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Billet de blog 17 mai 2015

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Pourquoi je serai en grève mardi 19 mai

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" il faut cesser également la distinction entre l’enseignement général et l’enseignement professionnel, la division en écoles accessibles à tous et en écoles réservées aux classes privilégiées. L’école unique doit constituer une échelle unique que tout élève de la république socialiste peut et doit gravir en commençant par l’échelon le plus bas : le jardin d’enfants et en terminant par le plus haut : l’Université. "

[Nicolas Boukharine, "L'ABC du communisme"]

Plusieurs syndicats appellent à une journée de grève dans l’Education Nationale ce mardi 19 mai 2015, pour s’opposer au projet de réforme des collèges porté par l’actuel ministère. Je voudrais expliquer ici pourquoi je ferai cette grève, et du coup en profiter pour dire deux ou trois choses plus générales autour de ce métier que j’aime beaucoup et des difficultés qu’on rencontre pour faire réussir les élèves.

Mais d’abord, je voudrais éliminer les raisons qui sont celles qui ne me poussent pas à faire grève :

Je ne fais pas grève du fait d’un amour immodéré pour les journées rituelles sans lendemain dont nous nous sommes fait une spécialité dans l’Education nationale. On n’a jamais rien gagné avec une journée de grève isolée, ça se saurait, et le caractère rituel de la chose les affaiblit sans doute au fur et à mesure que le temps passe, c’est vrai. A la limite, ces journées de grève, pourraient fatiguer la combativité, si l’on veut. En plus, en général, je suis plus enthousiasmé  par les grèves à caractère interpro qui ont un contenu « de classe » plus marqué, plutôt que les grèves « de prof » stricto sensu. Mais il se trouve que j’ai « raté » la dernière grève qui avait ce caractère interpro, celle de la fonction publique, parce qu’elle est tombée un jour où sur mes deux seules heures de cours j’avais prévu depuis longtemps une conférence avec un invité,  que je ne voulais pas annuler. Mais du coup, être présent au bahut un jour de grève m’a foutu un sentiment de honte qui me colle à la peau et qu’il faut que j’expie un peu en me saisissant de la première opportunité. Et malgré tout, la journée du 19 est une bonne opportunité. Ce n’est qu’une journée, encore une fois, mais un peu comme les élections, à défaut de pouvoir gagner quoi que ce soit, ça permet de prendre un peu la température de la combativité et de l’état d’esprit dans le milieu concerné. Ainsi, même si ça ne change pas la face du monde, et que pour cela il faudrait des vrais plans de lutte mobilisateurs sur les questions fondamentales qui touchent l’ensemble des travailleurs,  il est toujours mieux d’avoir un gros pourcentage de grévistes d’un côté et d’avoir de bons scores de l’extrême-gauche aux élections de l’autre. Dans la pratique, le « je ne fais pas grève une  journée parce que ça ne sert à rien » de mes collègues gauchistes qui comme moi en veulent plus ne se distingue pas de la non-grève des collègues apathiques, démoralisés, dépolitisés ou même réacs.

Je ne fais pas grève pour rater une journée de cours supplémentaire au mois de mai (surtout pour une journée où du coup je perds une partie de mon salaire du fait de la grève). Parce que c’est vrai que le 19 mai ça tombe mal, qu’il y en a ras-le-bol de ce gruyère du mois de mai qui empêche de bosser dans la continuité et qui affaiblit considérablement les enseignements à cette période. Mais, en général, ce n’est pas le mouvement ouvrier qui dicte le calendrier des attaques patronales et gouvernementales (pour autant qu’on puisse les distinguer), et il vaut mieux réagir quand le débat public a lieu plutôt que quand c’est de toutes façons plié (ce qui serait aussi reproché aux syndicats organisateurs, du coup…)

