Entretien avec Marc Silberstein, a propos des Editions Matériologiques
Conversation enregistrée le 3 mai 2011, autour de différentes variantes de boissons caféinées.
Où il est question d'épistémologie et de philosophie des sciences, du monde de l'édition scientifique, du pari de l'édition en ligne et des avantages de celle-ci pour les chercheurs notamment.
YK : Avant de présenter la maison d'édition, peux-tu nous parler de ton parcours dans le monde de la science et de l'édition ?
MS : C’est un parcours qui commence déjà à être un petit peu long… Initialement, j’ai fait des études d’éthologie à Paris V, et c’est un peu comme ça que j’ai mis un pied sinon dans l’activité scientifique, puisque je ne suis pas devenu scientifique professionnel, mais en tout cas dans le milieu scientifique, au sens très large du terme, dans plein de disciplines différentes. Mais j’ai beaucoup fréquenté les milieux de la biologie de l’évolution, c’est mon point d’ancrage thématique le plus important. Et puis, comme à Paris V il y avait des sciences humaines, je m’intéressais à ces questions-là, la jonction biologie/sciences humaines. Intérêt aussi pour la philosophie, de manière autodidacte, parce que j’étais déçu par la philosophie universitaire qu’on m’avait présentée et par le paysage philosophique français assez traditionnel. Donc, par mes propres moyens et ensuite par des rencontres diverses, j’ai fréquenté des auteurs qui s’intéressaient à l’épistémologie. Voilà, ça a été mon fond de lecture et d’autoformation pendant des années, après cette phase initiale en biologie.
Bon, je passe un certain nombre de péripéties professionnelles très diverses et, en 1998, en fonction de cet intérêt permanent pour les sciences, je crée une collection d’épistémologie, qui s’est appelée « Matériologiques », au sein des éditions Syllepse. 1
Donc, de 1998 à 2009, pendant onze ans, j’ai fait pas mal de choses dans cette collection, un certain nombre de livres qui ont un petit peu marqué.
Autre aspect : un de mes meilleurs amis est Guillaume Lecointre (biologiste de l’évolution, professeur au Muséum national d’histoire naturelle). Il y a une convergence intellectuelle de longue date avec lui, et grâce à lui et à d’autres j’ai rencontré pas mal de gens qui travaillent dans ce milieu, des biologistes, des philosophes de la biologie... Tout cela a créé des liens, des réseaux, des proximités.
Dès le début de la collection, j’ai mis en avant des préoccupations philosophiques très explicites, à savoir la revendication du matérialisme, et du rapport de la philosophie et des sciences dans un langage commun qui serait celui du matérialisme, avec une défiance totale vis-à-vis de toute forme d’idéalisme ou de spiritualisme. Il y a eu notamment un gros bouquin en 2001, Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences, un plus gros bouquin trois ans plus tard, Les matérialismes et leurs détracteurs, la traduction du livre de Mario Bunge sur le matérialisme scientifique, et une série de livres plus spécialisés, sur différents thèmes.
YK : On voit bien l'orientation intellectuelle, mais la question est alors, puisqu'il existait déjà une collection chez Syllepse : pourquoi ce besoin de créer une nouvelle maison d'édition ? Qu'est ce quelle apporte de plus par rapport au réseau qui existait déjà ?
