Ce matin, je ne suis pas Charlie, pas plus que je ne l’étais avant-hier.
Parce que Charlie c’était plus trop mon truc depuis un moment, et parce que moi je ne prends pas les risques que Charlie a pris.
Donc, je ne suis pas Charlie et Charlie ce n’est pas moi.
Mais c’est une partie de moi quand même.
Du coup, j’ai envie et besoin de dire deux ou trois trucs sur Charlie ce matin avant d’aller bosser.
Pour parler, parce qu’on fait ça dans ces premiers moments de deuil. Et pour, comme beaucoup d’autres, dire en quoi je suis particulièrement touché et en quoi ces gens ont fait partie de ma vie. En quoi c’est aussi une partie de mon parcours qui a été massacrée hier.
Donc, comme à peu près tout le monde de ma génération, cette histoire commence avec Cabu dans Récré A2, et ses dessins de Dorothée et de son long nez. Nez de Dorothée qui, qu’on se le dise, restera cette année dans sa valise. Au milieu des chaussettes, rouges et jaunes à p’tits pois. Etc. etc.
Mais bon, je vais pas pour autant réécrire l’histoire ce matin et réinterpréter mon enfance à la lumière du drame d’hier, et je préfère dire les choses dans leur vérité toute nue : dans cette émission télévisée, j’étais quand même plus branché par Goldorak que par Cabu.
Pardon.
A ce propos, en parlant de Goldorak : mais t’étais où hier matin, Actarus, mais t’étais où ??????
Tu pouvais vraiment pas traverser tout l’Univers à la vitesse de la lumière pour venir buter les deux Golgoths de merde avant qu’ils ne liquident Cabu ?
Ingrat !!!!
Ça continue toujours avec Cabu, version Grand Duduche cette fois, parmi toutes les bédés qui circulent à la maison. Et des trucs plus trash qui font mon éducation, aussi….
Ensuite, et ça je l’ai découvert hier parce que je l’ignorais jusque là : je croise sans le savoir Tignous, en tant qu’illustrateur dans Casus Belli, la légendaire revue des jeux de simulation. Par exemple, j’ai appris hier sur Facebook que c’est Tignous qui avait réalisé cette couverture du fameux numéro « Spécial scénarios », un numéro que j’ai gardé pendant des années jusqu’à ce qu’il pourrisse connement avec le reste de ma collection dans une cave entre deux déménagements
Là aussi, on aurait quand même trouvé légitime qu’un mage quelconque jette en guise de reconnaissance un sort de protection de force 2D20 + 40 pour briser net les kalach des deux Grosbills au QI de 1D4 – l’infini.
Allô, le MJ, tu fais quoi ?????
Mais non, restons plutôt dans l’esprit Charlie et proclamons qu' en vrai il n’y a ni Dieu ni Maître ( de jeu).
Ensuite, ça a été les années de la renaissance de Charlie-Hebdo, dans la foulée de la Grosse Bertha et de l’opposition à la faussement appelée « Première Guerre du Golfe » (c’est le « première » qui est pas bon, si l’on tient compte de l’utilisation par les puissances impérialistes de l’Irak de Saddam Hussein pour faire la guerre à l’Iran). La guerre du Golfe, c’est le conflit qui avait été la matrice de la renaissance du journal, en rupture avec l’apolitisme misanthrope du professeur Choron. Un conflit qui en commençant la grande déstabilisation de la région par les pyromanes pseudo-pompiers de l’impérialisme est aussi quelque part la matrice originelle de cette situation de merde dans laquelle on est et qui voit des jeunes décérébrés partir se faire tuer en Irak ou en Syrie au nom du Prophète. Et s’ils ont survécu, ils en reviennent tellement azimutés et violents qu’ils peuvent faire ce qu’ils ont fait hier. Qu’ils aient choisi de tuer ces gens qui s’étaient opposés à cette intervention militaire impérialiste et qu’ils flinguent dans ces locaux plutôt que dans ceux des racistes de Minute est en soi une illustration de la légitimité de l’expression « fascisme vert » pour designer l’intégrisme islamique qui monte.