Enfin, et surtout, je ne fais pas grève pour mêler ma contestation à celle des réacs de tous bords partis en croisade contre la réforme des collèges. « De tous bords », ça concerne aussi bien les réacs de droite (l’UMP, Finkelkraut, et compagnie) que ceux dits de gauche (prenons Chevènement comme archétype du genre, par exemple). Au contraire, je ferai grève pour faire entendre une autre contestation de la réforme que celle de tous ces réacs en guerre contre le collège unique et  le « pédagogisme » plus ou moins imaginaire, au nom éventuellement des langues anciennes et surtout de la défense du « roman national » dans les cours d’histoire. Prof d’histoire, je ne veux pas laisser parler en mon nom ceux qui se croient encore sous la IIIe république et qui veulent faire de ma discipline non pas  le support d’une connaissance raisonnée sur le monde mais le support d’une édification patriotique - en général, je vomis le patriotisme et les politiciens patriotes, qu’ils s’appellent Marine ou Jean-Luc. A quelques détails près – la place des Lumières dans le programme, notamment -, je suis plutôt POUR la conception  d’ensemble du programme prévu et pour le type d’enseignement de l’histoire qu’il incarne face à l’offensive des réacs, si l’on se place  dans le contexte des programmes tes qu’ils sont et dans la situation politique telle qu’elle est  – parce que sinon, sur le fond, j’aimerais que l’histoire sociale et celle des luttes soit quand même plus développée qu’elle ne l’est, même si ce n’est pas le désert non plus, faut pas exagérer. Donc, je serai en grève non pas contre le collègue unique, mais en défense du collègue unique, dans l’esprit de la citation de Boukharine en exergue. Je serai ainsi  en grève contre la ministre mais aussi contre ceux qui tiennent le haut du crachoir médiatique de la critique de celle-ci, pour leur dire :  « Not in my name ».

« Not in my name »…. Cet anglicisme fera la transition avec les raisons de fond pour lesquelles je tiens à faire grève mardi.

   Commençons par la raison la plus « boutiquière, qui a son importance : enseignant en charge de la section européenne de mon lycée, je suis effaré par la politique de démolition annoncée du côté de l’enseignement des langues vivantes au collège, une politique qui tourne le dos à tout ce qu’il faudrait faire et qui annonce de très mauvaises choses pour le lycée dans la foulée. Oui, la suppression des classes bilangues et des classes euro est une attaque frontale qui n’a rien à voir avec la défense du collège unique face aux tenants de l’ « élitisme républicain ». Un journal comme Médiapart a par exemple raison de dénoncer l’hystérie réac et mal informée autour de la réforme, mais il a tort de relayer telle quelle la propagande pipotière de la ministre  sur le sujet :

http://www.mediapart.fr/journal/france/130515/reforme-du-college-un-debat-hallucine

Partons de l’argument avancé selon lequel la réforme vise à plus de démocratisation en supprimant les niches à « super classes de niveau pour fils et filles de profs et de la bourgeoisie » [ce que peuvent être en partie les cours de latin, grec, bilangue ou euro], et en  redistribuant les moyens ainsi gagnés au profit du plus grand nombre. D’abord, si ces cours peuvent être cela, ils peuvent aussi assez facilement ne pas l’être en construisant les emplois du temps de telle sorte que les élèves concernés soient mélangés aux autres élèves dans les classes et ne se retrouvent ensemble que pour ces cours : ce sont des sections, ou des options, et pas des classes. Le ministère pourrait par exemple imposer d’en haut une politique de ce type en en faisant une contrainte pour empêcher les classes de niveau, si son souci était d’ordre égalitaire. Mais il se trouve que au contraire, la réforme prévoit d’accorder plus d’autonomie aux établissements  en leur laissant faire leur tambouille interne comme ils le veulent, et surtout… comme ils le peuvent, en fonction de leur public et de leurs moyens. Je ne me souviens pas que ce gouvernement ait, au nom du souci égalitaire, pris des mesures comme a minima  le rétablissement d’une carte scolaire un peu stricte, ou plus fondamentalement  l’imposition aux communes de riches d’avoir de la mixité sociale via le logement, ou bien encore  la nationalisation des écoles privées.  Mais surtout, on ne résout pas par des mesures d’ordre scolaire les problèmes d’inégalités au sein de la société, on le fait par la politique économique et sociale, et il se trouve que comme tous ses prédécesseurs de gauche sous la Ve république, ce gouvernement fait sans surprise  la politique que la bourgeoisie lui demande de faire et creuse encore plus les inégalités sociales en période de crise économique. Si certains trucs sont utiles et sont réservés à l'heure actuelle à un petit nombre, alors qu’ils soient généralisés au plus grand nombre, plutôt que d’être supprimés !