MS : Je vais résumer ça très vite : il s’est passé un événement grave en 2009, à savoir une querelle définitive avec les gens de Syllepse, qui était larvée depuis quelque temps. Il y a des aspects personnels, qui n’intéressent pas forcément les lecteurs, mais surtout, au fil du temps s’est dessinée une différence de vues sur les questions scientifiques et d’épistémologie. Le matérialisme que je revendiquais, ce n’était pas le matérialisme dialectique des marxistes français (qui consistaient le fond idéologique et mental de Syllepse), c’est un matérialisme qui s’enracinait dans les sciences, dans la philosophie des sciences anglo-saxonne, avec la théorie de l’évolution comme pilier fondamental de nos réflexions, avec le souci de ne pas placer l’Homme sur une espèce de piédestal qui le déconnecterait de son soubassement biologique, etc. Tout ça, ça gênait fortement aux entournures un milieu qui entend toujours ces choses-là avec beaucoup de réticences, voire de méfiance. Alors, selon que l’on est en bons termes ou pas avec le pouvoir en place, les choses changent : quand on est bons termes, il y a une tolérance, quand on n’est pas en bons termes pour une raison externe, personnelle, politique éventuellement, ça explose. Et les querelles se transforment en affrontements idéologiques. [A cet endroit figurait un passage dans lequel Marc Silbertsein évoquait les conditions de son départ des éditions Syllepse. Patrick Silberstein, responsable de cette maison d'édition, a émis auprès de Médiapart une vigoureuse protestation réclamant la coupure de ce passage, l'estimant diffamatoire. Un droit de réponse à été proposé à Patrick Silberstein, qui l'a décliné en maintenant l'exigence de la coupure. Le passage litigieux était pour moi complètement vertical-align: baseline">Donc, j’avais ce fonds de catalogue quand même assez copieux – presque une vingtaine de titres – et puis une bonne demi-douzaine de projets plus ou moins en chantier. Et je me retrouve sans rien. Personnellement, je me retrouve sans boulot, et avec une collection qui est en train d’être plus que sabotée… Bref, si je ne réagissais pas, tout cela allait disparaître corps et biens, et il n’en était pas question. Alors, avec quelques copains qui étaient embarqués avec moi à des titres divers dans cette histoire depuis quelques années, on s’est dit : « Créons une maison d’édition qui reprenne la même thématique, puisque c’est notre sujet de préoccupation » et on s’est lancés là-dedans.
YK : Pourquoi prendre le risque des difficultés d'une nouvelle maison d'édition, plutôt que d'essayer de proposer une collection d'épistémologie à quelque chose qui pourrait apparaître comme moins marqué que Syllepse, comme par exemple les éditions Vuibert2 ?
MS : Dans une maison d'édition x ou y, à qui on aurait éventuellement pu faire adopter un tel projet, on est confrontés au fait qu’on n’est pas autonomes, on n’est pas libres de ses mouvements, on est soumis à une hiérarchie technique, éditoriale, comptable, etc. Et on sait très bien que quand on propose certains titres comme ceux que j’avais en tête, on est à peu près sûrs d’avoir une réponse négative. Que ce soit pour des questions de rentabilité, supposée ou réelle, ou parce que ça ne cadre pas complètement avec une image de neutralité (tandis que dans notre projet, il y a quand même une étiquette très clairement revendiquée, et on voulait la maintenir). Donc, la condition de notre liberté totale, c’était d’être « maître chez nous ».
YK : Toujours sur les orientations, avant d'en venir aux aspects techniques de l'édition en ligne, j'ai vu dans votre déclaration d'intentions que vous refusez « les pseudo-usages de la science », et que vous éviterez « autant que possible le jargon ». Peux-tu préciser ce que vous entendez pas là ?
MS : Là, je vais être parfaitement honnête : sur le premier volet, les « pseudo-usages », c’est en gros une reformulation de la question des impostures intellectuelles (au sens de Sokal et Bricmont, dont le livre portant ce titre nous a beaucoup influencés), c’est-à-dire l’utilisation de termes ou de concepts légitimes dans un secteur scientifique exporté indûment ailleurs.
Quant au « jargon »... c’est vrai qu’on a indiqué ça. Je serais le premier à être très content si on y arrivait, mais c’est très difficile, et il y a des jargons, de toute manière, en sciences et philosophie des sciences. Le mot « jargon » est souvent connoté très défavorablement, alors on peut appeler ça un « lexique ». Un boucher a un lexique, et je ne comprendrai rien si un boucher me parle de pièces de viande. Et c’est normal qu’il ait ce lexique-là, et deux bouchers se comprennent bien. En biologie de l’évolution, il y a bien évidemment une certaine terminologie, comme dans toutes les disciplines scientifiques.
L’objectif est double, mais on ne le tient pas forcément parce que ce n’est pas évident, et parce que ce n’est pas toujours nécessaire. On peut faire des livres très pointus avec du jargon, avec un lexique spécialisé, et ce qu’on essaie de faire dans ces cas-là, c’est d’ajouter le plus possible d’explications, de notes, un glossaire, etc., de rendre ça accessible. Mais sans avoir cette espèce d’obsession, qui est de plus fréquente, y compris dans les maisons d’édition qui ont certaines ambitions, qui consiste à essayer d’évacuer tout un vocabulaire technique au profit soit d’un vocabulaire édulcoré, soit d’un vocabulaire évacué, mis sous le tapis – on fait des périphrases et on dit des choses qui finalement sont très métaphoriques. Et ça, on veut l’éviter le plus possible.
