Depuis quelques jours, on a l’impression que notre petit monde a basculé et que nous sommes entrés dans la 4e dimension. Pour plein de raisons. A cause des prises d’otages en direct à la télé, de la difficulté à prendre la mesure du fait que des dessinateurs ont été abattus par un commando vengeur du Prophète, de la découverte du fait que Charb avait une relation amoureuse avec une pointure de l’UMP, et de toutes ces choses. Toutes ces choses violentes ou tendres, mais fondamentalement étranges.
Mais il faut dire que quand même, au milieu de tout ce chaos, on a vécu des trucs qu’on aurait jamais pensé vivre et qui confinent à l’absurde. On échappe malheureusement à un paquet de couvertures auxquelles on a échappées, et on se prend à avoir encore plus de regrets quand on pense à ce que nos chers disparus auraient dit du fait que les cloches de Notre –Dame ont sonné en leur mémoire et, tant qu’à faire, que la Bourse de New-York affiche qu’elle est eux.
Face à tout ça, maintenant que Charb, Tignous and co ne sont plus là pour se défendre eux-mêmes, je ne sais pas quoi dire de plus pour exprimer mon effarement que ce qu’a dit Nabila de manière parfaitement prémonitoire : « Non mais, allô, quoi ! »
Au-delà de tout ça, je voudrais quand même aborder la question problématique du sens politique à donner à la gestion de l’événement et de l’émotion qui l’accompagne. Sur deux questions importantes : les réactions d’élèves musulmans, et surtout la grande cérémonie d’unité nationale de ce week-end.
Sur ceux qui ne sont pas Charlie
Un article du Monde témoigne de difficultés qu’il y a pu y avoir parfois à gérer la journée de deuil national dans des bahuts et parfois même à y faire respecter la minute de silence :
Le passage sur le fait que les meurtriers auraient dû se contenter de tuer Charb mais que flinguer les autres c'est quand même abuser est vraiment glaçant.
Ceci dit, c'est le problème avec le slogan "Je suis Charlie", qui à force de se multiplier devient un "Nous sommes tous Charlie" : présenter les choses sous cet angle-là est un peu maladroit en contexte scolaire, car il demande une identification quasi moralement obligatoire, ce qui peut provoquer un réflexe assez logique sur le thème "Je ne suis pas Charlie". Autrement dit "vous ne m'assignerez pas une identité qui n’est pas la mienne, et qui est même celle de gens que je méprise". Et il faut reconnaître le droit aux musulmans, jeunes et moins jeunes, à ne pas « être Charlie ». Très exactement parce qu’il faut tout faire pour que ces élèves acceptent l’idée selon laquelle Charlie est différent d’eux, précisément, et a le droit de se foutre de la gueule de leurs croyances, même violemment. C’est quand même beaucoup demander à des musulmans que d'attendre plus ou moins qu'ils disent qu’ils sont Charlie. C’est un peu comme si les terroristes avaient plutôt dézingué la rédaction de Minute, et qu’on me demandait de marquer mon respect dans un contexte où tout le monde autour de moi dit qu’il est Minute. Ça provoquerait chez moi une petite crispation identitaire, quand même, et je tiendrais à coup sûr à préciser que « Je ne suis pas Minute ».
A tout prendre, il y a plus de logique voire quelque part de respect à dire « Je ne suis pas Charlie », pour ceux qui se sont sentis offensés par les dessins de Charlie – c’est leur droit, comme c’est le droit de Charlie de publier des dessins qui les offensent -, que dans le défilé de tous les faux-cul qui célèbrent Charlie-Hebdo en s’affichant « Je suis Charlie » alors qu’ils savent eux précisément que Charlie les déteste. La Bourse de New-York, sérieux ! Quand on voit d’où viennent certains hommages, on se dit que les pauvres humoristes doivent se retourner dans leur tombe – ou leur urne – avant même de s’y retrouver.
Par ailleurs, si au-delà des différences ce qu’il s’agit de célébrer c’est la liberté d’expression, tout cela serait quand même plus crédible si il ne fallait pas le faire à la remorque d’un gouvernement qui a choisi de lutter contre l’antisémitisme de Dieudonné… en interdisant administrativement son spectacle ! Là, on comprend quand même un peu la perception d’un « deux poids deux mesures » chez des jeunes musulmans , même si il faut rappeler qu’interdire un spectacle ce n’est pas la même chose non plus que d’envoyer un commando du GIGN buter l’auteur et ses complices.