                C’est là qu’intervient ma 2e motivation boutiquière ou pédagogique pour faire grève contre la réforme : je n’aime pas qu’on me prenne pour un imbécile et qu’on croit qu’en faisant « abracadabra » avec une baguette magique je vais tout gober.   Parce que quand le ministère dit qu’il supprime les classes bilangues  pour certains en 6e pour d’une certaine manière les ouvrir pour tous en 5e, il nous prend pour des imbéciles. Non, ce que la réforme prévoit, c’est d’anticiper en 5e l’apprentissage de la 2e langue qui commence de toutes façons pour tous en 4e à l’heure actuelle. Sauf que, au lieu d’avoir 3 heures par semaine pendant deux ans (en 4e et en 3e), les élèves auraient 2 heures par semaine pendant 3 ans (en 5e, 4e et 3e). Donc, jusqu’à preuve du contraire 2X3 et 3X2, c’est la même chose, ça fait bien 6 heures au total sur les années collège. Autrement dit, la réforme ne prévoit pas d’élargissement de l’apprentissage des langues en réutilisant les moyens des classes euro et bilangues, ce que fait la réforme, c’est qu’elle supprime pour des raisons d’économies les expériences et les acquis en matière d’approfondissement  -indispensable à mon avis – de l’apprentissage des langues vivantes, et qu’elle réorganise autrement l’enseignement de la deuxième langue à moyens constants, sans l’élargir. Or, en plus, d’un point de vue pédagogique, c’est une bêtise parce qu’il semble plus logique d’avoir un apprentissage d’une langue qui soit moins étalé et un peu plus intense, pour que les élèves apprennent mieux. Bref, sur les langues, la réforme est une attaque pure et simple, un recul par rapport à ce dont les élèves auraient besoin – c’est à dire d’aller vers le bilinguisme le plus précoce -, et ce quel que soit le bout par lequel on la prend.

 Rectificatif quelques heures après parution du billet : On me signale (merci le SNES 07 !) que dans la  version de la réforme  finalement présentée, il y a 2,5 heures de LV2 et non 2 comme je l'ai indiqué ici après l'avoir lu à différents endroit (sur la base de préprojets, j'imagine). Voir ce document :
http://cache.media.eduscol.education.fr/file/College/41/1/Arrete_college_-_Publication_eduscol_14_avril_2015_V5_412411.pdf

Le déshabillage des uns profite donc quand même un peu aux autres. YK.

          Autre abracadabra du ministère : la place accrue accordée à l’interdisciplinarité, qui va de paire ici avec une autonomisation des établissements. En pédagogie comme en médecine, j’ai horreur qu’on me vende des trucs pas évalués et pas prouvés, parce que ça a l’air moins cher et que ça fait effet sans qu’on sache ni pourquoi ni comment, comme par magie. Il en va donc de l’interdisciplinarité comme de l’homéopathie. Je veux bien qu’on me propose du « autrement »,  je serais même assez demandeur, mais il faudrait déjà qu’on ait la preuve ou même des raisons de penser que ce « autrement » est une amélioration ». Or, le credo selon lequel « l’interdisciplinarité  donne plus de sens aux apprentissages et du coup améliore les performances des élèves» est à ma connaissance un pur credo, justement,  dont je n’ai vu de justification scientifiquement argumentée nulle part. Voici en sens inverse un article qui critique l’interdisciplinarité d’un point de vue pédagogique, et qui la considère même comme une « aberration » 

