En ce 25e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, force est de constater que l'idée selon laquelle les autorités françaises ont sciemment menti à propos du passage du nuage est solidement ancrée dans les consciences, et sert même pour beaucoup de mètre-étalon de l'analyse des annonces officielles dans le domaine sanitaire. Combien de fois n'avons-nous pas entendu, et tout récemment encore à propos des conséquences sanitaires de l'accident de Fukushima, des propos du genre : « Mais oui, bien sûr, c'est ça, on les croit, tiens ! C'est comme la fois où le nuage de Tchernobyl s'est arrêté à la frontière, ha ha ha ! » ?
Mais qu'est ce qui a été réellement dit par quelle autorité en avril/mai 1986 ?
Peu de gens le savent vraiment, et parmi les rois de l'ironie, à peu près aucun n'est capable de citer quelque chose ressemblant un tant soit peu à un propos précis d'une autorité précise. Si les souvenirs sont (par définition) flous, la certitude est par contre bien ancrée, car tout le monde le sait, et (presque) tous ceux qui sont assez vieux pour l'avoir vécu s'en souviennent : les autorités françaises ont tenté de berner la population en lui faisant croire que l'Hexagone avait été épargné par le passage du nuage. C'est là le « savoir commun ». Seuls les plus engagés et informés pourront citer précisément le nom du très honni Professeur Pellerin, principal responsable de cette information, et dont la relaxe probablement prochaine dans le cadre des poursuites engagées contre lui (par une association de victimes du cancer de la tyrhoïde et par la Criirad) serait une preuve supplémentaire du pouvoir du lobby nucléaire et de sa capacité à cacher ses secrets compromettants1.
Des exercices de restitution d'une chronologie serrée et du texte exact des annonces effectuées ont déjà été menés à bien, et notamment à propos du quotidien Libération, qui a joué un rôle particulier dans cette affaire – nous y reviendrons en conclusion. Je voudrais apporter ici ma pierre à l'édifice, à travers une plongée dans les archives du journal bourgeois par excellence, principal défenseur de l'ordre établi et de la morale réactionnaire : Le Figaro, dont on devine par avance qu'il a servilement relayé la propagande gouvernementale (elle-même émanation du lobby nucléaire) à propos du (non-?) passage du nuage. Et ce d'autant plus que ses amis étaient alors au pouvoir – c'est le temps de la première cohabitation et du ministère Chirac, porté au gouvernement par la victoire alors toute récente de la droite aux législatives du 16 mars 1986.
Ouvrir les numéros d'avril/mai 1986 du quotidien, c'est d'abord se (re)plonger dans une autre époque, bien différente de la nôtre. En effet, en ce week-end du samedi 26/dimanche 27 avril, en sa page 40, Le Figaro pouvait titrer : « P.-S.-G. : jour de gloire » - le club venait d'être sacré champion de France. Une autre époque, on vous dit.....
En ce temps-là existaient encore des phénomènes devenus impensables de nos jours, comme l'existence de « Jeunes giscardiens » (sic). En ce temps là, alors que ce qui s'appelait encore Antenne 2 proposait avec Sexy Folies le premier magazine érotique du PAF, Yannick Noah était encore tennisman – les mélomanes amateurs de sport trouvent que c'était d'ailleurs mieux ainsi -, même si le quotidien, pour le coup visionnaire, annonçait dans son édition du 29 avril que l'idole avait déjà « La tête ailleurs ».
On le sait aujourd'hui : l'accident de Tchernobyl s'est produit le samedi 26 avril. Mais Le Figaro, pas plus que quiconque, n'en savait alors rien.... Le lundi 28 avril, il ignore encore l'événement, qui apparaît en Une le mardi 29 sous le titre : « U.R.S.S. : accident grave dans une centrale nucléaire ». Mais c'est loin d'être le titre principal, les grosses manchettes évoquant plutôt le plan de Chalandon pour la Justice ou les « malversations socialistes » dans l'affaire Carrefour du Développement. Le développement en page 13 n'occupe encore que moins d'un dixième de la page, faute d'informations précises. On ne sait encore pas grand chose de l'accident, et l'on s'interroge. Le constat est fait que « la radioactivité a monté en flèche dans tous les pays scandinaves et dans divers pays occidentaux, dont l'Allemagne, sans toutefois présenter de danger pour l'humanité, s'accordent à préciser les spécialistes, bien que dans certaines régions le taux soit 10 fois supérieurs à la moyenne. Pour l'instant, aucune "radioactivité particulière" n'a été décelée en France par les Services centraux de la protection contre les rayons ionisants (S.C.P.R.I.), indiquait-on de bonne source cette nuit. ». L'explosion elle-même aurait fait « plusieurs centaines de victimes » selon Le Figaro, qui s'appuie essentiellement sur les annonces de l'agence TASS (du lundi soir) , mais qui en fait ne cite aucune source pour cette estimation chiffrée.