Ce qui nous amène tout directement à l’autre problème politique du jour, celui des marches « républicaines » de ce week end.
Unité nationale mon cul ! [c’est pour être plus Charlie que je convoque mon postérieur dans ce titre]
Voici d’abord le communiqué de Lutte Ouvrière, qui sur ce sujet colle très bien à ce que je pense mais aussi ressens :
Contre un attentat barbare et contre ceux qui l’exploitent au nom de « l’unité nationale »
Lutte Ouvrière partage la profonde indignation provoquée par l’attentat commis le 7 janvier à Paris. Nous exprimons notre émotion et notre solidarité avec la rédaction de Charlie Hebdo et avec les proches des victimes, que pour certaines nous connaissions, ce qui nous touche d’autant plus.
Cet attentat est un acte ignoble. Il a visé des journalistes pour ce qu’ils ont dessiné et écrit, ainsi que ceux qui les protégeaient. Ceux qui emploient de telles méthodes ne sont pas seulement des ennemis de la liberté d’expression et de la liberté de la presse, ils sont par là même des ennemis des travailleurs, de leur liberté de s’exprimer et de s’organiser. Quelle que soit l’idéologie dont ils se réclament, leurs méthodes visent à imposer la dictature sur une population ou une fraction de population. Le terrorisme, qu’il soit employé par les États ou par des groupes cherchant à constituer un pouvoir d’État, vise à faire taire toute expression divergente, et il frappe toujours et surtout la liberté des opprimés de lutter contre l’exploitation qu’ils subissent.
En même temps, nous ne pouvons qu’être choqués par l’exploitation politique qui est faite maintenant de cet évènement par différents partis politiques et surtout par le gouvernement de François Hollande et Manuel Valls. En appelant à l’unité nationale à partir de cet événement, il cherche à restaurer dans l’opinion un crédit qu’il a largement perdu de par toute sa politique. Il veut en particulier justifier, par cet attentat attribué à ce qu’on appelle des « djihadistes », les interventions de l’armée française en Afrique et au Moyen-Orient.
En agissant ainsi et alors qu’il prétend les défendre, le gouvernement trahit la mémoire des journalistes assassinés eux-mêmes. Ils étaient non seulement des ennemis irréductibles des idéologies religieuses, mais aussi des anti-militaristes opposés à toutes les expéditions militaires. Mais de plus, par une opération qui au fond est symétrique de celle que voudraient faire les « djihadistes », le gouvernement voudrait imposer sa politique comme la seule possible. Or les manœuvres et les opérations militaires des puissances impérialistes, menées en Afrique et au Moyen-Orient pour faire prévaloir les intérêts des grandes sociétés occidentales, portent elles-mêmes une lourde responsabilité dans le développement de bandes armées sans contrôle qui agissent dans ces pays, mais qui cherchent aussi à agir ici.
C’est pourquoi Lutte Ouvrière ne participera pas à des manifestations visant à faire prévaloir une unité nationale dans laquelle pourront se retrouver différentes forces politiques, du Parti socialiste à la droite et au Front national. L’instrumentalisation de l’attentat à Charlie Hebdo de leur part, pour des objectifs auxquels les journalistes assassinés eux-mêmes étaient opposés, est indécente, sans oublier la façon dont certains de ces partis chercheront à l’exploiter dans un sens raciste et xénophobe. Il n’est pas question de nous retrouver au côté de partis qui portent une grande part de responsabilité dans la situation de crise et dans la montée de la barbarie à laquelle on assiste et dont l’attentat à Charlie Hebdo n’est qu’une manifestation de plus.
Lutte Ouvrière exprime encore une fois toute son indignation, sa solidarité avec les victimes et leurs proches, et continuera à lutter pour la liberté d’expression et de critique, à commencer par la liberté des travailleurs et de tous les exploités de lutter contre cette société capitaliste d’exploitation et d’injustice, que toute la politique de ce gouvernement vise à maintenir."
En effet
C'est pas parce qu'on a le cœur brisé qu'il faut avoir le cerveau en compote et se prêter à toutes les manipulations. J’ai ressenti le besoin d’aller au rassemblement de mercredi, je n’ai aucune envie de participer aux marches « républicaines » de ce week-end, qui ont été directement convoquées par le Président de la dite République.
