Ça fait bien de la peine d’apprendre la mort d’Ayerdhal, qui était un très bon écrivain de science-fiction.
http://next.liberation.fr/livres/2015/10/27/ayerdhal-un-visionnaire-de-la-sf-rend-la-plume_1409347
Je m’étais pourtant éloigné de ses bouquins et de lui ses dernières années, parce que je n’avais pas été convaincu par son tournant vers le polar, dans lequel son implication politique devenait lourde et caricaturale, alors qu’elle était très subtile et souvent très pertinente dans ses romans de SF. J’avais quand même encore bien accroché à Transparences, dont la scène d’ouverture est un brillant exercice de style, avec son héroïne au don de transparence qui fend la foule sans être vue :
« Une foule en mouvement entretient d’étranges rapports avec la mécanique des fluides, du moins quand on la considère comme la résultante de propriétés homogènes. Densité, vitesse, vecteurs, mixtion, tant qu’on la regarde de haut en plissant un peu les yeux pour en rendre les détails flous, elle tient tout entière dans une batterie de modèles mathématiques. C’est un petit peu plus compliqué quand on est dedans, parce que chaque entité est une semence potentielle de chaos. Un type s’arrête brutalement en se frappant le front, un autre perd le fil de sa trajectoire en portant son mobile à l’oreille, quelqu’un s’écroule frappé par une crise cardiaque ou l’indiscipline d’un lacet, une nana bifurque à angle droit vers une boutique, une autre hèle une amie perdue de vue depuis dix minutes ou dix ans. Une poignée de flux perdent de leur rigueur. Comme l’homme est un animal plus ou moins intelligent, chacun corrige sa course en conséquence et, surtout, en tenant compte des opportunités qu’offre la rupture d’écoulement. Changer de trottoir, rajuster son pantalon, faire une halte au kiosque à journaux, se glisser dans un flot plus prometteur, slalomer entre deux hésitants, buter contre une personne beaucoup plus attrayante qu’un lampadaire. Les graines de chaos germent. L’effet papillon est en branle.
Deux passages piétons en aval, Harry rencontre Sally. Vingt-trois ans plus tard, leur fils aîné donne la victoire aux Lakers en marquant un panier à trois points dans la dernière seconde de la finale de la NBA. La face du monde n’en est pas changée. Une chance, car ce n’est pas toujours le cas.
Les Nageurs de foule se contrefichent de la mécanique des fluides, du chaos et de l’effet papillon. Il est même peu probable que plus d’un seul d’entre eux – une seule – ait conscience de pratiquer une discipline s’apparentant de façon très métaphorique à la natation. Ils profitent des courants, ils jouent avec les ondes, ils utilisent les sillages, ils surfent sur les vagues, ils s’immergent, ils cherchent le meilleur profil de pénétration, mais ils ne savent pas qu’ils exploitent les principes de l’agoradynamique. Au mieux, ils appellent ça l’instinct. Au pire, l’habitude. Dans tous les cas, ils progressent au sein d’un fluide qu’ils perturbent le moins possible, ne serait-ce que pour limiter les forces de friction. C’est d’ailleurs à ce talent que se mesurent les qualités d’un Nageur de foule, quand il est impossible de remarquer son passage, ni d’en détecter ensuite la moindre trace.»
Transparences, Au Diable Vauvert, 2004
Même si ce n’était déjà plus vraiment de la SF (sans en être trop éloigné quand même), on retrouvait dans Transparences quelques éléments caractéristiques de la patte d’Ayerdhal :
Une héroïne en acier trempé dont on tombait immédiatement amoureux, comme lui le faisait aussi sans doute lorsqu'il l'imaginait.
L’importance au cœur de l’histoire d’un réseau d’amis fortement liés entre eux. Pour le peu que je l’ai connu, j’ai quand même bien compris que ça comptait énormément pour lui, sa bande de potes.
Des dialogues « larger than life », fondés sur un enchaînement de répliques qui oscillent entre le perspicace et le brillant, comme personne n’en est capable en temps réel. Il disait qu’il avait eu des contacts pour que Transparences soit adapté au cinéma, mais à ma connaissance ça ne s’est jamais fait. Adapter ses dialogues pour l’écran aurait été un exercice extrêmement périlleux, mais en même temps ne pas les transposer serait forcément revenu à trahir l’essence de ses bouquins…
J’ai ensuite décroché avec Résurgences, la séquelle du précédent, qui m’est tombé des mains et qui m’avait dès les premières pages profondément déçu, d’un point de vue littéraire mais aussi politique. Dans les conversations avec lui, on sentait d’ailleurs le poids croissant de deux tares d’un partie de la gauche ces dernières années : la fixette antisarkozy, et la logique complotiste.