Le mercredi 30 avril , l'accident prend le nom de « catastrophe » et occupe la première place en Une, sous le titre « De nombreux morts à Tchernobyl (Ukraine) ? Catastrophe nucléaire : le S.O.S. de Moscou ».
On en sait alors plus, et on explique par exemple que le cœur du réacteur a fondu. On insiste sur la nouveauté constituée par cette soudaine transparence des informations venues de l'Est. On oppose les déclarations des autorités soviétiques, selon lesquelles l'accident n'a tué que deux personnes, aux estimations plus pessimistes (mais non chiffrées) des spécialistes occidentaux, qui se fondent sur la gravité de l'accident. A propos du « nuage » appelé à devenir très célèbre, le sous-titre de Une indique « Le coeur du réacteur ayant fondu, un nuage radioactif (jugé sans gravité) s'étend sur une grande partie de l'Europe », alors que l'article précise : « Un nuage radioactif a envahi une grande partie de l'Europe du nord (notamment la Finlande, la Norvège et la Suède), mais hier, les vents ayant tourné, c'est le reste du continent qui pourrait être touché : les dispositifs de mesure et d'alerte mis en place n'ont toutefois pas permis de déceler un taux de radioactivité constituant un danger réel pour les populations ». Ce sont ensuite trois pleines pages (les 10, 11 et 12) qui sont consacrées au sujet, les articles évoquant le « scénario probable », la filière nucléaire soviétique - en insistant sur ses particularités techniques, liées au développement séparé de l'URSS -, l'appel à l'aide de l'URSS, le « réseau d'alerte planétaire », la sécurité des centrales françaises, les réactions en Europe, etc. Un article oppose la transparence occidentale à l'attitude soviétique (« Harrisburg : les Américains, eux, avaient tout dit... ») , alors que le Docteur Martine Pérez fait le point sur les seuils du danger radioactif. L'article principal est intitulé « Le syndrome ukrainien », et est illustré d'une carte de l'avancée du nuage vers le nord-ouest et plus
Le jeudi 1er mai, fête des travailleurs oblige, le journal ne paraît pas. On peut se demander avec le recul quel a été l'impact de cette absence de presse écrite précisément le jour où le panache radioactif est passé sur la France.
Vendredi 2 mai, « Colère et inquiétude en Europe » est le titre principal de Une. L'article en question est donc centré sur une critique de l'URSS, avec stigmatisation du « refus opposé par l'U.R.S.S. de révéler les circonstances exactes et l'ampleur de la catastrophe ». Le Figaro évoque, sans citer ici ses sources, des « informations faisant état de plusieurs centaines, voire de milliers de victimes ». Il s'agit là manifestement d'une estimation du bilan immédiat de l'accident, qui concerne l'explosion et les premières irradiations massives directement mortelles, et pas de ses conséquences à long terme. Or, ce premier bilan humain proposé par Le Figaro indépendamment des annonces officielles soviétiques est, nous le savons aujourd'hui, totalement démesuré par rapport à la réalité - qui tourne autour de 56 décès relativement directs, dont une trentaine dans les quatre mois après l'explosion2. Pour le coup, les annonces soviétiques étaient beaucoup plus réalistes que ces estimations « indépendantes », même si cela était difficile à envisager ce jour-là pour les esprits occidentaux, notamment ceux des lecteurs du Figaro.
Voici maintenant ce qui conclut ce petit article de Une : « La France a été touchée à son tour hier par ce nuage : des analyses effectuées dans le Sud-Est et à Monaco ont permis de déceler une augmentation sensible de des particules radioactives dans l'air ». D'emblée, cela cadre mal avec la croyance selon laquelle le passage du nuage sur la France a été caché à la population....
