Une bonne surprise dans le Diplo de ce mois-ci ! Car en y voyant en page 3 un article intitulé « Le spectre du pachamamisme » et sur-titré « Des droits pour la Terre ? », il y avait a priori de quoi être éventuellement inquiet. En effet, le Monde Diplomatique publie des articles relevant de deux courants non seulement différents mais franchement opposées de la gauche :
souvent, il présente des textes issus de fractions « écolos » de la mouvance alter, dont la critique de la science propose ou bien une forme de relativisme, ou bien une forme de complaisance vis à vis de celui-ci, mais en tous cas une technophobie solidement ancrée et unilatérale1.
parfois, et c'est tout à son honneur - de mon point de vue...- il publie des textes rationalistes éventuellement critiques de ces courants ou d'autres formes d' obscurantisme présents à gauche de l'échiquier politique. On peut ainsi y lire, à l'occasion, des articles de Noam Chomsky, Jean Bricmont ou Jacques Bouveresse, ou bien encore une dénonciation des mythes conspirationnistes autour du 11 septembre2.
C'est bien de cette deuxième catégorie dont relève le texte de Renaud Lambert paru ce mois-ci, et dont la lecture est à la fois instructive et stimulante. Je ne vais pas le citer en détails – le numéro en question est en kiosques, allez-y ! - , mais juste en restituer les aspects qui m'ont le plus frappés, pour donner envie de le lire.
Le point de départ est celui du constat d'un succès croissant de la figure de la Pachamama - la Terre-Mère - dans des milieux altermondialistes soucieux, face à ce qu'ils appellent la « crise écologique globale », de donner des « droits » à la Terre. Ce succès a été éclatant, dès avant la réunion de Cochabamba sur le climat, lors du deuxième sommet continental des peuples et nations indigènes de 2004, dont la déclaration finale affirme :
« Nos ancêtres, nos grands-parents nous ont enseigné à aimer et à vénérer notre féconde Pachamama, à vivre en harmonie et en liberté avec les espèces naturelles et spirituelles qui coexistent en son sein. »
Les « espèces spirituelles » dans la nature ? On se croirait dans Avatar....
On peut s'étonner de cette intrusion spiritualiste dans une déclaration politique indigéniste et se demander ce que cette notion vient faire là . Les tenants forcenés du relativisme culturel diront peut -être que ce serait une forme d'impérialisme idéologique que de projeter sur les indiens d'Amérique Latine la notion typiquement française de « laïcité ». D'autres progressistes européens, à la manière de Voltaire en son temps, trouveront sans doute que, si eux-mêmes sont bien évidemment au-dessus des croyances et de la religion, si celles-ci sont du goût du peuple, hé bien tant pis – ou même tant mieux, dans le cas de Voltaire, qui en bon bourgeois appréciait le caractère socialement conservateur des croyances religieuses, la peur du dieu ou de la déesse étant peut-être aussi efficace que celle du gendarme.
E tous cas, cette intrusion semble ne pas du tout gêner des intellectuels écosocialistes du NPA, Sandra Invernizzi et Daniel Tanuro, qui, dans une critique des limites de la Déclaration de Cochabamba, pointent toute une série de manques en termes de radicalité sociale notamment, mais ne voient pas de problème à la présence d'un concept religieux dans ce genre de texte. Bien au contraire, même :
« Certains progressistes qui soutenaient en général la démarche du sommet ont émis des réserves par rapport à une approche de la justice climatique basée sur les droits de la terre-mère. A la lecture de la Déclaration, force est pourtant de constater que cette conception de la terre mère comme source de toute vie et de son droit à vivre en équilibre apporte une approche tout à fait nouvelle et intéressante du "droit à vivre dans un environnement sain". Sans adhérer nécessairement à la conception spirituelle ou mystique que les populations indigènes d’Amérique latine ont de leur rapport à Pachamama, on ne peut que constater que, au-delà des références culturelles différentes, les mises au points très claires de la déclaration face à la politique mondiale de marchandisation et de pillage de la nature permettent à des cultures totalement différentes de se rejoindre sur un objectif commun: faire reculer la logique de profit et d'exploitation qui hypothèque le droit des peuples à vivre dans une situation climatique stable. Face à la crise environnementale, il est indéniable que la vision cosmologique des peuples indigènes, basée sur l’idée que la matière et l’énergie circulent sans cesse au sein de la nature considérée comme un tout, constitue un apport précieux, qui doit être apprécié à sa juste valeur. »3
La cosmologie mystique au secours de la pensée écologiste. On a les points d'appui que l'on se choisit....
