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Billet de blog 25 mai 2014

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« Régularisez Gor !» : une situation d'élève sans-papier à Privas, Ardèche

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Cette semaine, il s'est passé un truc dans notre petite préfecture de l'Ardèche.

Un truc pas si courant à notre époque douteuse où les politiciens font en permanence le concours de celui  qui sera le plus répressif avec les immigrés, celui qui sera le plus strict, le plus dur,  le plus xénophobe. La fuite en avant  de ceux qui ont besoin de désigner un bouc-émissaire - faute d'être le moins du monde capable de résoudre ou même simplement de ne pas aggraver les  problèmes posés à la population par la crise économique - devient tellement dingue qu'ils en arrivent à discuter sérieusement de couper l'Aide Médicale Médicale d'Etat et donc de refuser les soins médicaux aux sans-papiers. Allô, Docteur House, faites quelque chose, ils sont devenus complètement branques et préfèrent laisser les maladies se répandre plutôt que de soigner les immigrés illégaux. On en est là....

Mais depuis un mois, dans notre lycée, on a vu les élèves s'organiser pour défendre un de leurs camarades menacé d'expulsion. Et ce vendredi 23 mai, on les a vus sortir en manifestation dans les rues de la ville pour aller jusqu'à la préfecture demander la régularisation de Gor, prénom qu'ils étaient nombreux à s'être inscrits qui sur la joue, qui sur le bras, qui sur le front, comme pour dire peut-être « Nous sommes tous des Gor arméniens ».

Et je peux vous dire que ça fait un bien fou de voir ça, et que ça a beaucoup touché les « vieux militants » présents à la manif, ceux des syndicats enseignants, de la FCPE, des partis de gauche ou  surtout ceux du Réseau Education Sans Frontière, eux qui sont sur le front tous les jours pour aider les sans-papiers.

Comme un coup de fouet. Comme un coup de jeune.

Voici donc, en guise d'hommage et pour mémoire, un billet « multimédia » qui raconte tout ça, façon reportage d'abord, avec aussi une mise en perspective à travers un balancement entre le cas de Gor en particulier et la question de l'immigration en général. Pour parler à la fois d'histoire-géo et de politique, dans un mélange des genres que je m'autorise pour une fois parce que, hé, ici, c'est mon blog à moi et pas une salle de classe.

L'arrivée en France et au lycée Vincent d'Indy

Gor est né en Arménie, à Erevan, la capitale.

C'est par là, en Asie Centrale, à l'Est de la Turquie, dans une région montagneuse appelée le « Caucase » :

http://fr.wikipedia.org/wiki/Arm%C3%A9nie

Pour avoir une petite impression de la culture et de la langue arménienne, jetez une oreille sur cette chanson traditionnelle interprétée par Serj Tankian et son père – Serj Tankian est le chanteur du groupe de métal System of a Down. Voilà, comme ça j'ai réussi à placer un truc de métal dans ce billet qui n'a pourtant absolument rien à voir, mission accomplie:

La famille de Gor, les parents et trois enfants, ont voulu quitter l'Arménie pour y fuir des difficultés. Ils sont d'abord allés à Moscou, en Russie, destination la plus fréquente des émigrés arméniens. Du fait de la proximité géographique, mais aussi parce que l'Arménie a été une des républiques de l'URSS de 1920 à 1991.  « C'est normal d'aller en Russie, c'est le deuxième pays, en fait ». Mais « là-bas, on ne pouvait pas vivre calmes. Il y a beaucoup de racisme, ce n'est pas facile d'y vivre ». Un racisme bien plus présent en Rusie qu'en France, selon le ressenti de Gor : « En Russie, si quelqu'un est raciste, il ne le cache pas. Il vient et il te fait mal. Mais ici si quelqu'un est raciste, tu ne le comprends pas. Il sourit, et... peut-être tu peux le sentir, mais il ne te fait pas mal. Mais là bas, ce n'est pas la même chose, avec les skinheads et tout »». Ils décident alors de tenter leur chance plutôt en France, et arrivent   directement à Privas, un peu par ce  hasard qui parfois fait bien les choses.

