques. Par exemple, aujourd’hui, les tenants de la « biodynamie » multiplient les composts étranges (comme celui de « bouse de corne »)95, en les parant d’un vocabulaire technique du type « silice 501 », mais sans faire reposer leurs préparations sur un quelconque savoir biochimique validé par ailleurs. En son temps, Lyssenko a lui aussi fait des propositions révolutionnaires en ce qui concerne les engrais et leur utilisation (avec le même résultat que ses autres procédés). Par exemple, il modifiait les composts reposant sur des mélanges terre-fumier : ce n’était plus 15 à 20% de terre et le reste du fumier, mais… 80 à 90% de terre ! « D’après lui, la terre, mélangée au fumier après avoir été mouillée et enrichie avec des produits chimiques, acquérait les propriétés du fumier.96 » Où l’on voit que Lyssenko avait inventé la « mémoire de la terre » quarante ans avant que d’autres ne croient découvrir celle de l’eau … Et la mise en avant du savant proche de la terre, du « savant au pieds nus » exerçant en dehors des réseaux académiques et « officiels », qui a contribué à la bonne fortune de Mitchourine et de Lyssenko, n’est pas sans rappeler les mécanismes qui contribuent aujourd’hui à la renommée de quelqu’un comme Pierre Rabhi97.

Si l’on s’éloigne un peu des questions strictement agricoles, on peut enfin trouver dans des écrits de Lyssenko à l’époque de son apogée les effets d’une vision manifestement « vitaliste »98 et quasi-mystique de la nature, dans laquelle Lyssenko projette des intentions « politiquement correctes » (dans le cadre de l’idéologie dominante du lieu et de l’époque). Ainsi, Lyssenko avançait l’idée selon laquelle il n’y a pas dans la nature de « concurrence intraspécifique », en expliquant que « les loups ne se mangent pas entre eux ». Voici ce qu’en dit dans son autobiographie Marcel Prenant, lorsqu’il relate sa rencontre avec Lyssenko en 1949 :

 « De guerre lasse, j’amenais Lyssenko sur le sujet de la concurrence vitale et de sa conception du darwinisme. A plusieurs reprises, en effet, il avait nié dans ses écrits, qu’il put y avoir une concurrence vitale entre les individus d’une même espèce, et avait fondé sur cette négation un procédé d’élevage, en peuplement dense, qu’il avait préconisé, notamment pour la culture du pissenlit à caoutchouc, dit Kok-Saghiz, et plus tard pour faciliter le boisement des steppes. (…)

Avant de tirer l’échelle, je lui demandai encore des nouvelles du plan de boisement de steppes dont il était le promoteur. Je savais que ce plan comportait l’établissement de larges bandes boisées parallèles se protégeant les unes les autres contre les vents du nord, et dans chacune desquelles les arbres seraient serrés en vertu de la non-concurrence.

– Je comprends, dis-je, qu’au début de la croissance il y ait avantage à cette densité qui peut assurer une protection, mais il faudra bien, quand ils auront grandi, que vos forestiers abattent certains d’entre eux pour faire place aux autres.

– Non, me répondit-il, ils se sacrifieront eux-mêmes pour le bien de l’espèce.

J’insistai :

-Vous voulez dire qu’un d’entre eux survivra parmi bien d’autres qui disparaîtront ?

– Non, répliqua-t-il encore, ils se sacrifieront au bien de l’espèce. 99»

 Chacun trouvera autour de lui des exemples contemporains de cette attitude anthropomorphique consistant à prendre ses désirs humains pour des réalités dans la Nature. On peut ici par exemple évoquer le dérapage de la primatologue Jane Goodall, qui croit que les animaux refusent spontanément de manger des plantes OGM et leur préfèrent leurs homologues non-OGM…100