En France, c'est semble-t-il dans Attac que la vague pachamamesque a été la plus forte, au point de poser sérieusement la question des droits de la Terre-Mère comme thème de discussion central de la dernière université d'Eté de l'association4. La nouvelle « éducation populaire » consisterait-elle dorénavant à reprendre à son compte et à diffuser des croyances religieuses ?
Il s'est même crée dans l'Hexagone une revue « d'écopolitique internationale » qui a fait de la Pachamama son nom de baptême [pardon pour le syncrétisme]5. Le rédacteur en chef en est Patrick Farbiaz, responsable des relations internationales chez les Verts, on n'est donc pas exactement à la marge de la marge de la mouvance écolo, me semble-t-il.
La popularité de la notion dans les milieux alter et écolo est aussi liée à celle du Président bolivien Evo Morales, qui en est un promoteur décisif. Renaud Lambert rappelle qu'en janvier 2006, lors de son investiture, M. Morales a remercié la Pachamama pour sa victoire – alors qu'en Equateur, la notion de Pachamama figure carrément dans la Constitution.
Mais pourquoi s'en offusquer ? Quel est ce « scientisme occidental » insupportable qui vient condamner cette vision du monde ?
J'ai la faiblesse de penser que ce mode de pensée religieux n'est pas un bouillon de culture d'idées forcément progressistes, et que l'on ne gagne rien à faire passer au second plan une vision matérialiste du monde. Par exemple, si les propos douteux de Morales sur l'homosexualité - qui serait provoquée en Occident par le poulet aux hormones6 - apparaissent effectivement douteux - on ne voit pas très bien ce qu'il a voulu dire, des problèmes de traduction seraient en cause -, comment ne pas faire le lien entre la vision pachamamesque de Morales et la limpidité obscurantiste de ses explications sur le tremblement de terre au Chili, qui serait le résultat, non pas de la tectonique des plaques, mais de la colère de la Terre Mère agressée par la folie des hommes 7?
Mais si ce tremblement de terre chilien est bien une sorte de punition divine, comme le pense Morales... comment expliquer alors les désastreux incendies qui ont ravagé l'Amazonie bolivienne l'été dernier au point d'être considérés parfois comme une catastrophe sans précédent8 ? Quel aspect de la politique de Morales la Pachamama aurait-elle ainsi voulu sanctionner en répandant sa colère carbonisante ? Plutôt que de prières à la déesse mère, le peuple bolivien n'a-t-il pas besoin avant tout d'investissements en très classiques équipement anti-incendies tels que des canadairs et autres bidules technologiques dramatiquement absents du pays ?
Dans ce contexte un peu délirant, le papier de Renaud Lambert amène un peu de recul et de réflexion critique bienvenus. Je veux simplement attirer l'attention sur trois axes de sa réflexion, qui me semblent éclairants :
Tout d'abord, l'auteur estime que cette vision de peuples indigènes vivant en harmonie avec la nature et célébrant traditionnellement une pachamama bienfaisante est une erreur de perspective sur le plan ethnologique. Il cite des ethnologues et anthropologues qui montrent comment l'identité « indienne » ne va pas de soi chez les premiers concernés, et qu'elle est un enjeu politique, avec même une construction contemporaine de la tradition par les tenants de l'indigénisme - qui rappelle la manière dont certains intellectuels nationalistes en Europe ont au XIXe siècle rebâti la culture voire même la langue de leur « nation » pour précisément reconstruire celle-ci, dans un contexte où cette identité s'était effacée dans la population. Quitte, pour les indigénistes contemporains, à produire des « patchworks surréalistes » au regard de la tradition.