Cette phrase – que tu as citée dans ta question – est lapidaire, c’est dans une note d’intentions, et parfois on y dit des choses qui sont un peu au-delà de ce qu’on est capables de faire. Ce n’est pas une obsession permanente pour nous. Ce qui est permanent, en revanche, c’est la volonté d’être rigoureux. Et quand il s’agit d’avoir un texte techniquement élaboré, qui dit des choses compliquées, on essaie par différents moyens de rendre ça accessible « au plus grand nombre ». Mais personne chez nous ne dira que c’est accessible à tout le monde, parce que ce n’est pas vrai. Ce fantasme de la transparence totale des textes, je n’y crois pas une seule seconde.
On a mis ça pour essayer de dire qu’on faisait le plus possible un effort quant à la clarté, c’est-à-dire en éliminant au moins le jargon au sens du « nébuleux pour le nébuleux », la prose pour noyer le poisson, pour en mettre plein la vue afin de masquer un vide d’idées.
YK : Un autre passage de la déclaration d'intentions évoque une collection qui entend « donner la parole à ceux qui refusent les fausses évidences de notre époque, ceux qui dénoncent les thèses fondées sur la prééminence socio-médiatique de leurs auteurs, ceux qui innovent par la rigueur et le contenu de leurs idées ».
MS : La collection principale s’appelle « Sciences et philosophie », dont l’intitulé a le mérite d’être clair. Ce sont des ouvrages assez techniques. En revanche, l’autre collection, qu’on a appelée sobrement « Essais », se veut plus ouverte sur des textes moins exigeants, ce que l’on appelle l’essai au sens très classique du terme. Et là on peut considérer qu’on peut essayer justement de ne plus avoir de jargon, au sens technique, ou le moins possible. Elle est destinée à développer des idées que l’on qualifiera de moins « académiques ». Un pilier important de nos préoccupations, c’est aussi la lutte contre les pseudo-sciences, la religion, le charlatanisme en général. Dans cette collection, on peut se lâcher, on peut vraiment dire: « Voilà quels sont les adversaires. »
YK : Pourquoi le choix d'une maison d'édition en ligne ? Qu'est ce que cela vous apporte, et comment ça marche ? Contrairement à ce que fait book-e-book3, chez vous, on n'achète pas matériellement un livre, c'est bien ça ?
MS : Notre première idée a été de monter une maison d’édition de livres électroniques, puis on a été contactés par un gros diffuseur « papier », qui disait s’intéresser à notre projet. On s’est laissés convaincre, finalement, malgré l’énorme difficulté que ça représente de se lancer dans une maison d’édition papier. C’est une discussion qui a duré six mois et qui s’est achevée assez piteusement : ce diffuseur nous demandait une somme d’argent faramineuse pour pouvoir être diffusé, exorbitante à tous points de vue. Et ce n’est pas à un diffuseur de demander de l’argent à un éditeur, vu que le diffuseur se paye sur les livres qu’il vend – il n’y a pas à avoir une mise de fonds préalable aussi importante.
Donc, suite à cet échec et à cette perte de temps, on s’est dit que finalement, notre première idée, d’être totalement indépendants, était la bonne. Je reviens là-dessus : la liberté des contenus passe aussi par la liberté de la diffusion. On n’a de comptes à rendre à personne avec ce dispositif-là, qui est un dispositif évidemment noyé dans l’énorme masse de tout ce qu’il y a sur Internet, c’est vrai. Mais après tout, il y a plein de bouquins papier qui sont noyés dans l’énorme masse de ce qui se place dans les librairies, et qui n’ont jamais accès aux journaux qui parlent de livres. Et on est dans un entre-deux, entre une économie du livre totalement axée sur le papier et une économie du livre qui est en train de se développer pleinement dans le domaine numérique.