En page 10, déjà on parle très imprudemment d'un « bilan officiel "ridicule" » (des mots qui seront ensuite repris par d'autres de manière tout aussi imprudente). Ainsi, Le Figaro affirme que « certaines sources font état de plusieurs centaines de morts au moins ». Les soviétiques parlent eux alors de 2 morts et 197 blessés, dont 18 gravement (bilan sans doute honnête à ce moment-là). Le Figaro a ici le bon goût de détailler ses sources qui lui font qualifier cette estimation de « ridicule ». Est d'abord évoquée l'opinion de Kenneth Adelman, directeur de l'Agence américaine pour le désarmement, qui affirme que « Deux personnes tuées, c'est franchement ridicule pour un accident de cette ampleur », ou encore celles d'un « radio amateur de Kiev », qui penche pour « des centaines de morts, mais peut être beaucoup, beaucoup plus ». Sont aussi évoquées les estimations d'un enseignante écossaise demeurant à Kiev et jointe par téléphone, ou de 23 élèves français de l'Ecole des Travaux Publics de Lyon « en voyage à Kiev au moment de l'explosion » : ils parlent l'une de plus de 300 morts et les autres de 500, en se fondant sur leurs impressions sur l'effervescence dans Kiev pour liée à l'accueil des réfugiés. Avec le recul - ce qui est toujours beaucoup plus facile -, on est étonné par ces chiffres avancés au petit bonheur la chance, par des gens n'ayant en fait aucune idée de la réalité des événements, faute d'être ou bien particulièrement compétents, ou bien d'être réellement présents sur les lieux du drame. L'un est aux Etats-Unis et est spécialiste du désarmement (et pas de l'industrie nucléaire civile), et les autres sont des quidams dont les seules particularités sont de vivre en Ukraine et d'être joignables par téléphone. Aucun n'a accès à des informations de première main sur les événements eux-mêmes, qui permettraient de contester frontalement les annonces soviétiques. On peut évidemment penser que cette mise en avant de tels chiffre si peu étayés, par un journal pourtant plutôt sérieux, s'explique par le décalage réel entre l'ampleur de la catastrophe et le nombre de morts, mais a aussi une origine idéologique : en 1986, Gorbatchev n'est alors au pouvoir que depuis un an à peine, et les occidentaux - et notamment un journal de droite comme Le Figaro -, étaient souvent persuadés (avec de bonnes raisons...) que les soviétiques mentaient en permanence sur la réalité de ce qui se passait chez eux (ce qui explique l'étonnement du Figaro lorsque l'agence Tass a annoncé l'accident de Tchernobyl). Le regard plus distancié de l'historien constate lui que la manière dont les dirigeants soviétiques ont géré la crise de Tchernobyl était malgré tout et au contraire plutôt un révélateur de la Glasnost (= transparence) qui se mettait en place à l'époque.
Sur la question du passage du nuage sur la France, l'article – plutôt centré sur les supposés mensonges soviétiques - se conclut ainsi : « Partout en Europe, les techniciens guettent avec inquiétude les mouvements du nuage radioactif qui tourne au-dessus du continent. Hier, des traces de radioactivité ont ainsi été détectées dans l'air, au dessus du sud-est de la France, et en particulier à Monaco. Mais les vents ayant tourné, le nuage retourne maintenant vers son point de départ et se dirige vers la Sibérie, traînant derrière lui son cortège d'angoisse. ». On peut remarquer que cette présentation laisse penser que le panache radioactif n'a survolé que le Sud-Est du pays, alors que les cartes publiées par le quotidien la semaine suivante montrent elles une évaluation, plus correcte, selon laquelle c'est la quasi totalité du pays qui a été concernée. D'où vient le hiatus ? Le Figaro a-t-il été mal informé, voire trompé ? Ce serait étonnant, étant donné que le communiqué du SCRPI du 1er mai parlait d'un passage sur l'ensemble du territoire :
« Ce jour 1er mai 86, 24 h, tendance pour l’ensemble des stations du territoire à un alignement de la radioactivité atmosphérique sur le niveau relevé le 30 avril dans le sud-est. »3
Ce qu'avait d'ailleurs parfaitement compris, Libération (qui a pourtant ensuite été un des principaux artisans de la campagne à propos des mensonges sur le passage du nuage !), qui écrivait dans son édition de ce vendredi 2 mai 1986 :
« Pierre Pellerin le Directeur du SCPRI a annoncé hier que l’augmentation de la radioactivité était enregistrée sur l’ensemble du territoire sans aucun danger pour la santé. »4
Toujours sur cette page 10 de l'édition du Figaro du vendredi 2 mai , un encart intitulé « Météo : le bouclier de la dépression » s'appuie sur les explications de Michel Martin, ingénieur de la Météorologie Nationale, pour qui le ralentissement des masses d 'air polluées par la radioactivité, qu'a permis la présence d'un anticyclone sur l'Ouest de l'Europe, a entraîné un brassage qui « a fait tomber la radioactivité à des taux absolument sans danger pour l'homme » . Le passage du nuage sur la France le jeudi 1er mai suite aux changements des conditions météorologiques à partir du mercredi 30 avril est rappelé en fin d'article.