La préfecture leur donne le contact de l'association Espoir, qui leur procure une chambre d'hôtel. Leur volonté de s'inscrire à école n'est pas immédiatement soutenue par les services sociaux, mais par l'intermédiaire d'autres arméniens qui vivent dans le même hôtel, ils rencontrent les gens de RESF. A l'hôtel, il y a aussi des géorgiens et des congolais, et comme ils n'ont pas la  possibilité de cuisiner dans leurs chambres respectives, ils  font la popote  et mangent ensemble grâce à l'association Espoir. On communique en russe avec les géorgiens, et au début en anglais avec les autres. Ce sont surtout les congolais qui initient ceux d'Europe de l'Est au français, mais le Centre Social donne aussi des cours, et Gor apprend largement  tout seul la langue à l'aide d'un livre de grammaire ! « En général, il y  a beaucoup de choses qui ressemblent au russe et à l'anglais. Mais c'est différent de l'arménien ».

Moralité : plus on parle de langues au départ, plus il est facile d'en apprendre une nouvelle en plus, pour la route.

Je dis ça, moi, je dis rien...

Par l'intermédiaire d'une dame du MRAP, Gor et son frère s'inscrivent au club de boxe, sport qu'il avait déjà un peu pratiqué auparavant. Et c'est encore une fois quelqu'un de RESF qui aide à résoudre les problèmes administratifs pour s'inscrire au lycée.

Après un examen d'évaluation des compétences (en arménien), Gor et son frère sont d'abord pris en charge par la MGI, Mission Générale d'Insertion du lycée Vincent d'Indy de Privas, qui accompagne les élèves en situation de décrochage scolaire pour les aider à un retour vers la formation. Opération rapidement et efficacement menée dans le cas de Gor, qui ne demandait qu'à s'accrocher et qui  s'inscrit directement en Premières ES, sur la base du fait qu'à Moscou il allait entrer en fac de droit. « Faire des études de droit, c'est le rêve de ma vie », dit celui qui veut devenir avocat et pense déjà à se spécialiser dans... le droit des étrangers, pour aider les gens. Gor dit vouloir rendre ce qui lui a été donné, et il file désormais un coup de main à RESF et au Secours Populaire. Enfin, si on veut bien ne pas lui mettre administrativement des bâtons dans les roues...

Interlude : un peu d'histoire-géographie (si, si...)

Comme beaucoup de zones du Moyen-Orient tout proche et bien connu des élèves de Terminales, l'histoire de l'Arménie est celle d'une zone très enclavée, mais aussi zone de carrefour de civilisations, à la jonction de grands empires.  L'Arménie a ainsi tantôt été indépendantes et tantôt été sous la domination d'un puissant voisin. Pour la période récente, ce sont les empires russe et ottoman qui ont fortement marqué l'histoire du pays. Au début du XXe siècle, dans le contexte de décadence de l'empire ottoman et de recul face aux puissances impérialistes européennes, le gouvernement central turc devient plus répressif vis-à -vis des minorités ethniques et religieuses de l'empire. Ce que les arméniens sont doublement, puisque la majorité d'entre eux sont chrétiens plutôt que musulmans.  Pendant la Première Guerre Mondiale, en 1915-16, le gouvernement turc est responsable de massacres d'une telle ampleur à l'encontre de la population arménienne qu'on peut parler de « génocide » (autour de 1,2 millions de morts, soit près des 2/3 de la population arménienne). Ces massacres contribuent largement à l'exode des arméniens dans différents endroits de la planète.