Donc, on s’est dit : « On n’a pas d’argent, on n’a pas envie d’aller voir un banquier – qui nous dira non, aucun de nous n’a envie d’hypothéquer quoi que ce soit, pas d’héritage en vue, pas de licenciement avec un gros pactole. » Alors, on s’est appuyé sur un outil qui est très récent, mais qui est en pleine maturité technique. Il y a quelques années, on n’aurait pas vraiment pu le faire, parce que les outils n’étaient pas faciles à manier. Tandis que là, pour un investissement en argent relativement modéré, et sans commune mesure avec ce que ça nous aurait coûté si on avait dû faire du papier, on peut vraiment faire ce que l’on veut. La seule contrainte que l’on a, c’est le temps, celui dont on dispose pour travailler sur les livres. On n’a plus à savoir que pour chaque livre publié, on a X milliers d’euros de frais d’imprimerie, que l’on va faire un livre de 250 pages parce que c’est moins cher qu’un livre de 500, etc. C’est une évidence, ce que je dis, mais quand on est le nez dans les comptes, ça pèse. Quand on a un manuscrit de 800-1 000 pages, on ne va pas dire « non ! », on va dire « oui » ! Ça ne coûte que du temps et ça permet d’avoir des ambitions en termes de contenus sans commune mesure avec ce que peut faire un éditeur papier, y compris un très gros éditeur. Et puis, on n’a pas de problème de calendrier, puisque la diffusion étant un processus très contraignant du point de vue chronologique, on ne peut sortir des livres que pendant des périodes précises, avec tout un rétro-planning extrêmement serré. On échappe à ça complètement.
Je ne dis pas que c’est idyllique, loin de là, il faut être connu, reconnu. Il faut faire savoir qu’on existe et qu’on produit des livres de cette sorte, il faut donc que des auteurs nous fassent confiance et aient envie de publier des livres qui sont pour l’instant atypiques. Et il faut avoir les lecteurs qui jouent le jeu également. En France, pour l’instant, c’est encore assez compliqué, c’est évident.
Pour le premier livre qu’on a publié – le 27 février –, j’ai tout de suite renvoyé un mail au préfacier, qui est un universitaire québécois, pour lui demander comment nos livres « passaient » sur un iPad (ou tout autre terminal de lecture nomade). Il m’a dit : « Oh, c’est super, si seulement tous les livres étaient comme ça ! » Luc Faucher est tout le temps en colloques, par monts et par vaux, et donc il veut avoir sa bibliothèque sur lui, comme tout chercheur qui ne cesse jamais d’écrire et de lire. Et pouvoir annoter, compiler des informations, faire des recherches d’occurrences, etc. Il illustre, à mon avis, un des utilisateurs types de ce genre de livres. Tous nos ouvrages sont hypertextuels, toute la biblio est cliquable. C’est un vrai plus. L’objet « livre électronique », tel qu’on le conçoit, n’est pas comme dans beaucoup de maisons d’édition un simple fac-similé, c’est un objet authentiquement nouveau, qui peut potentiellement apporter beaucoup au lecteur. Qui certes n’a pas l’agrément ou – je ne sais pas comment le définir – la tradition du livre papier qu’on conserve dans sa bibliothèque, mais c’est autre chose, et effectivement il faut qu’on fasse sentir que cette autre chose vaut le coup.
YK : Cela veut dire que quand on télécharge un de vos livres, on peut mettre ses annotations directement pendant qu'on le lit ?
MS : Non, pas exactement. Dans la mesure où ce sont des PDF, il faut utiliser un logiciel tiers pour cela, il en existe plein. Mais à partir de ce fichier-là, on peut avoir accès par exemple à toute une iconographie cliquable externe au fichier lui-même ; on peut avoir quasiment toute la biblio cliquable : des références bibliographiques soumises à des droits d’accès, mais aussi beaucoup de ressources bibliographiques en ligne qui sont gratuites. C’est pour un certain type de lecture, évidemment, mais c’est quand même à mon avis une modification très importante de la façon dont on acquiert l’information présente virtuellement dans un livre : on ne prend pas le livre comme la compilation de ce que l’auteur a lu, on le prend ainsi, mais à quoi s’ajoute l’accès à ce qu’il cite, pour aller voir directement, pour en savoir plus, pour aller consulter les articles initiaux dont il s’inspire. Voilà, ça n’a l’air de rien, mais c’est sans commune mesure avec ce que l’on faisait il y a encore très peu de temps. On ne regardait jamais ces articles, sauf quand on est un chercheur professionnel qui en a le loisir, puisque c’est son métier d’aller à la bibliothèque et de récupérer éventuellement une certaine fraction de cette bibliographie. Tandis que là, dans la mesure où cette biblio est présente sur le Net, elle est immédiatement accessible, par un simple clic, ce qui permet de recouper des informations, d’extraire des citations, etc. Je ne dis pas que c’est utile pour tout type de lecteur, évidemment, mais pour des lecteurs un peu chevronnés, ou qui ont envie de plonger dans les textes et l’hypertexte, c’est une approche de la lecture d’écrits savants qui me semble être très novatrice.