Page 12, un article intitulé « La France touchée à son tour » fait apparaître pour la première fois le professeur Pierre Pellerin, directeur général du S.C.P.R.I., et devenu depuis la bête noire des antinucléaires, qui ont tout fait pour le traîner dans la boue. Il explique au Figaro que les relevés de radioactivité témoignent du passage du nuage sur la France, mais qu'ils « sont très en-dessous des seuils réglementaires qui sont eux même bien inférieurs aux seuils dangereux. » Un intertitre évoque toutefois une « Polémique », mais il s'agit d'une polémique entre Charles Pasqua et Haroun Tazieff à propos de la capacité des secours français à faire face à une catastrophe nucléaire majeure dans l'Hexagone. Remarquons aussi qu'un encart précise quels sont les usages utiles de l'iode en cas d'exposition aux radiations, le point nécessitant d'être fait alors que les scandinaves se ruent de manière déraisonnable sur les pastilles d'iode.
Le samedi 3 -dimanche 4 mai, l'accident de Tchernobyl n'est plus le premier titre, mais reste en Une, toujours selon le même angle : « Tchernobyl : silence obstiné de Moscou ». On constate que le journal fait toutefois machine arrière sur un point précis : « Selon des experts américains, le nombre de victimes serait moins élevé qu'on aurait pu le penser ». En matière de soviétologie, une appréciation qui fait l'objet de tout un article en page 10 apparaît complètement erronée avec le recul. L'article est intitulé « U.R.S.S. : Gorbatchev, l'autre victime », et avance dans son chapeau : « Outre ses conséquences dramatiques sur le plan humain et économique, la catastrophe nucléaire a porté un coup très rude à la "politique d'ouverture" de Michaïl Gorbatchev ». En page 8, un autre papier évoque la « psychose contagieuse » en Europe , et oppose globalement les inquiétudes des populations aux déclarations rassurantes des responsables politiques. Il est intéressant de s'arrêter sur le cas, évoqué en fin d'article, de 8 étudiants français qui avaient été évacués de Kiev vers Moscou avant d'arriver à Paris. Cela n'est pas dit par le journal, mais il apparaît quasi certain qu'il s'agit là d'une partie des étudiants sur lesquels Le Figaro s'appuyait le 2 mai pour parler de « 500 morts ». Leur témoignage paraît cette fois sensiblement différent de ce qui en transpirait la veille : « "Quand nous sommes partis de Kiev, il n'y avait pas de panique" a dit Sophie Legendre. "Mais la rumeur publique parlait de tragédie et, dans la rue, on émettait des chiffres allant de cent cinquante à mille morts" Toutefois, les huit étudiants semblaient surpris par l'ampleur de l'événement. "Vous en savez plus que nous !", ont-ils répondu aux journalistes. ». Le quotidien ne le signale donc pas, mais il s'agit là d'une infirmation complète de la manière dont il avait la veille grossi l'ampleur du désastre en se fondant sur des témoignages d'étudiants qui relayaient donc la rumeur publique, qui elle- même ne se fondait sur aucune connaissance particulière du déroulement des événements.