En France, les exilés se retrouvent souvent dans des quartiers insalubres comme le camp Oddo à Marseille, où sont regroupés près de  4 500 Arméniens entre 1922 et 1927. Mais comme souvent, ces populations qui ont connu l'aventure font preuve d'esprit d'initiative : parmi les  10 000 arméniens d'Issy Les Moulineaux dans les années 1920, nombreux sont ceux qui quittent le camp de réfugiés pour mettre en valeur des terrains de bord de Seine dont personne ne voulait. Ces étrangers étaient déjà souvent déclarés « impossibles à intégrer », comme l'avaient été avant eux les italiens ou les polonais, et comme le sont aujourd'hui les Roms (y compris de  l'avis de notre Premier Ministre en exercice). A Paris, dans le quartier du Marais, les Arméniens sont avec les peuples d'Europe centrale employés dans la confection, poursuivant ainsi l'œuvre des artisans juifs chassés de l'Empire Russe. Parfois, il y en a qui deviennent des stars, comme un certain Charles, rejeton de la famille Aznavourian [OK, musicalement, c'est pas Serj Tankian, hein, on est d'accord...]. Au cours de la Seconde Guerre Mondiale, on retrouve des groupes d'arméniens  et d'autres immigrés en pointe dans la lutte contre le nazisme, tel le célèbre groupe Manouchian de l' « Affiche Rouge »

Dans les années 1920, parmi ceux qui ont fui le génocide, certains transitent par Marseille et remontent le long de la vallée du Rhône pour se fixer dans les centre industriels. A Lyon évidemment, mais aussi en Drôme-Ardèche, et notamment à Aubenas, dans le quartier « Pont d'Aubenas ».

« Quand ils sont arrivés, ces gens-là, sur l'Ardèche, ils ont vu ces monts qui rappelaient pour ainsi dire tous les coteaux de l'Arménie qui ressemblent exactement pareil comme l'Arménie. L'Ardèche, tout le monde a dit : « c'est l'Arménie » ! » [témoignage tiré du livre  Pont d'Aubenas, ma petite Arménie ].

Ils sont alors 500 arméniens, notamment de culture religieuse protestante, à s'être installés à Pont d'Aubenas, aussi appelé « la Petite Arménie », - un peu comme on trouve une « Little Italy » à New York  [bon, OK, c'est pas la même échelle, mais quand même]. C'est évidemment par le travail que se fait l'intégration, parce que à l'usine, que vous soyez de telle nationalité ou de telle couleur, vous êtes tous dans la même situation face à la machine... ou face au patron. Ainsi, nombreux sont les Arméniens qui se font embaucher dans les usines de soie le long du Rhône, par exemple dans les moulinages de M. Archambaud, gros industriel du textile dans l'entre deux guerres. Dans ce cas précis, le patron n'hésita pas à aller lui-même chercher sur les quais de Marseille des orphelines arméniennes réfugiées du génocide afin de profiter de cette main d'œuvre docile en les faisant travailler pour lui de 13 à 21 ans, âge auquel elles seraient alors libres de partir ou de rester. On retrouvait également une forte proportion d'arméniens à Aubenas parmi les tailleurs et les coiffeurs.

Et l'Arménie dans tout ça ? Au lendemain de la Première Guerre Mondiale, elle est devenue une des Républiques de l'URSS, et ce jusque 1991 où elle prend comme d'autres son indépendance. L'Arménie est un pays à la situation politique relativement stable dans cette région agitée de fortes tensions, et où des guerres ont déjà éclaté depuis 1991 pour le contrôle de telle ou telle zone stratégique, notamment en vue de l'exploitation et du transport du gaz naturel. Ceci dit, comme Gor  l'a justement rappelé au Dauphiné Libéré lorsqu'on lui avance que l'Arménie est un pays sûr au regard des critères de l'OFPRA (Office Françai des Réfugiés e des Apatrides) : l'Ukraine aussi, il n'y a pas si longtemps faisait partie de la liste des pays sûrs...

Un élève sans-papier, et la nécessité de le régulariser

En août 2013, Gor a déposé une demande d'asile, qui a été rejetée en novembre. Il a fait un recours devant la CNDA, Cour Nationale du Droit d'Asile, mais, après le rejet de l'OFPRA, la préfecture lui a envoyé une Obligation de Quitter le Territoire Français. En effet, devenu majeur, Gor devient expulsable seul, sans sa famille.

Désormais, une fois par semaine, il doit se rendre au commissariat pour signer un document attestant de sa présence maintenue sur le territoire français. « J'y vais, parce que comme ça je leur montre que je respecte le droit. Si je me cache, je ne pense pas que ce sera bien. ». Il attend désormais une convocation pour aller à Paris défendre son dossier.