Enfin, pas tant que ça, puisque j’ai travaillé là-dessus il y a plus de dix ans pour un projet au CNRS, les œuvres de Claude Bernard en ligne. Sauf que maintenant, les outils sont complètement arrivés à maturité et que beaucoup de monde a un terminal de consultation à la maison ou dans la poche, ou va avoir ça dans la poche.
C’est ce faisceau d’avantages qui nous a convaincus que c’était la bonne voie. Juste un dernier point : on réfléchit, dans un second temps, à faire pour un certain nombre de titres des ouvrages papier. Le lecteur aura le choix entre le livre électronique et le livre papier. Avec une diffusion directe, pour court-circuiter l’étape de diffusion, qui est absolument dispendieuse. Ça a l’air paradoxal eu égard à ce que je disais juste avant, à propos des avantages du livre électronique, mais peut-être faut-il passer par une phase de transition… On s’interroge.
YK : Combien de personnes font-elles fonctionner une telle maison d'édition ?
MS : L’équipe actuelle est constituée de onze personnes (Olivier Brosseau, Pascal Charbonnat, Jean-Marc del Percio-Vergnaud, Sigird Girardin, Thomas Heams, Philippe Huneman, Gérard Lambert, Guillaume Lecointre, François Mercier, François Pépin et moi-même). L’activité des uns et des autres est très variable. Disons qu’il y a quatre chevilles ouvrières.
YK : Le format électronique permet cela, de faire tourner avec peu de monde ?
MS : Non, c’est exactement les mêmes besoins que pour l’édition papier, et je dirais même que les livres électroniques prennent plus de temps. La mise en page est aussi technique et pro que pour un livre papier, c’est aussi bien fait et peut-être même mieux que pour de nombreux livres qui aujourd’hui sont faits rapidement. Mais surtout, il y a la couche hypertextuelle qu’il faut produire également, et c’est ce qui fait que le processus éditorial peut prendre beaucoup plus de temps que pour un livre papier normal. L’économie de temps se fait plutôt sur les aspects non directement éditoriaux.
YK : Avec ces facilités de publication, n'y a-t-il pas un risque de publier trop ? Comment envisagez-vous de gérer le choix et le rythme des publications ?
MS : Il y a deux contraintes fortes :
* Nos capacités de production « humaines ». Tant qu’on est quatre à remplir les tâches « quotidiennes », dont un seul PAOiste, la régulation de la capacité de production se fait toute seule ! Malheureusement, et c’est un point important, aucun de nous, et pour cause, ne peut vivre de cette activité-là. On a tous des activités professionnelles par ailleurs. Donc, on s’occupe des Éditions Matériologiques le soir et le week-end, ça limite beaucoup la capacité de production, quand bien même on aurait plein de manuscrits en attente !
* L’autre facteur limitant, c’est effectivement de disposer de manuscrits à publier ! Comme on vient de démarrer, il faut qu’on se fasse connaître, mais je pense qu’à un moment ou un autre on aura de nombreuses sollicitations.
Mais tout cela, ce sont des contraintes qui nous sont pour l’instant imposées, et dont on peut espérer qu’elles seront levées un jour ou l’autre. Nous aurons alors une capacité de publier davantage de titres par an. Plus objectivement, les critères de choix sont très forts : c’est la qualité du manuscrit qui prime. On nous proposerait 50 trucs potentiellement vendeurs, mais qui seraient nuls ou pas terribles, on y réfléchirait à deux fois ou même trois fois avant de se lancer. Et très probablement, on ne les ferait pas. Si on veut vraiment avoir une identité et une notoriété basées à la fois sur une technicité éditoriale et sur des contenus forts, il faut que les livres que l’on publie soient des livres très caractérisés, en termes de rigueur, d’originalité, d’intérêt intrinsèque. C’est ça qui fait aussi le tri et qui règle à mon avis définitivement la question de la surproduction.
YK : On va donc finir avec les premières publications. Donc, deux collections et une revue, c'est ça ?
