Je me souviens encore de ce cours béni de mon année de Terminales, au cours duquel notre prof de philo vénéré – et ce malgré ses coupables inclinaisons social-démocrates, qui étaient heureusement compensées par un soutien indéfectible au FC Metz – nous fit étudier ce texte de Spinoza que le manuel avait intitulé « L'illusion du finalisme ». Je pense que ça devait être celui-ci :
«Les partisans de cette doctrine, qui ont voulu faire étalage de leur talent en assignant des fins aux choses, ont, pour prouver leur doctrine, apporté un nouveau mode d'argumentation : la réduction, non à l'impossible, mais à l'ignorance - ce qui montre qu'il n'y avait aucun autre moyen d'argumenter en faveur de cette doctrine.
Si, par exemple, une pierre est tombée d'un toit sur la tête de quelqu'un et l'a tué, ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l'homme, de la façon suivante : Si, en effet, elle n'est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c'est arrivé parce que le vent soufflait et que l'homme passait par là. Mais ils insisteront : Pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l'homme passait-il par là à ce même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s'est levé parce que la veille, par un temps encore calme, la mer avait commencé à s'agiter, et que l'homme avait été invité par un ami, ils insisteront de nouveau car ils ne sont jamais à court de questions : Pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l'homme a-t-il été invité à ce moment-là ?
Et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu'à ce que vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l'ignorance.
De même aussi, devant la structure du corps humain, ils s'étonnent, et ignorant les causes de tant d'art, ils concluent que cette structure n'est pas due à un art mécanique, mais à un art divin ou surnaturel, et qu'elle est formée de façon que nulle partie ne nuise à l'autre.
Et ainsi arrive-t-il que celui qui cherche les vraies causes des miracles et s'applique à comprendre en savant les choses naturelles, au lieu de s'en étonner comme un sot, est souvent tenu pour hérétique et impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore comme les interprètes de la Nature et des Dieux. Car ils savent que l'ignorance une fois détruite, s'évanouit cet étonnement, leur unique moyen d'argumenter et de conserver leur autorité. » 1
Cette illusion finaliste et sa critique, je les ai rencontrés plusieurs fois depuis, et notamment dans le travail que Dominique Guillo a consacré à la manière dont les français perçoivent aujourd'hui la théorie de l'évolution :
Dans ce livre, l'auteur remet en cause l'idée reçue selon laquelle, alors que beaucoup d'américains sont souvent anti-darwiniens et portés au créationnisme par conviction religieuse, les français sont au contraire très largement imprégnés des idées darwiniennes. Il s'intéresse essentiellement à la perception de l'évolution par les non-spécialistes, et démontre que la conception de l'évolution qui est dominante dans le grand public est plus proche du créationnisme que de la conception scientifique de l'évolution, y compris parmi des adversaires déclarés du créationnisme2.
Dans mon billet précédent, consacré au principe de précaution3, j'ai présenté l'ouvrage des sociologues Gérald Bronner et Etienne Géhin, L'inquiétant principe de précaution, dans lequel les auteurs reviennent eux aussi sur cette question du finalisme, et de son rôle comme fondation philosophique de bien des préventions écolo-précautionnistes. Je recopie ici leur conclusion à ce sujet :
« Nous [le grand public] sommes donc disposés à croire que les mutations génétiques ne se produisent pas aléatoirement, mais tendent vers certaines fins (adaptatives, en l'occurrence). Cette conception des phénomènes biologiques contribue à réenchanter le monde et à nourrir l'idée que, si la nature fait si bien les choses, l'homme aurait intérêt à ne pas chercher à la modifier, voire à la contrarier. Une telle conception animiste n'est pas pleinement et consciemment assumée par tous les anti-OGM mais elle paraît sous-tendre certains de leurs arguments. Sans accuser les précautionnistes de sympathie pour la théorie du dessein intelligent (…), on peut tout de même faire remarquer qu'elle a des accointances avec ce que l'on pourrait qualifier de crypto-finalisme. » (p. 88).