Sauf qu'un élément pourra peut-être peser dans la balance : le mercredi avant les vacances de Pâques, des élèves apprennent que Gor a des difficultés pour avoir un titre de séjour et est sous la menace d'une expulsion, ce dont personne ne se doutait dans sa classe. Gor l'avait caché, pour ne pas se sentir « différent », pour que les autres ne le regardent pas autrement. Mais il se trouve que Valérian, après être « tombé des nues », décide de faire une pétition, bien qu'inquiet de sa propre audace et pensant qu'il risquerait de se retrouver un peu tout seul. Loin s'en faut, puisque plusieurs élèves ne se contentent pas de signer la pétition, mais la relaient et s'impliquent dans l'organisation du soutien. Océane, dont le papa est militant syndical, sert d'intermédiaire avec RESF, et applique au cas qui vient d'émerger dans son lycée un savoir-faire militant acquis dans le cadre familial. Pour certains, c'est la continuation d'une réflexion déjà engagée auparavant, mais c'est surtout pour la plupart d'entre eux une découverte complète de la question des immigrés sans-papiers, qui tout à coup de ne sont plus -  au mieux -  une vague statistique au journal télévisé, mais un être de chair et de sang dans leur entourage. Quelqu'un qu'ils décrivent, avec une pointe d'esprit méritocratique dans leur raisonnement,  comme « bien intégré dans la ville », et qui a droit à un avenir ici, avec sa famille. Et ses amis.

D'abord inquiet de la chose, Gor rapidement se réjouit de cette solidarité et est même plutôt fier du mouvement qui se construit autour de lui : ses craintes par rapport à la question de la « différence » ont été levées.

Pour les autres, les « organisateurs », c'est la découverte du militantisme : la nécessité de convaincre (ce qui est plus facile au lycée qu'en ville...), les débats (« entre nous, au lycée, on ne parle que de ça »), les réunions de RESF, les compte-rendus de réunions pour ceux qui n'y étaient pas, et même pour certains le voyage à Paris pour rencontrer les médias via le Réseau.

C'est par le biais des discussions avec RESF qu'est née l'idée de la manifestation. « On a vu que l'on a eu beaucoup de signatures sur la pétition, et qu'on pouvait donc avoir du monde à une manifestation. ». « Au début, on avait prévu de faire un blocus au lycée, mais quand on a vu le nombre de signatures sur la pétition on a dit : allez, on fait une manif ! »

Mais avec quel mot d'ordre ?

« La régularisation de Gor ! ». Et de sa famille aussi, du coup. Et si ça peut aider d'autres, tant mieux. « Mais on ne se lancera pas dans la politique, après », disent-ils pour la plupart d'entre eux. Pourquoi ? « On n'y connait rien. Et ça demande beaucoup d'investissement  ! ». Et ça fait beaucoup de responsabilités, beaucoup de pression, disent-ils le mercredi, inquiets d'un échec de la manif, échec qui les affecterait personnellement...

Les politiques migratoires de l'Europe capitaliste, et les conséquences meurtrières de la fermeture des frontières

Les problèmes que rencontre Gor pour pouvoir rester en France ne sont pas une exception : c'est le sort de millions de personnes en France et ailleurs, depuis que pendant les années 1970 les pays d'Europe de l'Ouest ont décidé la fermeture de leurs frontières. Et depuis, alors que le racisme progresse dans le contexte d'une crise économique permanente, c'est la peur de la soit-disant « invasion » qui gagne du terrain, aussi infondée soit-elle.