Génétique et déterminisme biologique

 Un autre enjeu toujours contemporain des débats soulevés dans les années 1950 par le « darwinisme créateur soviétique » est celui du rapport à la génétique et au déterminisme biologique. Nous l’avons vu, si une partie des intellectuels de gauche, notamment en France, a pu se laisser un moment séduire par les aberrations lyssenkistes, c’était souvent du fait d’a priori idéologiques les amenant à se déterminer sur des questions d’ordre scientifique en fonction de considérations politiques. J’ai rappelé au tout début de cette étude comment le lyssenkisme avait d’abord été présenté en France comme une victoire contre une perception de la biologie humaine et de l’hérédité accusée d’être aux sources du racisme et du nazisme, question qui en 1949 ne relevait pas de débats théoriques abstraits mais était encore douloureusement inscrite dans la chair de familles et de peuples entiers en Europe. En réaction aux prétentions scientifiques de l’eugénisme et plus généralement de la politique raciale nazie, avait pu se développer une méfiance envers la génétique elle-même, voire envers le darwinisme tout entier, du fait de la place qu’il accorde à la notion de « sélection naturelle ». Cette attitude, que l’on pourrait penser anachronique, n’a pourtant pas totalement disparu du débat contemporain, et l’historien des sciences André Pichot s’est ainsi depuis la fin des années 1990 fait un fond de commerce de la dénonciation des dangers du darwinisme et de la génétique, avec des ouvrages aux titres éloquents : La société pure de Darwin à Hitler101, ou, plus récemment, Aux origines des théories raciales : de la Bible à Darwin102. Le 15 décembre 2001, André Pichot prononçait par exemple une allocution-réquisitoire intitulée « Génétique humaine : rêve ou cauchemar ? », dans le cadre d’une série de conférences organisée par une association nommée…. « OGM dangers »103. On aurait pu penser, surtout de la part d’un historien des sciences, qu’un problème d’ordre scientifique comme celui de la génétique appelait des interrogations du type « vrai ou faux ? », et non pas « bien ou mal ?». Dans cette forme de politisation des questions scientifiques sur fond de refus plus ou moins partiel du darwinisme et de la génétique, avec même des incursions sur le terrain agronomique à travers le refus principiel des OGM, il y a sans doute l’expression contemporaine la plus proche du lyssenkisme, même si, rappelons-le, il ne s’agit pas d’une « résurgence » du lyssenkisme historique.

On peut penser que, plus généralement, dans le fameux débat sur les rôles respectifs de l’ « acquis » et de l’ « inné », le spectre du refus absolu de toute forme de déterminisme biologique hante toujours une partie de la gauche, qui se raccroche plutôt à la « vision "tout environnement" et "tout culturel" qui a dominé les années de l’après- Seconde Guerre mondiale. »104. A ce sujet, en 1977, dans un compte rendu de l’ouvrage de Dominique Lecourt qui venait de paraître, le biologiste communiste Ernest Kahane rappelait un argument déjà utilisé par les généticiens communistes anglais dans leur opposition à Lyssenko, celui qui consiste à dire que l’on ne voit pas très bien en quoi l’influence du milieu et l’hérédité de l’acquis seraient intrinsèquement parés de vertus plus « progressistes » que le déterminisme génétique :

 « Si réellement intoxiqué que j’aie été par la propagande "mitchourinienne" à laquelle j’étais soumis, et celle à laquelle je me livrais, je n’avais jamais pu admettre, et de ce fait proclamer, que la génétique mendélienne conduisait au racisme. L’hérédité des caractères acquis, automatique ou occasionnelle, ne justifiait-elle pas au contraire la constitution d’une caste dans la classe ou dans l’ethnie, adaptée aux travaux, soit les plus nobles, soit les plus serviles ? La "grande loterie des chromosomes" n’entraînait-elle pas inversement, et en dépit de toutes les sélections des géniteurs, un brassage, avec retour à la masse et redistribution de tous les caractères inclus dans le patrimoine héréditaire de l’espèce ? »105.