On peut penser que pour quelqu'un comme l'écologue Pierre-Henri Gouyon, cette illusion finaliste et cette mésinterprétation du darwinisme n'entrent pas en ligne de compte dans l'opposition aux OGM. On n'en dira pas autant de Jean-Marie Pelt, dont la foi catholique imprègne la vision du monde et même à un certain moment de la science :
http://www.nouvellescles.com/entretiens/article/le-monde-s-est-il-cree-tout-seul
Bref, ce n'est peut-être pas un hasard si l'auteur de Nature et spiritualité a été président du Criigen.
Ce qui est frappant, c'est la manière dont, dans la discussion sous mon billet consacré au principe de précaution, un intervenant venu défendre ce principe, Franz83, illustre (partiellement) par ses propos ce que disaient Bronner et Géhin. En effet, son opposition aux OGM est bien « fondamentaliste », dans le sens où son argumentation repose sur une vison de la nature « en équilibre » à laquelle l'homme ne doit pas trop toucher sous peine de catastrophe. Avec l'idée que la nature, elle, a bien fait les choses....Pourquoi, dans cette vision du monde, ne faut-il pas transférer un gène d'une espèce à une autre ? Parce que la Nature ne l'a pas fait ! [bon, il se trouve que la nature n'a jamais produit de guitares électrique par elle-même non plus, doit-on se passer de rock'n' roll pour autant au nom du principe de précaution ? Jamais !]
Morceaux choisis de ce que dit Franz 83, recopiés pour ne pas trahir sa pensée :
« En ce qui concerne les OGM, puisqu'on en parle, il s'agit de passer la barrière des espèces en introduisant un gène animal par exemple, dans un végétal. Jamais dans l'histoire de la planète cela avait été réalisé. Jamais. Il a existé des mutations génétiques incessantes mais jamais on avait introduit le gène d'une méduse dans une tomate. En ce cas, on agit sur le vivant au niveau de l'évolution dont nous ignorons encore les grands principes. »
[on retrouve ici une argumentation très semblable à celle de Jean-Marie Pelt dans le lien ci dessus, avec cette idée étrange que l'on ne saurait encore pas grand chose des mécanismes de l'évolution. L'idée de mutations au hasard avec ensuite sélection naturelle, qui explique quand même énormément de choses, même si on a évidemment pas encore tout compris... et qu'on ne comprendra sans doute jamais tout à fait tout, est-elle si gênante que ça pour les esprits plus ou moins finalistes ?]
« Les chimères créées dans les laboratoires ne répondent nullement à cette stratégie mais à des besoins économiques (résister à un pesticide ou à un insecticide pour la plupart). Or, jamais la nature a croisé des gènes d'espèces différentes. Jamais un lapin s'est uni à coquelicot. Il s'avère que même des croisement entre espèces du même "règne" (j'espère que ça n'est pas un gros mot) comme celui d'un âne et d'un cheval s'avèrent stériles. »
"certains scientifiques ont franchi ce pas sans en parler à quiconque".
Or, il se trouve que tout imprégné de cette discussion, hier soir, j'ai pris un bain.
…..
[Comment ça : « quel rapport » ? Comment ça : « On s'en fout » ?
Mais c'est mon blog, je fais ce que je veux, et si je veux céder au narcissisme contemporain en racontant mes bains, je le fais !]