«En France, après la période d’après guerre où les pouvoirs publics et le grand patronat avaient organisé à grande échelle une immigration de travail, celle-ci est officiellement suspendue depuis 1974. Selon des chiffres de l’Insee, un peu moins de 200 000 étrangers extra-européens sont autorisés chaque année à s’installer sur le territoire, un chiffre aussi stable qu’il est dérisoire rapporté aux 65 millions d’habitants du pays. Parmi eux, moins de 20 000 obtiennent une carte de séjour pour motif « économique », 80 000 obtenant une carte de séjour pour des raisons familiales, 50 000 pour poursuivre des études. À ce « flux migratoire » officiel - selon l’expression des démographes – il faut ajouter les travailleurs dépourvus de titre de séjour. Qu’ils soient devenus illégaux à l’expiration de leur visa, après un refus de leur demande d’asile ou à la suite du durcissement des lois, le nombre de travailleurs vivant illégalement en France se situe entre 300 et 400 000 selon le ministère de l’Intérieur.

Les porte-parole du Front national ont beau rabâcher le contraire, le nombre d’étrangers en France est stable depuis 20 ans avec une légère tendance à diminuer… »

«En 2012, 332 000 personnes avaient déposé une demande d’asile en Europe : cela représente moins de 0,1 % de la population européenne. On est très loin de « l’invasion » brandie avec horreur par les démagogues xénophobes. Et la plupart des demandeurs sont finalement déboutés, ce qui signifie pour eux une « reconduction à la frontière » euphémisme pour une « expulsion ». Parmi les pays les plus sollicités, la France est l’un des plus restrictifs. Alors qu’en 1973, 85 % des demandes d’asile étaient acceptées, depuis les années 1990 ce chiffre est tombé à moins de 15 %. En 2012, la France a accepté 8500 réfugiés… pour 65 millions d’habitants » [Lutte Ouvrière, L'immigration dans l'Europe en crise]

L'inflation des discours et des lois est à peu près complètement déconnectée de la réalité. Sous les deux mandats de Sarkozy, pas moins de sept lois relatives à l'immigration ont été adoptées et on nous a bassiné avec la fausse question de « l'identité nationale ». Pendant ce temps, la vie quotidienne de la grande majorité de la population a continué à se dégrader, avec une pression croissante du chômage, sans que les immigrés n'aient quoi que ce soit à voir avec tout ça.

« Chaque durcissement de la loi implique plus de dangers, des exigences financières plus grandes de la part des passeurs, des sacrifices encore plus élevés pour les candidats à l’émigration. Mais rien n’arrêtera l’immigration parce que c’est la misère et les guerres qui poussent ainsi, chaque année, des milliers d’hommes et de femmes à tenter de pénétrer dans cette Europe développée où même la vie traquée d’un sans-papier est moins pire que celle qu’il laisse au pays.

Qu’ils fuient pour des raisons politiques ou économiques, la plupart des migrants qui réussissent à gagner l’Europe ont derrière eux un long périple. S’ils acceptent de prendre autant de risques, c’est qu’ils n’ont pas le choix. Ils sont mus par les mêmes nécessités économiques, par la même détermination à faire vivre coûte que coûte leurs familles que les générations qui les ont précédés, ces quelques 60 millions d’émigrants qui ont quitté l’Irlande, la Suède ou l’Allemagne au 19ème siècle pour gagner l’Amérique, ou ceux qui ont quitté l’Italie, le Portugal, la Pologne ou le Maghreb pour gagner la France au 20ème siècle. Quand ils ne fuyaient pas les persécutions religieuses, les migrants qui ont bâti l’Amérique, ceux qui ont enrichi les capitalistes britanniques, puis français et allemands, en creusant leurs mines, en s’usant dans leurs hauts-fourneaux, étaient des paysans qui crevaient la faim sur des terres trop petites, des artisans ruinés par la concurrence de l’industrie.

Dans le contexte d’une économie capitaliste encore plus mondialisée mais tellement hypertrophiée par la finance qu’elle ne développe plus guère les forces productives et qu’elle fabrique plus de chômeurs que d’emplois, les migrants d’aujourd’hui sont finalement dans la même situation. En décidant d’émigrer, ils s’engagent comme leurs prédécesseurs dans un voyage dangereux et hasardeux, la différence étant qu’ils ne sont les bienvenus ni en Europe ni ailleurs. » [Lutte Ouvrière, L'immigration dans l'Europe en crise]

N'en déplaise aux nationalistes et aux décroissants : à l'heure de la mondialisation, on ne reviendra pas en arrière, et les êtres humains, tout comme l'information, la culture et les marchandises, vont naturellement circuler de plus en plus. Personne n'a une obligation de passer toute sa vie au même endroit, dans le même pays, surtout si ce pays est ravagé par la guerre et la misère. Les hommes circulent, et vont continuer à circuler, et de plus en plus. La seule question est : est-ce que seuls les riches ont le droit de circuler librement, ou est-ce que l'on est pour l'égalité de droits - même purement formels ?