La question des rapports entre l’Etat, la science et l’économie

 La prise de contrôle par Lyssenko de la biologie soviétique a posé, en URSS et bien au-delà, le problème des rapports entre l’Etat et la science, et plus généralement de la liberté de la recherche scientifique. Denis Buican rapporte sur ce sujet le débat s’étant déroulé en Angleterre entre deux intellectuels proches du communisme : le dramaturge et essayiste George Bernard Shaw (lyssenkiste) et le généticien Julian Huxley (antilyssenkiste)106. George Bernard Shaw joue ici un peu le rôle joué par Aragon dans l’Hexagone. Il écrit à propos du néo-darwinisme qu’il considère comme un fatalisme ou un déterminisme génétique : « il devient tout de suite évident que c’est une doctrine qu’aucun Etat ne peut tolérer, et moins que tous autres un Etat socialiste, dans lequel chaque citoyen doit viser à perfectionner les circonstances, délibérément et consciemment, et où l’on ne peut excuser aucun réactionnaire militant et criminel sous le prétexte que ses actes ne sont pas les siens propres… ». Et il ajoute même : « le fond véritable du débat est entre la prétention de la profession scientifique à être exemptée de toute entrave légale dans la poursuite du savoir, et le devoir de l’Etat d’avoir la haute-main sur elle, dans l’intérêt général, de même qu’il a la haute-main sur toutes les autres activités. ». C’est effectivement quelque part le fond du débat, et il est surprenant de voir un intellectuel comme Shaw faire dans celui-ci à la fois l’apologie du totalitarisme… et de l’ignorance ! Huxley lui répond ainsi : « Même si le néo-darwinisme encourageait une philosophie fataliste, ce qui n’est pas le cas, cela ne signifierait pas qu’il n’est pas exact, ni même que l’Etat doive l’interdire aux professeurs et aux auteurs de travaux de recherches. Et le lamarckisme ne devient pas un fait parce que M. Shaw et l’académie des sciences de l’URSS ont le sentiment qu’il serait agréable qu’il fût vrai. »107.

Bien évidemment, cette immixtion de l’Etat dans des questions d’ordre scientifique au nom d’intérêts ou de considérations idéologiques reste une question d’actualité, même sous des cieux moins totalitaires que l’URSS des années 1950. Par exemple, le biologiste états-unien Walter GRATZER conclut ainsi un article qu’il consacrait en 2005 à l’affaire Lyssenko :

 « De tels événement sont-ils encore possibles aujourd’hui ? Hélas oui ! L’administration des Etats-Unis, par exemple, fait pression sur les scientifiques pour qu’ils approuvent ses positions idéologiques. Elle exige désormais que les médecins-chercheurs subventionnés par les agences gouvernementales ne parlent aux conférences de l’Organisation mondiale de la santé qu’après autorisation officielle. Le directeur du Fogarty international center s’est plaint que le Secrétaire d’Etat à la santé ait opposé son veto à 19 des 26 scientifiques éminents qu’il avait proposés pour son centre. Des comptes rendus de recherche sur des sujets tels que la pollution environnementale, les niveaux de plomb acceptables, le changement climatique, les espèces en danger ou les apports recommandés en sucre ont été censurés, ou déformés. Plus de 5 000 scientifiques, dont 48 lauréats du prix Nobel, ont signé un document protestant contre l’ingérence de l’Administration dans le financement de la science et la manière de rendre compte de ses résultats. La communauté scientifique américaine est encore trop solide pour être facilement intimidée, mais un régime répressif trouvera toujours des carriéristes et, trop souvent, les moyens d’imposer sa volonté ». 108

 Si l’Amérique de Georges W. Bush est probablement l’exemple le plus abouti pour les démocraties parlementaires contemporaines109, la France n’est pas non plus à l’abri de ce phénomène d’intrusion étatique. Certes, la psychologie et les sciences sociales relèvent d’un autre niveau épistémologique que les sciences de la nature, mais, au cours des dernières années, l’affaire du retrait sur injonction ministérielle d’un rapport de l’INSERM évaluant les différentes psychothérapies – en défaveur de la psychanalyse –110,  ou encore la multiplication des lois mémorielles encadrant d’une manière ou d’une autre la recherche et l‘enseignement en Histoire111, sont symptomatiques de la tentation toujours maintenue de l’Etat de dire le vrai ou le faux, là où il devrait se contenter de donner les moyens  à la recherche de fonctionner. Non pas que la situation soit directement comparable à celle de l’URSS stalinienne, loin s’en faut, mais l’affaire Lyssenko devrait dans ce domaine inciter à la vigilance permanente.