Dommage.
Mais j'imagine que je ne devais pas être le seul dans les conventions et autres cafés littéraires à lui réclamer un retour aux sources du Space Op, et plus vite que ça s’il te plaît.
Traître !
[J’apprends avec le décès et les articles qui l’accompagnent que la maladie et la mort nous auront privés de ce retour aux sources de la SF, qu'il avait entamé.
Salopes ! ]
J’avais rencontré Ayerdhal lors d’une convention de SF à Nancy, les Galaxiales , alors que je cherchais à recruter des auteurs pour monter une table-ronde sur « Science-Fiction et Politique » lors d’une Université d’Eté de la LCR. Il avait tout de suite accepté, même s’il m’a dit après coup avoir balisé à l’idée de parler dans ce cadre (et pas seulement parce que, en bon anar qu’il était, ça faisait quand même beaucoup de trotskystes autour de lui). Suite à la défection de dernière minute de Serge Lehman, le pauvre Ayerdhal s’était au final retrouvé tout seul à venir causer chez les trotskos. Il n’y avait pas grand monde à cet atelier – je crois qu’Hubert Krivine et Daniel Bensaïd causaient aussi chacun dans leur coin à la même heure, pas de bol - , mais tous les participants, y compris lui, avaient été ravis de la discussion. Il avait beaucoup de culture, et en SF et en politique, ça tombait bien pour nous, et du coup on s’était régalés. D'autant plus qu'en sus de bien écrire, il parlait aussi bien, alors que les deux ne vont pas forcément toujours de paire.
J’avais lu plusieurs de ses bouquins pour préparer cette rencontre, et j’avais bien accroché à son univers. Forcément.
J’en ai lu quelques autres depuis, mais je ne connais pas toute son œuvre, et c’est tant mieux d’ailleurs, parce que du coup il m’en reste sous la semelle et sur mes étagères pour continuer à le lire à l’avenir.
En guise d’hommage, je voudrais ici conseiller deux ou trois bouquins que je connais, pour donner envie de les lire, et de le lire.
Demain un oasis est je crois souvent recommandé pour aborder son œuvre, pour deux raisons différentes : d’abord parce que c’est un très bon roman, et ensuite parce que c’est un texte court, ce qui est plutôt rare dans le monde de la SF.
Un peu à l’instar de la saga F.A.U.S.T. /Tonnerre Lointain/ Les Défenseurs de Serge Lehman, ce roman anticipe sur l’approfondissement du clivage Nord/Sud, avec un Nord installant des barrières pour se séparer toujours plus du monde des pauvres. Dans l’atelier à l’université d’été, Ayerdhal avait dit que le problème du roman d’anticipation de Lehman est qu’il avait été rattrapé par le réel peu après sa parution, ce qui n’est jamais très bon pour un auteur de SF. Sauf que, ces romans, les siens et le tien, Yal, j’y repense (vraiment) depuis des semaines, à chaque fois que je vois ces images de migrants qui tentent par dizaines de milliers de rejoindre une Europe qui ne cesse d’ériger de plus en plus de barrières pour bloquer les pauvres et les réfugiés. Quand je vois ça, quand je vois les images de murs en Palestine ou à la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique, quand je vois toutes ces scènes surréalistes, je me dis que le réel rattrape à grand pas vos anticipations à tous les deux, en fait, et que c'est pour le pire.
La bohême et l’ivraie est un bon exemple de ses Space Operas de jeunesse, marqués par cette constante chez lui du groupe d’individus plus ou moins en marge qui lutte contre un système oppressif – un anar, on vous dit ! - ,. Mais avec aussi toujours ce petit plus, cette trouvaille qui donne un cachet particulier à une histoire et permet des développements où l’auteur peut s’épanouir en tant qu’écrivain, et pas seulement en tant qu’inventeur ou militant. Dans sa Bohême, cette trouvaille évoque la technologie « SQUID » du film Strange Days de Kathryn Bigelow… ce qui me fait penser que si quelqu’un devait adapter un bouquin d’Ayerdhal, ce serait forcément elle.