Aujourd'hui, les pays riches s'entourent de barricades. 25 ans  après la chute du Mur de Berlin, les murs s'érigent de plus en plus aux frontières, les rideaux de fer réapparaissent, sauf que les gardes armés en uniformes ne sont plus du même côté du Mur.

Source : http://news.fr.msn.com/m6-actualite/diaporama.aspx?cp-documentid=157454366&page=7

Source : http://www.ledevoir.com/economie/actualites-economiques/294497/les-relations-transfrontalieres-nord-americaines-quand-la-violence-au-mexique-menace-l-economie-canadienne

La conséquence principale de cette politique du Mur, ce n'est pas vraiment d'empêcher les gens de passer, parce qu'ils y en aura toujours qui passeront, mais dans des conditions de plus en plus difficiles. La conséquence, c'est la prise de risques accrue, et souvent la mort. Le très beau film  Welcome, dans lequel un jeune kurde sans-papier  tente de traverser la Manche à la nage pour rejoindre l'Angleterre, n'est pas une pure fiction, et ce mois-ci, c'est un afghan sans papier qui a tenté de rejoindre l'Angleterre... sur un radeau de sa fabrication !

http://www.lexpress.fr/actualites/1/societe/le-migrant-qui-tentait-de-traverser-la-manche-sur-un-radeau-regrette-d-avoir-ete-secouru_1536750.html

Mais le plus souvent, ce sont des barques surchargées qui tentent de traverser la Méditerranée depuis l'Afrique et de forcer les barrières mises en place autour de l'Europe de Schengen, et ce au risque du naufrage. Depuis 20 ans, ce seraient ainsi près de 20 000 personnes qui seraient mortes au pied de la forteresse Europe.

La manifestation et ses suites

On leur avait dit qu'ils n'avaient pas à s'inquiéter,qu'il y aurait du monde à leur manif. Et il y en eut même plus qu'espéré, avec 500 personnes, 600 sans doute au plus fort du parcours, en grande majorité des lycéens solidaires de leur camarade. Et ils ont même fait la Une de l'édition locale du Dauphiné Libéré le lendemain !

A l'issue de la manif, un pique-nique en musique a été organisé devant la préfecture....

…. avant de retourner en cours, parce que quand même, faut pas oublier de bosser !

Et maintenant ?

Une délégation de lycéens a rencontré le préfet pendant que les autres entamaient le pique-nique. Le préfet a donné l'assurance qu'il ne demandera pas l'expulsion tant que des procédures de recours sont en cours. Ce qui veut dire quelques semaines, quelques mois de sursis. De quoi passer un peu tranquillement les épreuves du Bac français.

Mais après ? Et pour son Bac en Terminales ? Et pour ses études de droit ? Et pour sa vie ?

Pourquoi ne pas accorder à Gor un titre de séjour, comme il serait possible de le faire ? Parce que ce serait arbitraire au regard des lois et circulaires en vigueur  ? Parce que des comme Gor, des lycéens sans-papiers devenus majeurs et expulsables,  il y en a sans doute des dizaines en Ardèche... et que ce serait injuste de régulariser l'un et pas les autres ?

Mais tout à fait ! C'est bien pour ça qu'il faut régulariser tous les sans-papiers.