Au-delà de ces immixtions d’ordre idéologique se pose la question plus délicate et éminemment brûlante du financement de la recherche, qui doit être public pour ne pas dépendre d’intérêts privés éventuellement contradictoires avec ceux de la collectivité, tout en assurant au chercheur une liberté de recherche (liberté pas seulement formelle, mais aussi réelle, c’est à dire soutenue matériellement). Vincent Labeyrie pointait déjà le problème en 1972 en évoquant l’affaire Lyssenko : «  C’est tout le problème de l’objectivité des organismes chargés du financement de la recherche qui fut posé en URSS par l’affaire Lyssenko. C’était le premier pays à financer massivement la recherche. L’agronomie fut concernée parce que ce secteur retardataire présentait une importance économique capitale pour l’Union Soviétique. Mais au fur et à mesure du développement de la centralisation du financement, de nombreux pays voient apparaître des affaires qui, sans atteindre heureusement les proportions de l’affaire Lyssenko, correspondent néanmoins à des entraves au développement de la recherche. »112.

Position sociale des scientifiques et relativisme

 Un aspect décisif de l’argumentation de soutiens du lyssenkisme a été celui qui a conduit à la distinction entre « science bourgeoise » et « science prolétarienne ». Cette distinction a été systématisée en France par les rédacteurs de la revue communiste La Nouvelle Critique, à travers notamment la célèbre brochure Science bourgeoise et science prolétarienne, recueil des discours prononcés à la deuxième conférence de la revue le 20 février 1950. On y trouve notamment un article du philosophe Jean-Toussaint Desanti, au titre très caractéristique : « La science, idéologie historiquement relative »113.

Mais, avant même cette systématisation, le ver était déjà dans le fruit des premiers argumentaires pro-Lyssenko, lorsque Georges Cogniot croyait réfuter la génétique en la présentant comme la « doctrine du moine autrichien Mendel ». Dans sa préface au livre de Medvedev, Jacques Monod attire ainsi l’attention sur un passage de Louis Aragon extrait de la préface à la traduction d’une partie des débats de l’Académie des Sciences Agricoles de Moscou, texte publié dans Europe en octobre 1948 :

 « c’est le caractère bourgeois (sociologique) de la science qui empêche en fait le développement d’une biologie pure, scientifique, qui empêche les savants de la bourgeoisie de faire certaines découvertes dont ils ne peuvent, pour des raisons sociologiques, accepter les principes de base. En URSS, la lutte acharnée menée par les mendélistes "nationaux" contre les mitchouriniens, ne saurait être considérée par les mitchouriniens, par Lyssenko, comme une lutte biologique, scientifique, à l’intérieur de l’espèce des biologistes ; mais elle est naturellement regardée comme une lutte sociologique de la part des savants qui sont sous l’influence sociologique de la bourgeoisie (même par le seul intermédiaire de la science bourgeoise, mêlée de métaphores sociologiques), comme l’effet des vestiges de la bourgeoisie en URSS »114

 Dans ce cadre de pensée, la science est un discours sur le monde comme un autre, ni plus ni moins vrai, et les propositions émises par les scientifiques sont largement le reflet de leur position sociale. D’où la distinction entre les deux sciences… Francis Halbwachs met l’accent sur ce point particulier dans le bilan qu’il tire de l’affaire Lyssenko :

 « En me référant aux nombreuses discussions de cette époque, il me semble que la principale implication de la théorie de deux sciences était son caractère de "subjectivisme de classe" et la contradiction avec la thèse marxiste de l’objectivité des processus qui s’opèrent dans la nature et dans la société. Si une science n’est par nature qu’une construction produite par une certaine classe à propos des processus réels, on en vient fatalement à mettre en question la réalité même de ces processus, ou mieux à attribuer à cette réalité un caractère de classe, dissolvant ainsi l’existence objective des choses dans une représentation " socialement déterminée". C’est le pas qu’a franchi explicitement Jean Kanapa dans sa proposition que "l’arbre féodal et l’arbre kolkhozien constituent deux objets scientifiques différents.". »115.