Sur la même page, un petit encart intitulé « En France, une marge de sécurité considérable » rend compte d'un communiqué envoyé par le professeur Pellerin aux responsables des centres antipoison de France, pour que ces informations soient diffusées auprès des médecins et du public. Voici ce que dit ce communiqué : « L'élévation relative de la radioactivité relevée sur le territoire français, à la suite de l'accident, est très largement inférieure aux limites recommandées par la Commission internationale de protection contre les radiations (C.I.P.R.) et aux limites réglementaires françaises, elle-mêmes fixées avec des marges de sécurité considérables. Il faudrait imaginer des élévations dix mille ou cent mille fois plus importantes pour que commencent à se poser des problèmes significatifs d'hygiène publique. La distance, la dilution atmosphérique et la décroissance radioactive excluent une telle évolution dans notre pays. »
Le Lundi 5 mai, l'accident disparaît quasiment de la Une, et la ligne éditoriale reste centrée sur l'antisoviétisme, en critiquant les accusations de Moscou à l'encontre des Occidentaux, à propos de l'exagération par ceux-ci de l'ampleur de la catastrophe – le quotidien n'en profite malheureusement pas pour signaler qu'il avait lui même résolument relayé des estimations fantaisistes.
Le mardi 6 mai, plus de mention en Une, mais une pleine page, la 12, reste consacrée aux suites de la catastrophe nucléaire soviétique. Un article fait le point sur les situations différenciées selon les pays européens, et s'appuie pour la France sur un nouveau communiqué du S.C.P.R.I. de Pellerin, qui annonce que le moment d'élévation de radioactivité est désormais globalement passé, malgré quelques cas d'activité particulière encore possible. A noter que, dans un billet d'opinion intitulé « Redpeace », Jean-François Deniau s'en prend aux écologistes de Greenpeace à propos de Tchernobyl, accusant ceux-ci de passivité parce que l'accident a eu lieu en URSS et non aux Etats-Unis (en supposant donc que Greenpeace aurait des sympathies communistes, grille de lecture très particulière et encore très marquée par l'esprit de la guerre froide, qui a inspiré l'attitude du Figaro à l'égard des écologistes pendant toute cette période).
Le mercredi 7, en page 12, l'article « RFA : l'inquiétude subsiste » témoigne de la panique en Allemagne à propos des conséquences de l'accident, en critiquant plutôt la « confusion » qui est entretenue par les interminables émissions spéciales à la télé ou les diverses mesures préventives prises par les autorités sous la pression de l'angoisse populaire. Le Figaro explique, sans doute à juste titre, que la dramatisation de la situation est nourrie par le perspective prochaine d'élections régionales au cours desquelles les sociaux-démocrates et surtout les Verts entendent capitaliser l'inquiétude à l'égard du nucléaire qui a été amplifiée par la catastrophe soviétique. Pour la France, le journal met en avant le « calme » et le retour à la normale de la radioactivité sur le territoire.
Le jeudi 8 mai, en page 20, une interview d'un responsable du C.E.A. explique « Pourquoi la France est à l'abri. ».
Il ne s'agit toutefois pas de la question des retombées du nuage radioactif, mais de celle d'un possible accident de ce genre en France. A propos du nuage de Tchernobyl lui-même, Jean Petit affirme que ses conséquences sont négligeables en Occident, y compris dans les pays scandinaves.
Le vendredi 9 mai, Tchernobyl revient en Une, à, propos de la gestion de l'accident sur le site-même, sous le titre « Moscou avoue son impuissance ». Pour la première fois, le journal évoque une déclaration de responsables politique français à propos du passage du nuage : « Le porte-parole de Jacques Chirac, citant des sources scientifiques autorisées, a indiqué, hier, que la radioactivité en France était revenue à un niveau normal. ». Le Figaro évoque par contre un renouveau de la « psychose de l'irradiation » dans nombre de pays européens.