http://www.slate.fr/story/101073/ecole-debat-interdisciplinarite

Je n’ai pas  d’idée super précises sur le débat disciplines/interdisciplinarité tel qu’il peut avoir lieu de manière très abstraite, je sais juste d’expérience  que ça peut être très sympa et enrichissant de monter des projets interdisciplinaires quand on est motivé par ça, en tant que prof . Par contre, ce dont je suis aussi certain, c’est que la « pédagogie du projet » et qui plus est la « pédagogie du projet interdisciplinaire », non seulement n’est pas un remède miracle mais qu’en plus en réalité elle favorise le plus souvent les élèves déjà en réussite pour qui les enseignements font déjà sens plutôt que les élèves « décrocheurs » qu’on essaie de raccrocher par ce biais, et qui eux se retrouvent encore plus largués dans cette configuration.  C’est une impression assez forte issue de l’expérience, et je sais que d’autres collègues ont pile poil la même. Ça ne remplace pas une évaluation un peu « scientifique » par des professionnels des sciences de l’éducation, mais c’est précisément aussi ce que la ministre n’a pas à l’appui de ses choix, qui visent en fait à déplacer le débat du terrain – décisif et très concret  – des moyens sur celui des  méthodes d’enseignement. D’où les tartes à la crème récurrentes de l’ « interdisciplinarité » ou de l’ « autonomie des équipes dans les établissements ». Je sais aussi d’expérience récente que quand tu veux expérimenter de manière un peu ambitieuse, par exemple en termes d’enseignement bilingue, ce dont tu as besoin,  c’est de moyens et d’un cadre national qui reconnaisse ton truc, et précisément pas d’un bidouillage local à partir de la misère qu’on t’aura déléguée – ça on sait déjà faire, merci.  

Enseignant du secondaire en poste en lycée, je ferai grève contre la réforme des collèges parce que j’aurais du mal à me regarder en face si je commençais à me dire « : « c’est pour les collèges, ça ne me concerne pas, je suis en lycée ». Mais, encore une fois, au-delà de la nécessaire solidarité avec les collègues du collège, ce que nous prépare la réforme du collège sur l’enseignement des langues ne présage rien de bon sur ce qu’on nous fera faire (ou pas) au lycée par la suite…

Enfin, last but not least, je ferai grève le 19 mai parce que ça me démange de faire grève contre ce gouvernement qui n’est pas le mien,  et qui ne l’a jamais été – je n’ai pas voté Hollande contre Sarkozy au deuxième tour, parce que je savais que la violence des attaques dépendrait de la violence de la crise et pas de l’identité somme toute secondaire du locataire de l’Elysée. Ce gouvernement, c’est celui de l’austérité imposée aux classes populaires pendant que les riches continuent à se gaver,  un gouvernement qui vient en prime de trouver les moyens de faire une rallonge au budget de l’armée en annonçant que ça serait compensé par des économies dans les domaines du logement et de la santé (Sapin dixit). J’ai mille raisons extra-éducatives de faire grève contre ce gouvernement, mais j’en ai aussi une bonne centaine  qui sont d’ordre éducatif. Ne serait-ce que le fait qu’il ne se tient pas à ses annonces en matière de créations de poste, alors même que les annonces de campagne ne prévoyaient pas de reconstruire tout ce que Sarkozy avait détruit….La question décisive pour l’éducation, aujourd’hui,  c’est celle du taux d’encadrement,  celle du nombre d’élèves par classe et des petits groupes de travail, et tous les abracadabras pédagogiques mal fondés ne me feront pas regarder ailleurs. 

La manif mardi  a lieu à Valence  à 14h00 au champ de Mars, on peut covoiturer depuis l’Ardèche…



Yann  Kindo

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