Deuxième point : ces patchworks culturels, s'ils ont une fonction politique « interne », ont aussi un pouvoir de séduction très fort vis à vis de populations « occidentales » toujours prêtes à ressusciter le mythe du bon sauvage – celui-ci, de nos jours, n'est plus seulement parfaitement gentil avec les autres, mais aussi bien évidemment avec la Nature. Ainsi, les artisans pourront sur les marchés latino-américains approvisionner en objets récemment devenus rituels les altertouristes en quête d'authenticité pachamamesque. Il doit bien y avoir de ça dans l'engouement alter pour la Terre-Mère, comme il y avait de ça dans la mode à hippy consistant dans les années 1970 à aller trouver la « sagesse » dans les traditions orientales et notamment indienne [ sans voir tout ce qu'il y avait, et tout ce qu'il y a toujours, d'effroyablement sexiste et raciste dans la division en castes héritée de l'hindouïsme]
Enfin, et surtout, Renaud Lambert pointe du doigt la tension entre le pseudo-traditionnalisme écolo et la modernité sociale. Quid des ressources en hydrocarbures dans ces régions ? Faut-il ne pas les exploiter pour ne pas encourir les foudres de la Pachamama blessée, ou plutôt mettre son exploitation au service des intérêts populaires ? S'inquiétant de la « pachamamisation des discours », Renaud Lambert cite un cas éloquent de la manière dont la radicalité écolo-mystique, qui flirte avec l'anti-humanisme, peut très bien servir de cache-sexe à la mise en berne des aspirations économiques et sociales :
« Il s'avère parfois plus aisé de "défendre les Indiens" en reprenant à son compte un discours cosmogonique qu'en bousculant le modèle socio-économique qu'ils contestent. Lors d'une allocution prononcée le 20 avril 2010, le ministre des affaires étrangères bolivien -et indien -, M. David Choquehuanca, défendait la conception indigène du monde : "Le plus important, ce sont les rivières, l'air, les montagnes, les étoiles, les fourmis, les papillons (…). L'homme vient en dernier.". Une semaine plus tard, il accueillait favorablement la proposition du groupe Bolloré d'exploiter les réserves de lithium de la Bolivie (les plus importantes au monde), puisque l'industriel français avait promis (sans rire) de travailler "en harmonie avec la Pachamama" ».
Si l'homme vient en dernier, il devient donc effectivement plus facile de s'accommoder des mécanismes d'exploitation de l'homme par l'homme qui existent encore sous le capitalisme.
Yann Kindo
1Voir par exemple :
- le blog « Puces savantes » : http://blog.mondediplo.net/-Puces-savantes-
- cet éloge sidérant d'un groupe purement technophobe : http://www.monde-diplomatique.fr/2010/05/RIVIERE/19113
- une intrusion d'Isabelle Stengers : http://www.monde-diplomatique.fr/2009/09/STENGERS/18120
2http://www.monde-diplomatique.fr/2006/12/COCKBURN/14270
3http://www.npa2009.org/content/sommet-des-peuples-de-cochabamba-quelques-commentaires-critiques-sur-la-declaration-finale
4http://www.liberation.fr/terre/0101653429-attac-pachamama-mia [des témoignages d'amis ayant assisté à ces débats confirment l'importance que lui a donné la journaliste de Libération]
5http://www.radioethic.com/les-emissions/initiatives-et-solidarite/actions-internationales/pachamama-le-magazine-gratuit-d-ecologie-politique-internationale.html
6http://www.liberation.fr/monde/0101631600-le-poulet-aux-hormones-rend-chauve-et-homosexuel-selon-evo-morales
7http://imposteurs.over-blog.com/article-dieu-1---gaia-1-la-balle-au-centre-49072021-comments.html
Voir aussi sur le même site ce commentaire sur le caractère « anti-humaniste » de la notion de droits de la Terre-Mère :
8http://www.actulatino.com/2010/08/25/bolivie-les-brulis-devastent-des-milliers-d-hectares-les-autorites-sont-impuissantes/