 Cet épisode des deux sciences a connu une apogée de très courte durée (1949–1950), mais c’est probablement, de tous les problèmes posés par le lyssenkisme, le plus actuel de tous, celui qui pèse le plus sur le débat intellectuel. Aujourd’hui, on ne parle plus de science bourgeoise / science prolétarienne, mais on développe dans certains milieux intellectuels « postmodernes » une conception de l’altermondialisme fondée sur un relativisme philosophique qui n’a pas grand-chose à envier à la théorie des deux sciences. Voyons par exemple la vision du monde développée par l’écoféministe indienne Vandana Shiva, articulée autour d’un « sociologisme » grossier très proche de celui d’Aragon : « Les "faits" de la science réductionniste sont des catégories socialement construites et qui portent les marques culturelles du système occidental, bourgeois et patriarcal, lequel constitue le contexte de leur découverte et de leur justification. »116. Ou bien encore : « Les faits scientifiques sont déterminés par l’univers social des scientifiques, non par le monde naturel »117.

 Si ce courant de pensée représente la version la plus caricaturale de ce relativisme, il en est des incarnations hexagonales plus proches de nous et plus présentes dans le débat académique, à travers le courant post-soixante huitard de la « critique radicale des sciences »118, ou encore à travers le « programme fort » en sociologie des sciences, dont Bruno Latour représente une variante française. Sur ce point, laissons le dernier mot de cet article à un bon connaisseur de l’affaire Lyssenko, Dominique Lecourt, qui s’exprimait récemment dans une émission scientifique sur France Culture :

 « Il m’arrive quelquefois de lire certains textes de sociologie des sciences en me disant… bon, bien entendu on n’oppose plus la science bourgeoise et la science prolétarienne, mais il y a une pente sur laquelle il faut savoir se retenir. La pente, disons, de l’annulation de la pointe épistémologique de la connaissance, la dimension de vérité ou d’objectivité. A force de dire que la science n’est pas objective, on en vient à oublier qu’elle procède à une objectivation constante, qui est reprise – il faut que la pensée s’y reprenne plusieurs fois, pour changer ses objets, les approfondir, les coordonner… mais il y a quand même la vérité qui est l’horizon. »119.

 C’est parce que la vérité reste un « horizon » que ces rappels se veulent moins une dénonciation qu’un mise en garde. Le ventre de la bête lyssenkiste n’est sans doute plus très fécond, mais ce n’est pas une raison pour ne pas revenir sur cette affaire et tenter d’en tirer pour aujourd’hui les enseignements nécessaires.

91 http://www.clubdelhorloge.fr/lyssenko.php

92 http://www.agriculture-environnement.fr/spip.php?article460

http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article824

93 Pierre Paul GRASSE, op. cit. p. 97 : « Aujourd’hui, le lyssenkisme poursuit sa carrière, ce qu’ignorent, semble-t-il, MM. Althusser et Lecourt, dans des milieux mi-gauchistes mi-marxistes [quelle étrange caractérisation politique !]. Il a passé de la biologie pure ou appliquée à la psychophysiologie ou à une certaine sociologie. Sa nocivité s’accroit parce qu’il se dissimule et tait son nom. ». Quel étrange objet intellectuel que ce lyssenkisme protéiforme et passe-murailles qui se dissimule pour être plus perfide encore…

