Parmi la floppée de charlatans, gourous et autres figures charismatiques illuminées qui ont émergé au XXe siècle, il en est un dont la postérité et le crédit qui lui est encore accordé ne cessent de m’étonner : ce bon vieux Wilhelm Reich. Pour celleux qui ne connaissent le bonhomme, je vous la fais court : Reich (1897-1957) était un médecin, psychiatre et surtout psychanalyste passé à la postérité en tant que penseur majeur du « freudo-marxisme », un machin qui est à Marx ce que le« raëlo-darwinisme » est au grand Charles.
Bizarrement, si ce brave Raël ou - dans un registre plus proche de ce qui nous préoccupe ici - l’immense Juan Posadas[1] sont bien perçus par la grande majorité de la population (pour celle qui en a entendu parler, tout au moins) comme des fous dingues aux théories complètement loufoques, Reich continue imperturbablement de passer dans des milieux gauchistes pour un penseur sérieux à prendre en considération. Je m’en étais rendu compte quand je militais à la LCR, où les œuvres de Reich telles que La lutte sexuelle des jeunes ou La Révolution sexuelle continuaient d’être recommandés dans les années 1980s. « Du cul, du cul, du cul », c’est la recette pour avoir du succès et capter du temps de cerveau disponible, la marionnette d’Etienne Mougeotte dans les Guignols l’avait déjà compris.

Remarquons que cette aura n’a pas enveloppé tous les esprits trotskystes : si LO s’est toujours soigneusement éloigné de toutes les délires selon lesquels la révolution passerait d’une manière ou d’une autre par les caleçons et la libido, le courant lambertiste a marqué de son empreinte cette Histoire complètement anecdotique en excluant de ses rangs le sympathique intellectuel Boris Fraenkel pour avoir publié des textes de Reich. Mais Reich était très populaire dans une grande partie de l’extrême-gauche trostko-anarcho-post Mao etc., et, chose très surprenante, il l’est resté, comme si l’histoire et l’avancée des connaissances n’avait aucune prise sur ces milieux, pas plus en ce qui concerne le dingo Reich que l’escroc Freud. Alors que, nous le verrons plus bas avec la vidéo que je veux présenter ici, Reich était en fait une sorte de Rudolf Steiner de gauche, peut-être en plus loufoque encore.
Pourtant, en 2017, le revue Contretemps publiait encore un éloge de Reich et de sa Psychologie de masse du fascisme, un livre majeur qui explique en gros la montée du fascisme en Allemagne et en Italie dans les années 1920 et 1930 par les problèmes de libido des chemises noires et des SA (pour aller vite et pour rire un peu, mais c’est à peine caricaturé).

Contretemps nous le dit : « Trop freudien pour les marxistes, trop marxiste pour les freudiens, Reich est dans les années 30 un intellectuel hérétique qu’aucune des églises laïques du communisme et de l’inconscient n’arrive à assimiler. » L’article ne soulève pourtant pas l’hypothèse évidente selon laquelle Reich était inassimilable par ces deux "Eglises"-là parce que lui était encore plus irrationnel et cinglé qu’elles…
Preuve que l'on est bien dans le grand n'importe quoi, c'est désormais la militante identitaire prétendument de gauche Houria Bouteldja qui s'est entichée de Reich, et qui le convoque récemment pour nourrir son imaginaire... heu... imaginaire. Elle le fait ici, là et même, me dit-on, dans son livre (d'autofiction) Beaufs et barbares.
Cette légende dorée de Wilhelm Reich a amené certains milieux trotskystes à fantasmer à rebours une rencontre et une collaboration entre Reich et Trotsky, qui n’a en fait jamais débouché au-delà des premiers contacts. Un article est paru en 1980 autour de la très brève correspondance de ces deux figures entre 1933 et 1936, en en faisant semble-t-il grand cas pour pas grand-chose. L’effort a été poursuivi et amplifié en 2004 par Jacquy Chemouni dans son ouvrage Trotsky et la psychanalyse. Ce livre est un peu déroutant, dans le sens où il s’agit d’un plutôt bon travail de recherche qui fournit au lecteur tous les éléments nécessaires… à l’infirmation de sa propre thèse ! Celle-ci, en se fondant en arrière-plan sur la popularité du freudisme au sein des milieux surréalistes plus ou moins proches du trotskysme, postule que Trotsky adhérait en fait à un « freudo-marxisme pavlovien ». Or s’il est clair que Trotsky, comme l’ensemble des bolchéviques et en premier lieu de Lénine, était un fervent soutien d’Yvan Pavlov et de son approche matérialiste et scientifique de la psychologie, il n’a manifesté pour le freudisme qu’un intérêt ponctuel, largement impressionniste et en fait mal informé. Il espérait ainsi que Freud veuille bien soumettre ses supposées géniales intuitions à la rigueur des méthodes expérimentales qui étaient celles de Pavlov - alors que Trotsky n’a pourtant jamais pensé à demander à un capitaliste d’abolir le profit. Chemouni fournit tous les éléments pour le comprendre, notamment en rapportant l’attitude de Trostky lorsque sa fille Zina est passée entre les mains d’un psychanalyste -et que sa situation s’est aggravée-, ou bien encore, justement, en retraçant les réactions du Vieux lorsqu'il lui a été proposé de rencontrer Wilhelm Reich.