Le samedi 10 - dimanche 11, les articles sont pour l'essentiel, et comme la veille, consacrés à deux thèmes : la critique de la gestion de l'accident par les autorités soviétiques, et le blocage des importations de viande venue de l'Est de l'Europe. En page 8, un papier titré « La France reste calme » oppose une fois de plus les réactions des deux côtés du Rhin, dans un contraste qui a depuis posé les bases de l'idée selon laquelle les autorités auraient expliqué que le nuage avait été arrêté à la frontière. Le Figaro s'étonne : « Curieuse radioactivité que celle échappée du réacteur de Tchernobyl : elle est suffisamment intense pour créer un climat de panique à Kiehl, en R.F.A., où les salades sont retirées des étalages, mais ne parvient pas à franchir le pont qui, au-dessus du Rhin, mène à Strasbourg, pourtant distant de moins d'un kilomètre. » Si la formule est amusante, elle entretient néanmoins une confusion qui est à la source de la rumeur. En effet, contrairement à ce que suggère cette phrase, ce n'est pas la radioactivité qui n'a pas franchi la frontière... c'est la panique ! L'article reproche ensuite aux écologistes français de n'être que très modérés vis-à-vis du manque d'information venue d'URSS et de réclamer plutôt la démission du professeur Pellerin. Il est toutefois, et pour la première fois dans ces colonnes, fait mention d'arguments mis en avant par les écologistes : « déjà, hier, beaucoup s'interrogeaient sur certaines "révélations" faites par ces derniers : le taux de radioactivité mesuré sur les site de plusieurs infrastructures nucléaires françaises se serait élevé de manière anormale ces derniers jours. Venant après les affirmations selon lesquelles les systèmes d'alerte de plusieurs centrales atomiques se seraient déclenchées la semaine dernière, ce genre d'informations peut laisser croire que la pollution a été beaucoup plus importante en France, au moins localement, qu'on le dit officiellement. » Mais, ce jour- là comme par la suite, la ligne éditoriale reste manifestement la dénonciation de militants écologistes crypto-communistes (via le pacifisme et le refus de l'installation des missiles américains en Europe), présentés comme « visiblement gênés de s'attaquer à l'U.R.S.S. » [édition du 12 mai page 14]
Le lundi 12 mai, un article est consacré en page 19 à la polémique entre le professeur Pellerin et ses critiques.
Cette polémique est devenue très violente à parti d'une prestation particulièrement ratée du professeur Pellerin sur TF1 le samedi 10 mai5. « En direct, le professeur Pellerin a bel et bien été amené à admettre que la pollution provoquée par la centrale de Tchernobyl avait été beaucoup plus importante que "l'augmentation passagère de 5 à 10% par rapport à la normale", annoncée de manière très floue auparavant. Il a officiellement précisé que les relevés de radioactivité avaient montré, dès le 30 avril, une hausse d'un facteur 100 sur les régions du Sud-Est. » On peut ici s'étonner du caractère supposé « officiel » d 'une intervention au JT, par rapport aux communiqués du SCPRI, dont, on l'a vu, Le Figaro n'avait lui-même pas très bien rendu compte, et qu'il n'avait pas pensé à trouver jusque là insuffisamment chiffrés. Le quotidien opère donc lui aussi le virage critique à l'égard des autorités en expliquant : « On a beau assurer qu'il faudrait ingérer pendant plus de cinq cent jours le lait le plus radioactif recueilli en France depuis l'accident de Tchernobyl pour atteindre la limite de radiation considérée comme admissible, le Français éprouve désormais le sentiment qu'on lui a caché des informations majeures. ». La compréhension de tout cela est encore obscurcie par la variété des unités de mesures utilisées par les scientifiques, comme le montre un article de la même page.
Comme on le voit sur la photo, une série de cartes – très certainement fondées sur les données du SCPRI, pourtant accusé sur la même page de ne pas avoir correctement informé la population - montre la France du 30 avril au 5 mai, avec le passage du panache radioactif sur la quasi totalité du territoire le 1er mai, avant que celui ci ne soit repoussé par les vents d'Est les jours suivants.