94 David JORAVSKY, op. cit. , p. 55.

95 http://www.biodynamie-services.fr/Preparations/silice.html

http://www.leclercbriant.com/fr/le_vignoble/bio-dynamie.html

96 Jaurès MEDVEDEV, op. cit., p. 219.

97 http://www.pierrerabhi.org/blog/index.php?static/biographie

98 Le vitalisme est une tradition philosophique selon laquelle le vivant n’est pas réductible aux lois physico-chimiques. Elle envisage la vie comme de la matière animée d’un principe ou force vitale, qui s’ajouterait pour les êtres vivants aux lois de la matière (source : Wikipédia)

99 Marcel PRENANT, Toute une vie à gauche, Paris, Encre , 1980, p. 302-303.

100 http://imposteurs.over-blog.com/article-19990033.html

101 André PICHOT, La société pure, de Darwin à Hitler, Paris, Flammarion, 2001, 453 pages.

102 André PICHOT, Aux origines des théories raciales : de la Bible à Darwin, Paris, Flammarion, 2008, 519 pages.

103 http://ogmdangers.org/action/cr_conference/index.htm

104 Bertrand JORDAN, L’humanité au pluriel. La génétique et la question des races, Paris, Seuil, 2008, p. 12.

105 Ernest KAHANE, compte rendu de lecture dans La Pensée n°193, juin 1977, p. 153. On notera au passage que le début de cette citation infirme l’accusation portée par Denis Buican à l’encontre d’Ernest Kahane de ne jamais avoir fait son auto-critique à propos de son attitude au début de l’affaire Lyssenko.

106 Ce débat apparaît dans Julian HUXLEY, La génétique soviétique et la science mondiale, Paris, Stock, 1950.

107 Voir Denis BUICAN, L’éternel retour…, op. cit. , p. 161.

108 GRATZER Walter, « L’affaire Lyssenko, une éclipse de la raison », Médecine Sciences, 2005, vol. 21, n°2, p. 203-206.

109 Pour un exemple de résistance collective de scientifiques états-uniens face à une Administration témoignant notamment de sympathies créationnistes, voir : http://www.spectrosciences.com/spip.php?breve619

110 http://www.pseudo-sciences.org/spip.php?article372

111 http://www.lph-asso.fr/

http://cvuh.free.fr/

112 Vincent LABEYRIE, « A propos de l’affaire Lyssenko », La Recherche, avril 1972, p. 390-391.

113 COLLECTIF, Science bourgeoise et science prolétarienne, Paris, Editions de la Nouvelle Critique, 1950

114 Cité par Monod in Jaurès MEDVEDEV, op. cit., p. 12.

115 Francis HALBWACHS, « A propos de deux thèses du livre de Dominique Lecourt », Raison Présente, octobre-décembre 1976.

116 Citée dans Alan SOKAL, Pseudosciences et postmodernisme, Paris, Odile Jacob, 2005, p. 94.

117 Ibid.

118 Voir par exemple sur ce courant Renaud DEBAILLY, « L’ouverture des possibles dans la science. Du mandarinat aux usages de la science », in « Mai 68 : Monde de la culture et acteurs sociaux dans la contestation. », Dissidences, avril 2008, p. 77-87. A propos de ce courant notamment emmené par le physicien Jean Marc Lévy-Leblond, Francis Halbwachs parlait déjà en 1976, dans son article cité plus haut, d’un «  resurgissement récent – et sous une forme nouvelle – de la théorie des deux sciences à travers l’ouvrage collectif " Autocritique de la science" (où il y a du reste à boire et à manger), la revue Impascience, et le groupe qu’anime Jean-Marc Lévy-Leblond. ». Jacques Testart et sa fondation « science citoyenne » [notons le recul de la conscience de classe porté par le changement d’adjectif, puisque l’on est passé du marxiste « prolétarienne » à l’attrape-tout « citoyenne »] en sont les incarnations actuelles les plus représentatives.

119 Propos tenus dans l’émission Sciences et conscience diffusée le jeudi 23 octobre 2008 (se placer à 43 minutes)

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