En octobre 1933, Reich est réfugié à Copenhague et écrit une première lettre à Trotsky. Trotsky lui répond brièvement un mois plus tard, acceptant les contacts politiques, mais se déclarant surtout ignorant dans « le domaine » exploré par Reich dans sa proposition épistolaire : Reich, en bisbille avec le KPD, envisage la création d’une « organisation de masse spécifique » pour utiliser le « levier puissant » de la sexualité en vue de mobiliser « les masses apolitiques ou passives » (lettre reproduite p. 83-85 du livre de Chemouni). Trotsky donne l’impression de ne pas être très intéressé par ce charabia, mais sans vouloir non plus simplement envoyer balader un éventuel allié qui lui permettrait d’influencer le KPD ou les milieux qui gravitent autour de lui. D’après archives de Trotsky, leur correspondance ne semble reprendre qu’en septembre 1935, encore une fois à l’initiative de Reich. Reich propose une rencontre, que Trotsky accepte. Il existe un témoignage à propos de cette rencontre du début de l’année 1936 : une lettre du militant trotskyste Heinz Epe au communiste américain Albert Glotzer (reproduite par Chemouni p. 89). A son aune, Trotsky semble avoir été très sceptique vis-à-vis des théories de Reich, puisque Epe, qui critique Reich en lui reprochant d’avoir outrepassé les limites du champ d’action de la psychanalyse, signale que : « LD [Trotsky] lui a donné une magistrale leçon de pensée matérialiste dialectique ». Bref, ici s’arrête le supposé « freudo-marxisme » de Trotsky, et c’est surtout l’évolution de Wilhelm Reich qui nous intéresse pour la suite.
En effet, après avoir quitté l’Allemagne, où il était gravement en danger parce que juif et communiste, Reich séjourne dans quelques pays européens avant de s’installer en 1939 aux Etats-Unis. Il finit par se fixer en 1945 dans le Maine et y créer son propre centre de recherches en biologie de la sexualité. S'il est pendant quelques mois emprisonné en 1941 – 1942 – du fait de la paranoïa du patron du FBI Hoover, selon Wikipédia - , c’est aussi derrière les barreaux d’une prison qu’il finit ses jours en 1957. Mais cette fois-ci non pas pour de nobles raisons politiques dans le contexte de la guerre froide : Reich était poursuivi par la justice américaine pour charlatanisme et tromperie médicale après avoir entrepris de vendre aux crédules, et notamment à des malades du cancer, une machine qui capterait l’ « orgone » - une énergie salvatrice et bien entendu sexuelle que Reich pensait avoir découvert seul dans son coin du Maine.
J’en arrive ainsi et enfin à la motivation première de ce billet : vous conseiller de regarder toutes affaires cessantes la vidéo que l'excellent G. Milgram vient de consacrer à cet épisode ubuesque de la vie de Reich. C'est très documenté, fort intéressant, et bien marrant. Vous y découvrirez comment, après avoir tenu la jambe de Trotsky, Reich s’est carrément accroché à celle d’Einstein, avec encore moins de succès et en prélude à une fuite en avant toujours plus délirante dans la pseudo-science.Cette dérive accrue l'a amené à entrer en guerre cosmique contre les extra-terrestres (authentique, regardez la vidéo) , contrecarrant ainsi les plans de Posadas en matière de transition au socialisme (voire note 1 à nouveau).
Pour conclure sur une note malgré tout positive, je voudrais souligner avec deux autres vidéos que ce moment « gourou dingo » de la vie de Reich n’a pas eu que des conséquences négatives, puisqu’il a inspiré deux titres d’artistes que j’aime beaucoup.
Tout d’abord, en 1973, c’est le groupe de rock psychédélique Hawkwind – celui où a commencé Lemmy de Motörhead - , qui vantait les mérites de l’ "Orgone Accumulator ». Car oui, quand on est lourdement sous acides, les théories de Reich passent beaucoup mieux.
Enfin, en 1985, c’est la grande Kate Bush qui évoquait dans son « Cloudbusting » une autre invention délirante de Reich narrée par G. Milgram : le bâton à zorglondes qui fait pleuvoir.
Pour le coup, étant donné le changement climatique, on aurait bien aimé que pour une fois un truc de Reich ne soit pas de la pure arnaque.
Je conclurais en proposant le théorème suivant à propos des discussions dans nos milieux :
"Quand un camarade te cite Gramsci, Deleuze ou Foucault, on peut supposer qu'il est train de raconter n'importe quoi.
Mais quand un camarade te cite Wilhelm Reich, tu peux être absolument certain qu'il raconte vraiment n'importe quoi."
Yann Kindo
[1] Posadas était un dirigeant trotskyste argentin qui expliquait en gros que le socialisme serait apporté sur Terre par des extra-terrestres.