Mardi 13 mai
Sur la Une, un édito signé de Gérard Mascrou intitulé « Mea Culpa » évoque les « dissonances qui sont apparues dans l'information officielle à propos des risques potentiels pour la France de la catastrophe de Tchernobyl. » , et rappelle que « La hausse de la radioactivité qui, pendant deux jours, a atteint 400 fois la moyenne française, n'a jamais constitué le moindre danger. Personne de sérieux ne le contestera et tous les scientifique sont d'accord sur ce point. » Mais alors, où réside la polémique qui mériterait de figurer en Une ? « Ce n'est pas cela qui est en cause. C'est la façon maladroite qui a conduit à rendre publique cette information. Il a fallu attendre dix jours après que plusieurs déclarations ministérielles eurent précisé qu'il n'y avait pas de retombée radioactive sur notre sol. » Pourtant, à partir du Figaro comme seule source, il est difficile de dire si le gouvernement a été maladroit dans sa communication, puisque celle-ci n'avait en gros jamais été évoquée jusque là dans ces colonnes. Mais il apparaît assez clairement, par contre, que la formule de l'édito est elle-même maladroite : il a fallu attendre 10 jours... après quoi ? Pas dix jours après la catastrophe, mais 10 jours après « plusieurs déclarations ministérielles » selon lesquelles « il n'y avait pas de retombée radioactive sur notre sol ». Le problème, c'est qu'en ayant parcouru Le Figaro depuis le début de la catastrophe, on n'a jamais vu apparaître aucune déclaration ministérielle de ce genre. On l'a vu, Le Figaro, comme ses concurrents, a fondé son information sur les communiqués du SCPRI, qui évoquaient le passage du nuage et les retombées radioactives, et pas sur des déclaration ministérielles. Sauf erreur de ma part, Le Figaro n'a même jamais évoqué le communiqué sibyllin du ministère de l'Agriculture, daté du 6 mai, qui pouvait prêter le flanc à ce type d'accusations6. Alors, quelles sont ces déclarations ministérielles évoquées ici ? On n'en sait rien. Et la mémoire collective a depuis enregistré le fait que les ministres avaient menti sur le passage du nuage, alors que, en parcourant les journaux d'époque, on constate que ces journaux annonçaient bien ce passage sur la base des communiqués du SCPRI.
En page 10, dans une interview, le ministre de l'Environnement Alain Carignon estime lui aussi que l'information a été trop lente, « mal coordonnée et mal distribuée », et annonce la création d'une « structure interministérielle d'information » pour que cela change.
Le lendemain, mercredi 14 mai, c'est au tour du ministre de l'Industrie, Alain Madelin – dont ne voit pas très bien en quoi sa fonction spécifique l'amène à intervenir sur la question des conséquences sanitaires hexagonales de la catastrophe soviétique – de venir illustrer dans une interview (page 8) le Mea Culpa du gouvernement. Madelin affirme qu'il y a eu rétention d'information suite à des consignes de l'OMS visant à ne pas provoquer la panique - mystérieuses consignes non sourcées et qui apparemment ont très peu pesé dans les pays du Nord de l'Europe, où beaucoup de décisions de diverses autorités ont plutôt nourri la psychose. Dans son compte rendu des propos d'Alain Madelin, Le Figaro réaffirme que pendant les 10 jours suivant la catastrophe les autorités sanitaires françaises n'ont pas fourni de chiffres précis. Un encart annonce par ailleurs la décision du ministère de l'industrie d'interdire la consommation des épinards alsaciens, pour lesquels des mesures ont révélé une activité de 2 600 rems par kg, soit au dessus du seuil de 2000 rems par kilo fixé par l'OMS.
Le jeudi 15 mai, la Une est consacrée à l'annonce de la privatisation de TF1, mesure du gouvernement Chirac qui a comme on le sait grandement contribué à l'élévation de la qualité générale de l'information fournie aux français.... En page 10 est évoqué un sondage commandé par V.S.D., selon lequel, sur un échantillon de 800 personnes, 63% des français pensent que « on a voulu cacher la vérité aux français » pendant les deux semaines suivant la catastrophe. Plus frappant : seulement 44% des français (contre 40%) pensent que leur région a été survolée par le nuage radioactif !!! Comment comprendre cela, alors que l'information avait pourtant été donnée à propos du passage de ce nuage (comme cette plongée dans les archives du Figaro devrait achever d'en convaincre) ????? Seules les régions les plus occidentales du pays avaient été épargnées, et celles-ci ne concentraient assurément pas 40% de la population en 1986. Il semble donc y avoir eu dès le départ confusion entre « passage du nuage » et « dangerosité de la radioactivité », comme si on ne pouvait pas imaginer ce qui s'est passé, à savoir un passage effectif mais sans conséquences sanitaires. L'encart en question oppose par ailleurs à ces « inquiétudes des français » (ce qui est un titre paradoxale, puisque le sondage évoqué révèle que près de 80% des personnes interrogées n'ont pas l'intention de prendre de mesures particulières quant à la consommation d'eau du robinet, de lait frais ou de salades... Là aussi, cette sérénité nous renvoie à une époque révolue, on imagine ce qu'il en serait aujourd'hui à l'heure du développement tous azimuts des peurs alimentaires) aux « prudences de Greenpeace », encore une fois accusé par Le Figaro de complaisance à l'égard de Moscou, en dissolvant les responsabilités soviétiques spécifiques dans le cadre général de celles de l'industrie nucléaire.