Ou James Cameron, of course.
Mais pas Luc Besson, par pitié, pas Luc Besson !
Dans Strange Days, on peut se visionner des scènes directement dans son cerveau, en voyant mais aussi en ressentant les situations, ce qui constitue une sorte de drogue technologique. Dans La Bohême et l’Ivraie, des artistes peuvent vous projeter des « scènes totales », dans une sorte de réalité fictive dont vous seriez vraiment les héros. Ce qui donne lieu à quelques beaux moments de bravoure et de description de ces scènes. Comme ses autres œuvres de « jeunesse », ce roman avait été à l’origine publié en cycle dans la légendaire collection « Anticipations » du Fleuve Noir, celle qui a fait fantasmer (dans tous les sens du terme) des générations d'ados amateurs de SF :
Comme ses autres romans, La Bohême a été rééditée plus tard en volume unique par le Diable Vauvert ou ici par le même Fleuve Noir, et on les trouve assez facilement, je crois :
Dans un registre assez proche, en plus court mais en plus ambitieux politiquement, j’aime beaucoup son roman Balade Choreïale, un space op qui explore la rencontre entre la civilisation terrienne technologiquement avancée et, sur une autre planète, une civilisation nettement moins développée, en tous cas sur le plan technologique. Le choc de la rencontre provoque l'apparition de phénomènes coloniaux, même quand les développés cherchent précisément à ne pas le faire. C’est de ça dont je voulais parler dans cet hommage, de sa capacité à utiliser la science-fiction pour nourrir la réflexion politique de manière très pertinente – tiens, ça aurait fait une bonne table ronde entre lui et Daniel Bensaïd, sur le thème « Politique et science-fiction : explorer le champ des possibles »… Dans celui-là, la petite trouvaille qui fait la différence, comme le faisait le « kineïrat » dans la Bohême, c’est le Lo-Yendi, un sport de glisse que les humains découvrent sur cette planète, et dont la description est parfaitement maîtrisée par l’auteur pour approfondir la sensation de dépaysement que doit nous procurer un roman de SF. Si on devait mettre en relation Balade choreïale avec un film, ce serait Avatar, de James Cameron. Forcément. Mais un Avatar qui serait politiquement plus élaboré, et pas juste un peu écolo-neuneu.
Je voudrais pour finir vous convaincre de lire avant tout ce qui est pour moi non seulement le chef d’œuvre d’Ayerdhal, mais un chef d’œuvre tout court : Parleur, ou les chroniques d’un rêve enclavé. C'est en quelque sorte de la Science Sociale Fiction, qui raconte l'histoire d'une Commune insurrectionnelle dans un monde médiéval. Les règles oppressives de la féodalité s’y appliquaient sans être remises en cause jusqu’à l’arrivée de Parleur, dont la force de conviction va de fait pousser à la révolte – anar et écrivain, Ayerdhal croyait sans doute fermement au pouvoir subversif des mots, forcément.
Mais la révolte, et plus encore la révolution, ce n’est pas un truc facile, et le roman est passionnant en ce qu’il ne fait pas dans l’édification propagandiste, mais qu’il confronte ses personnages à la difficulté des situations, lorsqu’un ilot isolé de société alternative doit affronter un environnement hostile qui ne peut supporter son existence. Surviennent alors les débats stratégiques, les désaccords, les ruptures, etc. Un roman à la fois épique et subtil. Un chef d’œuvre, encore une fois, et si vous ne devez en lire qu’un….
Au final, puisque le point final vient d'être mis, Ayerdhal aura un peu été au renouveau de la SF française ce que Manchette a été au renouveau du polar hexagonal, mais avec un style littéraire presque diamétralement opposé : Ayerdhal faisait dans la flamboyance là où Manchette faisait dans l'épure. Tous deux ont marqué leur époque dans leur genre respectif, ont produit des œuvres directement politiques qui étaient aussi d’excellents livres soigneusement rédigés, sans tentative d’édification facile. Et tous deux auront ouvert des portes à une pléiade d’autres auteurs qui se sont engouffrés dans leur brèche.
C’est toujours triste, une étoile qui meurt, ça fait moins de lumière….
Yann Kindo