Les sans-papiers, ce sont pour l'essentiel des gens comme vous et moi, qui cherchent juste à étudier et à bosser pour vivre correctement. Au nom de quoi mériteraient-ils moins que vous et moi d'avoir accès à ce droit fondamental ? La seule différence, c'est qu'étant en situation de clandestinité, ils sont en situation encore plus précaire sur le marché du travail et plus facilement  exploitables par le patronat. Exiger la régularisation des sans-papiers, ce n'est pas qu'une forme de solidarité généreuse, c'est aussi pour les travailleurs une stratégie pour par exemple lutter contre la pression à la baisse sur les salaires.

A l'issue de la manifestation, le représentant de RESF a au micro très justement dénoncé la politique migratoire du gouvernement, qu'il a qualifiée « d'indigne d'un gouvernement de gauche ».
Peut-être... ça dépend de comment on comprend le terme « indigne ». Si c'est pour dire  que ce n'est pas conforme à ce qu'en attendaient ses électeurs, une nouvelle fois floués, alors effectivement, c'est tout à fait indigne. Mais on peut aussi dire que cette politique est en réalité tout à fait digne d'un gouvernement de gauche, dans le sens de  « tout à fait conforme à ce qu'ils font d'habitude quand ils sont pouvoir ». Beaucoup ont  en tête les reculs répétés de la gauche sur la question du droit de vote des immigrés, ou  les fanfaronnades de Chevènement et plus récemment de Valls qui se vantaient – à juste titre - d'expulser plus de clandestins que leurs prédécesseurs de droite ne le faisaient. Mais il faut rappeler avec l'historien Gérard Noiriel que même lors de ce qui est dans l'imaginaire collectif l'âge d'or de la gauche au pouvoir, ce n'était déjà pas très « digne » :

 « Sous le Front Populaire, en pleine période de liesse populaire, le ministre de l'Intérieur refuse une libéralisation de la pratiques de ses services, sous prétexte que "l'humanisation envisagée des méthodes de refoulement ne pourrait que rendre plus attrayant pour les intéressés l'établissement dans notre pays" » [in Réfugiés et sans papiers. La République face au droit d'asile, p. 116]

Hé oui, déjà à l'époque...

Bref sur ce terrain-là, celui de la défense des immigrés, comme sur tous les autres,  il faut se rendre à l'évidence et enregistrer le fait  qu'il n'y a rien de bon à attendre d'un gouvernement qui gère l'ordre existant,  fut-il de gauche ; et que ceux qui veulent changer les choses ne pourront compter que sur leurs propres forces, que sur la pression qu'ils pourront imposer.

Pour Gor, et pour tous les autres.

Yann Kindo

Pour en savoir plus :

Sur la question de l'immigration en général, je renvoie à deux documents publiés par Lutte Ouvrière qui ont l'avantage d'être gratuitement disponibles en ligne :

  • l'article de novembre 2013 : "Europe - immigration : les murs de la honte de l'Europe capitaliste"

http://www.lutte-ouvriere.org/documents/archives/la-revue-lutte-de-classe/serie-actuelle-1993/article/europe-immigration-les-murs-de-la

  • la brochure de janvier 2014 "L'immigration dans l'Europe en crise":

http://www.lutte-ouvriere.org/documents/archives/la-revue-lutte-de-classe/serie-actuelle-1993/article/europe-immigration-les-murs-de-la

Le Centre du Patrimoine Arménien de Valence offre quelques ressources en ligne :

http://www.patrimoinearmenien.org/thematiquese.htm

Sur les immigrés arméniens en Ardèche, un chouette livre largement rempli de photos et de témoignages :

Julie LIORE, Pont d'Aubenas, ma petite Arménie, Editions du Chassel, 2003

Il est disponible à la médiathèque de Privas, qui, ça tombe bien, mène justement ces temps-ci une opération consacrée à l'Arménie et aux immigrés arméniens.

Gérard Noiriel est un historien spécialiste de l'immigration en France, qui est parmi les initiateurs de la Cité de l'Immigration à Paris. J'ai rapidement pioché dans deux de ses ouvrages :

Réfugiés et sans-papiers. La République face au droit d'asile XIXe-XXe siècle [Hachette 1991]

- Gens d'ici venus d'ailleurs. La France de l'immigration de 1900 à nos jours [Editions du Chêne, 2004]

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