Donc, au début des années 1990, c’est l’âge d’or de Charlie Hebdo Mark II – les fans de Deep Purple comprendront - , avec tout ce qui fait qu’on aimait cette bande, qu’on avait l’impression tous les mercredi matin de retrouver ses potes pour une bonne séance de marrade et de réflexion. Je ne sais pas si aujourd’hui j’aurais le même enthousiasme pour le même contenu, peut-être, ou peut-être pas. Mais ce qui compte vraiment pour le coup, c’est les souvenirs, et ils sont très bons. Quasiment tout me passionnait dans le journal, y compris les débats entre Renaud et Cavanna sur la légitimité de la pêche, par exemple. Mais mon chouchou c’était très nettement Charb, et sa chronique dans laquelle soit disant il n’aimait pas les gens. Comme c’est une époque dans laquelle on fume encore dans les réunions, je me souviens notamment d’une des ses nombreuses chroniques anti-fumeurs dans lesquelles il expliquait quelque chose comme : « Pour qu’un alcoolique me fasse autant chier qu’un fumeur, il faudrait qu’il me vomisse sur le foie, c’est dire ». Je suis à fond Charlie dans mes années d’études à la fac de Metz, d’autant plus que la fille qui était la correspondante du journal sur le campus était terriblement jolie. Je reste encore très Charlie pendant plusieurs années, et avec ma bien-aimée d’alors, le repas de midi du mercredi est rituellement marqué par la lecture de Charlie et Télérama, tous deux sources d’interminables débats – déjà à la base pour savoir qui commence par quel journal, si ça se trouve, il faudrait revoir les images. Mais au-delà des débats, on se retrouve toujours sur l’orientation globalement un peu gaucho, irrévérencieuse, athée et rationaliste du journal. J’y ai d’ailleurs puisé mes premiers arguments anti-homéopathie avant de lire la revue de l’AFIS, et les petites chroniques d’André Langaney puis surtout de Guillaume Lecointre ont fait beaucoup pour m’intéresser politiquement à la science
Dans la bande de Charlie, il y a ceux dont on se sent toujours proche quand le temps passe. Il y a Tignous et Siné, qui nous font aussi des dessins pour la LCR. Et il y a Charb, le neveu de Siné. Charb toujours et encore. Lui se dit communiste, il est athée et rationaliste, et en plus il pilonne régulièrement les fumeurs qui me font chier, il est fin dans sa manière d’être bourrin, il est drôle et sympa, je voudrais le connaître et que ce soit mon pote.
J’ai en fait juste passé une journée en sa compagnie (partagée), lors d’un meeting anti-FN qu’on avait organisé à la fac de Metz, alors que pointaient mes premiers gros désaccords avec le journal (il menait une campagne pour faire interdire le FN par le gouvernement, c’était vraiment n’importe quoi). Le révélateur de la proximité physique et de la bouffe au resto était limpide : Charb était bien aussi humble et sympa que Val était mondain et imbu de lui-même.
Dans ceux que j’aimais bien, il y avait aussi Luz et le grand Honoré, lui aussi abattu hier, et dont j’admirais vraiment les dessins et leur style très différent du croquis de presse habituel.
Mais il y avait aussi dans Charlie ceux qui commençaient à me lasser ou à m’énerver : l’Oncle Bernard et son keynésianisme confus ; Wolinski et ses dessins pas drôles qui m’apparaissaient de plus en plus comme franchement sexistes ; et surtout l’insupportable Philippe Val, dont les éditos me mettaient de plus en plus en rage, notamment quand il parlait du conflit israélo-palestinien.
Je commençais à me lasser donc, à décrocher, et je me demandais comment Charb et Siné pouvaient continuer à supporter Val. Plus le temps passait, plus je trouvais que Charlie était une sorte de journal soc-dem en version malpolie, avec des gros mots et des nichons pour faire rebelle. Un truc un peu écolo ploum ploum, un peu mondain « anti-beauf » et un peu « beauf » en même temps. Bof.
Et évidemment, lorsque Val a viré Siné et que Charb a trahi son oncle à cette occasion, j’ai arrêté de lire Charlie-Hebdo, même par intermittence – et Siné-Hebdo m’a laissé indifférent dès les premiers numéros, que j’ai achetés par discipline militante et pour faire chier Val plus qu’autre chose.
Mais comment Charb a-t-il pu risquer sa peau face aux islamistes et en même temps se coucher devant le petit ayatollah mondain qui dirigeait alors le journal ???????
C’est flou dans ma tête, mais je crois que le dernier numéro de Charlie que j’ai acheté en kiosque, ce que je ne faisais déjà plus depuis un moment, c’était le Charia-Hebdo. Juste par curiosité, pour voir, et un peu je l’espère avec le recul, par volonté de les soutenir face aux intégristes. Mais je crois qu’au final peu de choses m’avaient vraiment fait rire ou intéressé là-dedans.
Heureusement, je pouvais encore retrouver Charb dans ses illustrations pour des bouquins (comme le cours d’autodéfense intellectuelle de Norman Baillargeon ou des trucs de Bensaïd sur Marx), ou bien encore dans Fluide Glacial ou Les Cahiers Pédagogiques – j’ai quand même plus lu Fluide Glacial que les Cahiers Pédagogiques, il faut être honnête.
Mais je n’étais plus Charlie depuis longtemps, et le Charlie en moi pouvait dire « Val m’a tuer ».
Voilà.
N’empêche que la tuerie d’hier m’en a fichu un sacré coup.
Les salauds qui les ont assassinés auront réussi à nous rappeler pourquoi on les a tant aimés, et pourquoi malgré l’éloignement je les préfère toujours à tant d’autres qui auront largement abusé sur le thème « Charlie-Hebdo islamophobe ».
"-Est ce que vous pouvez comprendre quand même que des musulmans non islamistes soient choqués par cette Une ?
- Mais oui, mais qu’ils soient choqués ! Moi-même quand je passe à côté d’une mosquée, d’une église ou d’une synagogue, quand j’entends les conneries qui se disent à l’intérieur, je suis choqué.
Mais ce n’est pas pour ça que je vais mettre le feu au bâtiment. »
(Charb ,à la sortie de Charia-Hebdo, après l'incendie de leurs locaux)
“Je n’ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. C’est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux.” (Charb)
YK