Je n'y vais pas non pas parce qu'il y a éventuellement Le Pen – manifester éventuellement avec Le Pen… La 4e dimension, je vous dis ! - , je n'y vais pas à la base parce qu'il y a Hollande, Sarkozy et toute la clique. Et tant qu’à faire, je trouve que si on est prêt à manifester avec Sarkozy et Valls sur un truc aussi vague que la République et les libertés, il faut accepter d'avoir Le Pen à ses côtés, c'est plus cohérent.
J’ai déjà pas envie d’aller républicainement chanter la Marseillaise aux côtés de Mélenchon, alors avec le PS et l’UMP, vous pensez…
Sérieusement,, vous vous voyez marcher aux côté de Sarkozy ou même de Valls ? Défendre la liberté et la tolérance aux côtés des expulseurs de sans-papiers, aux côtés du Premier Ministre qui trouve que les Roms ne sont pas intégrables dans leur belle « République » ? Et surtout, tout cela reviendrait de fait à marcher derrière Hollande, qui est celui qui a imaginé ce scénario d’ « Union Nationale » dont il a tant besoin en ce moment.
Il y a eu et il y aura d'autres occasions d'exprimer sa peine et son inquiétude, et de rendre hommage aux victimes en respectant leur mémoire plutôt qu'en l'insultant un peu quand même en marchant aux côtés de leurs ennemis.
[Quoique… apparté "Closer":
En fait, maintenant que j'ai découvert que Charb était amoureux d’une ex ministre UMP, qui sait ce qu'il aurait voulu ? Je suis halluciné et même un peu horrifié, je ne comprends pas comment c'est possible, une chose pareille. Sérieux.
N'empêche que j'ai déjà envie de voir le beau film qu'Hollywood pourrait tirer de cette histoire fascinante. Et ça sera difficile pour l'actrice d'être aussi impressionnante et pleine de vie que Jeannette Bougrab dans les interviews qu'elle donne en ce moment.]
Bref, je comprends bien la volonté des amis de se retrouver encore une fois dans la rue pour se tenir chaud face à l’actualité glaciale et d’exprimer son indignation et sa solidarité. Mais faire une action collective comme ça, un défilé… une manif, quoi, ça a un sens forcément politique, surtout quand c’est organisé par le gouvernement.
Je comprends la volonté de « nous » retrouver face à « eux », mais toute la question est de savoir qui est ce « nous », ce qu’il recouvre. Je ne fais pas partie du même "nous" que Hollande et Sarkozy, en aucune manière. Le fait d'être français (c'est ça le "nous" ? Sûrement puisque Hollande à appelé à une marche d’ « unité nationale ») non seulement ne signifie rien pour moi (en dehors des coupes du monde de foot et surtout des matchs de l'équipe féminine de handball), mais insister là dessus peut très bien être envisagé comme un facteur de division (entre travailleurs de différentes nationalités). Nous... les quoi ? Les français ? Les gens bien ? Les quoi ?
Un "nous", ça n'existe pas vraiment en soi, ça se construit, et je n'ai pas envie de participer avec Hollande à la construction de ce "nous"-là.
Par ailleurs, le trip « mais non c’est juste une manif de citoyens, non à la présence des partis politiques », ça ne me séduit pas plus, loin s’en faut. A ce propos, il est significatif de voir comment un bon texte dont le titre initial lors de sa mise en ligne était « Unité Nationale ? C’est non », a vu son message complètement modifié par le journal Regards qui l’a publié sous un nouveau titre, qui est désormais « Unité populaire, oui. Unité des partis, non". Ce qui change complètement le sens du truc, qui passe d'un discours anti-impérialiste à une sorte de discours populiste anti-parti, illustrant bien la dégénérescence en cours dans cette mouvance.
http://www.regards.fr/web/article/unite-nationale-c-est-non
Mais « nous » les travailleurs, les exploités, les antiracistes et les anti-impérialistes, les enragés par la misère du monde, les dégoûtés de la stupidité et de la violence des religions, nous autres, quoi, on se retrouvera bien dans la rue une autre fois.
Avec sans doute des dessins de Charb, Honoré ou Tignous sur les pancartes.
YK