Donc, pour occuper mon immersion lavante et bienfaisante, je me suis saisi d'un petit bouquin qui traînait depuis un moment dans le fouillis de pages diverses et variées de ma table de nuit, et qui concerne les idées reçues en biologie4
Et là, comme en écho anticipé à la discussion en cours sur mon blog, je trouvais dans cet ouvrage de 2004 ce développement que je recopie ici afin de le soumettre au lecteur. C'est dans le premier chapitre « Sur l'évolution », et le paragraphe s'intitule : « Non, on n'améliore pas les espèces ! » :
« Il n'y a pas que du rationnel dans nos jugements : chacun considère son animal de compagnie comme le plus beau e le plus attachant, et le cheval sur lequel il parie comme le plus rapide. Toutes les variétés exploitées par l'homme, animales et végétales, sont le résultat d'une longue histoire et n'existent que par lui. Sélections, croisements consanguins, mutagenèse, respect des pedigrees les ont radicalement transformées. Elles ne ressemblent en rien aux espèces sauvages ancestrales que nos ancêtres du néolithique ont apprivoisées (ou qui apprivoisèrent nos ancêtres !). Leur taille, leur rendement, leur efficacité sont bien supérieurs. Mais qu'on les transplante dans la nature, dans le lieu même d'où elles viennent, leurs probabilités même de survie seront bien faibles. Imaginons nos beaux maïs reportés sur les plateaux andins, ou toutes nos races de chiens libérées dans un espace sauvage suffisamment vaste et riche : que d'hécatombes, que de maladies parasitaires et autres, que d'hybrides mort-nés... les survivants ne seront peut-être pas ceux que l'on attend. Tout cela parce que nos variétés ne sont adaptées qu'à nos conditions humaines, bonnes terres et soins permanents. Les espèces sauvages sont évidemment mieux adaptées à leur propre environnement. Et si l'on ne voit jamais la carotte cultivée envahir la prairie voisine où pourtant abonde la carotte sauvage, ni le blé envahir la jachère, ni l'étalon de course redevenir sauvage, c'est bien parce que la compétition entre espèces est une réalité et pas une simple vue de l'esprit du grand Darwin !
Ces réflexions autour de la notion d'adaptation ne sont ni inutiles, ni gratuites. Elles contribuent à éclairer les débats en cours sur les questions d'écologie, ou celles concernant les organismes génétiquement modifiés (OGM). Lorsque l'on affirme que les espèces actuelles, parce qu'elles sont l'aboutissement d'une longue évolution naturelle, sont parfaitement adaptées et en parfait équilibre avec leur environnement, on veut signifier qu'en conséquence il ne faudrait en aucun cas y toucher, sauf à risquer de perturber un ordre naturel, voire transcendantal. Ce raisonnement est discutable, d'une part parce qu'il escamote le fait que l'Homme depuis toujours transforme son environnement, d'autre part parce qu'il nous renvoie aux multiples conceptions que nous avons de la Nature. (…)
De même, lorsque l'on dit que les plantes transgéniques risquent d'envahir la planète, de bouleverser les équilibres naturels et d'affecter les écosystèmes, on suggère qu'elles se comporteraient différemment des plantes cultivées habituelles. En réalité les OGM ne sont pas de super organismes. Certes, on démontre expérimentalement qu'une de leurs semences peut être entraînée très loin, mais lorsqu'elle germe, elle ne présente aucun avantage sélectif qui lui permettrait, hors champ, de l'emporter et de perturber l'écosystème.
Qu'en est-il de l'idée selon laquelle les OGM vont transmettre leurs gènes aux plantes sauvages ? On parle, et l'expression n'est pas neutre, de pollution génique. Bien sûr le risque est réel pour les plantes qui ont des espèces petites cousines avec lesquelles elles peuvent se croiser, ce qui est par exemple le cas pour le Colza (mais pas pour le maïs).Mais là encore on ne voit pas proliférer les éventuels hybrides, pour la simple raison qu'ils ne tirent de ce croisement aucun avantage sélectif dans leurs propres conditions d'existence. Sauf à imaginer qu'on pulvérise des herbicides sur toutes les campagnes et zones non-cultivées, auquel cas la pression sélective avantagerait les mauvaises herbes mutantes résistantes. En revanche la plante transgénique peut évidemment se croiser avec la plante cultivée traditionnelle de la même espèce. Et là il ne s'agit pas d'un flux orienté et unidirectionnel de gènes, mais d'un échange aléatoire et statistiquement égalitaire.»
Et pour finir, voyons ce qu'un bouquin récent de vulgarisation à propos de la génétique5 nous dit de cet argument selon lequel avec les OGM l'homme transgresse les barrières naturelles.