Conclusion
Les jours suivant, l'information sur Tchernobyl est centrée sur le volet soviétique de l'affaire et sur les décès de personnes irradiées, et le regard hexagonal se porte plutôt sur la question du terrorisme en Corse. A aucun moment7, le quotidien n'a par exemple mené d'enquête pour vérifier les informations les plus alarmistes ou n'a effectué une comparaison précise entre ce qui a été annoncé au jour le jour par le SCPRI et ce qui aurait été révélé par la suite, les lecteurs en restant donc sur l'impression que des choses ont été cachées par les scientifiques voire par le gouvernement.
Au total, à travers les colonnes du quotidien conservateur, nous n'avons pas vu apparaître ces mensonges gouvernementaux et cette volonté des autorités de cacher à la population le passage du nuage. Au travers des interviews publiées, on a plutôt l'impression que les responsables gouvernementaux n'ont pas défendu les services qui les informaient - bien que jouer le rôle d'"agence de presse" n'étaient pas dans leur mission - et ont, au moins par omission, participé à la curée.
Il n'y a jamais eu volonté de nier le passage du nuage sur le territoire hexagonal, mais on a pu constater des réactions différenciée face à radioactivité. Au final, la réaction des autorités françaises a probablement mieux valu que par exemple la panique orchestrée en Allemagne, où on trouve peut-être les principales victimes réelles du passage du nuage en Europe de l'Ouest : les femmes qui se sont inutilement fait avorter par peur des conséquences de la radioactivité.
Je renvoie pour finir le lecteur à cette contribution en ligne, qui détaille les communiqués du SCPRI et l'évolution du journal Libération:
http://www.dossiersdunet.com/spip.php?article750
et surtout à un ouvrage plus approfondi et plus « autorisé » que mon article, et qui décortique précisément la manière dont sont nés les mythes relatifs au passage du nuage sur l'Hexagone et sur ses conséquences sanitaires, en apportant les explications d'ordre scientifique que l'auteur du présent texte est incapable de fournir. Il s'agit du livre de Bernard Lerouge, Tchernobyl, un "nuage" passe... , paru en 2008 chez L'Harmattan.
Yann Kindo
1http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2011/03/18/97001-20110318FILWWW00615-francenuage-tchernobyl-non-lieu.php
2Pour un mise au point sur ce sujet, voir http://www.greenfacts.org/fr/tchernobyl/index.htm
On pourra également se reporter au numéro de Sciences et Vie qui est en kisoque au moment où ces lignes sont écrites, un hors-série intitulé "Nucléaire, le choc". Y est republié en p. 94 un papier de 2006 concernant les difficultés à établier un bvilan sanitaire précis de la catastrophe.
3http://www.dossiersdunet.com/spip.php?article750
4Ibid.
5Voir un compte rendu détaillé et une analyse de cette émission dans le livre de Bernard Lerouge Tchernobyl, un "nuage" passe... présenté en fin d'article. Il n'en ressort pas du tout que le professeur Pellerin a admis à cette occasion avoir minimisé les retombées radioactives.
6Notamment dans son premier paragraphe, qui apparaît contradictoire en lui-même : « « Le territoire français, en raison de son éloignement, a été totalement épargné par les retombées de radionucléides consécutives à l’accident de la centrale de Tchernobyl. A aucun moment les hausses observées de radioactivité n’ont posé le moindre problème d’hygiène publique. ».
7Jusqu'au 20 mai inclus, borne terminale de mes explorations.