MS : La revue, c’est aussi un héritage de la défunte collection « Matériologiques » chez Syllepse, puisque j’y avais créé une revue qui s’appelait Matière première, une revue d’études matérialistes et d’épistémologie (c’était précisément son sous-titre). On avait publié trois volumes papier. On a voulu continuer ça, parce que c’est un exercice qui est assez intéressant. D’autant plus que plusieurs d’entre nous animent depuis 2004 ou 2005 un séminaire d’épistémologie qui est hébergé depuis deux ou trois au Centre Cavaillès à Normale Sup. On a fait une interruption cette année pour cause de création d’une maison d’édition, mais on redémarre l’année prochaine, avec un séminaire sur la chimie. Donc, ça nous permettait aussi de publier certains des actes des séminaires sous cette forme-là. Mais là encore, tout est ouvert : les actes peuvent donner lieu à des ouvrages collectifs autres que des numéros de Matière première. On a pour l’instant – on verra par la suite – décidé de l’offrir (c’est le cas du premier numéro, sur l’épistémologie de la médecine et de la santé). Je dis qu’on verra, parce que c’est énorme travail, et…
YK : ...et tout travail mérite salaire.
MS : Exactement. C’est une formule qui a besoin d’être rappelée, de temps en temps ! Nous sommes soumis au régime du bénévolat intégral, et pour ma part, je ne serais pas contre espérer pouvoir vivre un jour de cette activité, au moins partiellement. Alors, la gratuité de la revue Matière première, j’avoue que je n’y suis plus favorable (après tout, nous ne recevons aucun subside pour cette revue…). C’est une discussion en cours entre nous, donc je suis un peu hésitant, parce qu’on n’est pas encore tous d’accord là-dessus. On ne sait pas sous quelle forme elle va perdurer, une revue en tant que telle ou alors la transformer en ouvrages collectifs – ce qui aurait plutôt ma faveur… Cette question me permet d’indiquer un point qu’on n’a pas abordé jusqu’à présent : nous sommes constitués en association 1901 et c’est le conseil d’administration – les onze copains évoqués plus haut – qui prend les décisions.
Revenons sur les deux collections. La collection principale, celle où l’on publiera le plus d’ouvrages, c’est donc la collection « Sciences et philosophie ». Comme son nom l’indique, elle souhaite instaurer un dialogue entre science et philosophie, avec l’idée qu’il n’y a aucune raison qu’il y ait un hiatus entre les deux domaines (il ne s’agit pas bien sûr de n’importe quelle conception de la philosophie). Fin février, on a publié pour notre démarrage deux ouvrages dans cette collection : la réédition d’un ouvrage de biologie moléculaire, Le Hasard au cœur de la cellule ; un ouvrage de philosophie morale, La Morale humaine et les sciences, au sujet de ce que la psychologie scientifique a à dire sur la morale.
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Ce sont deux ouvrages collectifs. J’en profite pour dire qu’on est assez spécialisés en ouvrages collectifs, c’est-à-dire un genre de livre qui est de plus en plus perçu comme étant non rentable et invendable, puisqu’il n’y a pas une tête d’affiche, ou s’il y en a une, elle est noyée dans la masse des « inconnus », quelles que soient leurs qualités. Et nous, on aime bien faire ça, les ouvrages collectifs, faire se rencontrer des gens, des disciplines et des domaines.
L’autre collection, « Essais ». On a sorti un pamphlet philosophique sur la pensée – je ne mets pas de guillemets à pensée, parce qu’après tout… – de Sarkozy, qui s’appelle Le Génie du sarkozysme, par ironie, par antiphrase (mais il y a chez lui un certain génie de la manipulation des masses…). C’est une démonstration des principaux concepts qui animent son action, ses croyances en quelque sorte en une métaphysique consternante. C’est tout à la fois un pamphlet savant – car il s’appuie sur une grande connaissance de la philosophie et de ses grands concepts – et une satire.
Puis, on vient de sortir la réédition d’un livre de Jean-Paul Gouteux, La Religion contre l’humanité, sous-titré « Apologie du blasphème »… Voilà qui pose les choses de manière très claire. J’ai dit tout à l’heure qu’on avait fait le choix d’une collection qui pouvait aller très loin dans ce qui est généralement perçu comme inconvenant. Critiquer aussi fortement non pas les religions, mais les croyants eux-mêmes, voilà qui est encore inconvenant de nos jours. C’est un ouvrage remarquable, contre l’idée même de religion et son caractère absolument néfaste.