A la question « Transférer un gène d'origine animale dans une plante est-il contre-nature ? », les auteurs répondent :
« C'est une évidence. On ne peut pas placer sur le même plan animaux et plantes. Nul n'a jamais localisé dans le génome d'une plante sauvage un morceau d'ADN provenant d'une espèce animale. Dans le onde des bactéries, le cas est plus fréquent : deux espèces peuvent parfois s'échanger du matériel génétique d'une manière encore mal connue. Cette facilité d'échange est une des raisons de l'extraordinaire faculté d'adaptation des bactéries à leur milieu et leur grande vitesse d'évolution, qui a permis l'apparition d'êtres vivants plus complexes il y a trois milliards d'années.
Transférer directement un gène d'origine animale dans une plante est donc contre-nature. L'inverse aussi, forcément. Toutefois, est-ce dangereux ? Pas forcément. En choisissant l'engrain et l'amidonnier, puis en retenant parmi ceux-ci les plants retenant le mieux l''épillet (voir question 60), les premiers agriculteurs étaient déjà dressés contre la nature. Demeurer sous l'empire de la nature aurait signifier rester chasseur-cueilleur.
Toutefois, la question se pose différemment avec l'objet nouveau qu'est l'OGM. N'est-ce pas dangereux de faire produire à une plante une protéine animale, voire humaine ? On ne sait déjà pas vraiment comment le transgène s'insère et s'exprime réellement dans le génome qui l'accueille. Cela fait pourtant un quart de siècle que l'on produit des molécules humaines à partir de plantes, et, jusqu'à preuve du contraire, cela n'a entraîne ni catastrophe environnementale ni fléau sanitaire.
C'est en fait l'inverse. Depuis 1986, on produit artificiellement l'hormone de croissance à partir du tabac. Depuis lors, cette plante, mais aussi le maïs, la tomate ou la pomme de terre ont été modifiés génétiquement afin de produire des anticorps (dits monoclonaux), mais aussi de l'albumine sérique, des facteurs de croissance (comme l'interféron alpha), l'érythropoïétine ou encore des enveloppes de virus et des toxines, matières premières de vaccins. A partir du tabac, on tente aujourd'hui de recréer également la lipase, qui manque tant aux malades atteintes de mucoviscidose. Jusqu'à présent, c'est le porc qui la produisait.
Modifier génétiquement une plante pour qu'elle produise des médicaments est plus pratique et moins coûteux que de faire synthétiser les mêmes molécules par des micro-organismes et des animaux. Le tabac pousse plus vite, plus facilement que le porc, et sans grogner... Le danger serait évidemment que la plante modifiée transfère son gène humain, via son pollen ou par un virus, à des espèces sauvages apparentées. Le danger est réel, mais le risque sans doute faible, lié à la nature de la molécule produite tant que la culture demeure dans un environnement contrôlé. Produire de la lipase sous serre ou en laboratoire, on sait faire ! ».
Où l'on découvre que les biotechnologies peuvent même donner une utilité à cette saloperie absolue qu'est le tabac. Comment s'y opposer dans ces conditions ?
Voilà, c'est tout pour aujourd'hui, je vais pas recopier toute ma bibliothèque non plus !
Toutes les clés du débat ne sont pas dans ces deux ouvrages de vulgarisation, que l'on peut aussi éventuellement contester ou trouver un peu confus sur tel ou tel point, mais ça donne du grain à moudre...
Yann Kindo
1[Spinoza, Ethique, Appendice du Livre I]
2 GUILLO Dominique, Ni Dieu ni Darwin. Les français et la thérie de l'évolution, Ellipses, 2009.
Une présentation détaillée de cet ouvrage et de ses enjeux paraîtra dans le prochain numéro de la revue de l'AFIS, Science et pseudo-sciences, dans le cadre d'un dossier consacré à l'évolution.
3http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/blog/yann-kindo/240111/contre-le-principe-de-precaution
4LAFONT Claude, Les idées reçues en biologie, Ellipses Marketing, 2004.
5Frédéric DENHEZ et Marielle MAYO, Pourquoi les mules ne sont pas des mères poules et 99 autres questions aux généticiens, L'archipel, 2010.