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Sinon, on a quasiment un programme de parutions de livres sur plus d’une année. On a déjà mis en route un certain nombre de choses. Je ne vais pas tous les citer, mais les principaux sont :
* En cours de réalisation, un gros livre de Simon Gouz sur la pensée de J.B.S. Haldane, un des grands noms de la biologie de l’évolution des années 1920-50. On va faire aussi un recueil de textes de Haldane, avec une introduction, des notes, etc. C’est un auteur très important pour ceux qui connaissent l’histoire de la biologie de l’évolution, mais qui est très peu connu en dehors de ces milieux-là. Un auteur iconoclaste, qui a eu une œuvre incroyable, tous azimuts.
* Un livre collectif, Les Matérialismes et la chimie, dirigé par François Pépin, l’un des animateurs de notre maison d’édition, qui est philosophe des sciences et spécialiste de la chimie du XVIIIe. Il a entrepris de faire se rencontrer des philosophes et des chimistes actuels autour de la question de la spécificité épistémologique de la chimie, une science bien méconnue par rapport à la physique ou à la biologie. Pour caricaturer, je dirais qu’on parle souvent de la physique, de la biologie ; quant à la chimie, on en parle assez rarement, sauf pour parler de produits toxiques. Mais c’est une science qui a beaucoup de choses à dire d’un point de vue épistémologique, et ce bouquin-là va faire le point là-dessus.
* Une publication très importante : Les Mondes darwiniens, rééditions de ce très gros ouvrage prématurément épuisé. C’est un des ouvrages très importants sur le darwinisme contemporain en langue française. Il y en a deux autres du même acabit, mais celui-là, il s’agissait absolument de ne pas le laisser mourir – donc on le republie, avec des textes additionnels, en attendant qu’on en fasse des suites !
* La Lutte des parties dans l’organisme, de l’embryologiste allemand de la deuxième moitié du XIXe siècle Wilhelm Roux. C’est un autre versant de notre activité : l’histoire des sciences. La traduction est faite, il va y avoir une introduction inédite, une préface, etc. C’est un auteur très commenté, mais très peu lu, puisque jamais traduit en français, pas même en anglais d’ailleurs. Donc là, c’est l’aspect « érudit » qui prime, mais ce genre d’ouvrages permet de montrer aussi comment la science actuelle s’enracine dans son passé. C’est aussi une perspective important pour nous.
* Un livre – ou numéro de Matière première, c’est la question ! – sur la question du déterminisme, des déterminismes en sciences. Un sujet très classique, mais toujours effervescent. C’est pour la fin de l’année également.
* L’Émergence de la médecine scientifique, dirigé par Anne Fagot-Largeault. Ce projet est très enthousiasmant, parce que Anne Fagot-Largeault, titulaire de la chaire d’histoire de la médecine au Collège de France, est très favorable à cette modalité de publication. On peut espérer ainsi que cela incitera ses collègues à nous confier des manuscrits. Je suis aussi très content de ce projet, parce c’est un sujet qui m’intéresse particulièrement, puisque le numéro 1 de la revue Matière première est consacré à l’épistémologie de la médecine – il y a donc une continuité thématique.
Voilà, c’est l’essentiel de ce qui nous attend pour fin 2011, ce qui est en vraiment chantier, aux termes de moins de dix mois d’existence. Relativement peu de titres, mais souvent de gros ouvrages, des livres de fond. Je n’évoque pas d’autres projets moins aboutis que ceux-là, mais qui existent bel et bien, de sorte qu’on peut espérer en 2012 un catalogue d’environ quinze titres.
YK : Un dernier mot ?
MS : Il faut avoir cette curiosité vis-à-vis de ce nouveau support. Je pense que c’est important de passer outre une certaine réticence, que j’ai pu avoir comme tout le monde à une époque. À force de fréquenter régulièrement la littérature scientifique ou philosophique sous forme de revues et d’articles sur Internet, au bout d’un moment, je pense qu’on s’y fait réellement. C’est une réticence qui doit se transformer en quelque chose d’exaltant, si je peux me permettre cette conclusion-là.
Juste une anecdote pour finir : un très bon ami à nous, qui est un historien de la biologie réputé en France, qui a 80 ans, veut publier un recueil de ses articles chez nous. Il y travaille. Et pas une seule seconde le problème – qui n’en est pas un – de la publication électronique n’a été abordé. Il pense que c’est ce qu’il y a de mieux pour l’ouvrage qu’il propose (sur la biologie du développement). C’est un simple exemple, pas plus que ça, mais il a du sens.
Retrouvez les édititions Matériologiques et une présentation détaillée de son catalague sur :
http://www.materiologiques.com/