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Billet de blog 31 juil. 2013

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Une lecture instructive à propos de la naissance des inégalités

Christophe Darmangeat est un économiste passionné d'anthropologie historique1, qui a entamé, dans une perspective marxiste,  une sorte de quête des origines historiques de ce que combattent ceux qui sont « égalitaires », c'est à dire communistes.

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Christophe Darmangeat est un économiste passionné d'anthropologie historique1, qui a entamé, dans une perspective marxiste,  une sorte de quête des origines historiques de ce que combattent ceux qui sont « égalitaires », c'est à dire communistes. Après s'être frotté dans un premier ouvrage à la difficile question de l'origine de l'oppression des femmes, avec une relecture/réactualisation d'un célèbre ouvrage d'Engels2, il aborde dans un ouvrage publié cette année par les éditions Agone3 la question de la naissance des inégalités économiques.

Soucieux d'être clair et compréhensible – oui, oui,  ce souci peut exister chez des gens qui font des sciences humaines, si, si. - , et pour présenter de manière pédagogique le fruit de ses recherches et réflexions, l'auteur a choisi la bonne vieille forme littéraire du Dialogue cher à Socrate/Platon et à quelques philosophes des Lumières. C'est une heureuse initiative, qui permet une lecture fluide, agréable et distanciée, tout en posant les problèmes sans jargonnage du type « nous allons interroger la notion de... ». Si cette forme se révèle agréable pour le lecteur, le fait de se confronter directement via un interlocuteur imaginaire aux objections que l'on pourrait élever face au paragraphe qui vient d'être exposé,  permet sans doute aussi à l'auteur de s'obliger à la précision et à la cohérence. On ne saurait que trop conseiller l'exercice à un Slavoj Zizek ou un feu Jacques Derrida, pour qu'ils s'objectent à plus forte raison à eux-mêmes ce que s'objecte Christophe Darmangeat   :

« Je ne suis du tout certain de comprendre de quoi tu veux parler, ni en quoi ce serait si important » [p.79]

« Pardonne-moi, mais il te faut être plus précis. » [p. 96]

L'objectif de l'ouvrage est explicitement énoncé en introduction :

« Je me propose ainsi de te montrer que les inégalités de fortune n'ont pas existé de tout temps, mais aussi de t'expliquer quand, pourquoi et sous quelles formes elles sont apparues, puis se sont creusées jusqu'à scinder la société en classes antagonistes » [p. 9]

Le rappel de la différence entre « inégalités matérielles » et « classes sociales » est l'occasion d'une définition « objectiviste » de la notion de classe sociale, qui fait du bien en ces temps de mode relativiste et idéaliste dans laquelle les concepts seraient « performatifs » :

« Même si, dans le détail, il est très difficile de définir précisément ce que sont les classes, on peut dire en première approximation qu'elles existent lorsqu'une partie de la société est en permanence contrainte, d'une manière ou d'une autre, de travailler pour le compte d'une autre ; en prenant l'affaire par l'autre bout, il existe des classes lorsqu'une minorité dominante peut se permettre de ne plus travailler du tout et d'être entièrement entretenue par d'autres fractions de la société. » [p.10]

Ainsi, en début d'ouvrage, les notions sont explicitées, et les problèmes de méthode clarifiés - par exemple : comment l'archéologie peut-elle nous renseigner sur les sociétés anciennes qui sont l'objet de la recherche ? -, avec un petit rappel historiographique sur l'évolution de la science archéologique et sur les manières de « classer » ou « périodiser » les sociétés préhistoriques. On se sent alors souvent assez proche des questions posées par l'interlocuteur imaginaire, dont les interrogations sont celles du type qui a déjà un peu entendu parler de tout ça mais qui n'est pas du tout spécialiste, et qui voudrait bien avoir des précisions et savoir quel est l'état actuel des connaissances sur tel ou tel point.

Comme dans on premier ouvrage, on apprécie la volonté de l'auteur de décrire les tendances générales, mais aussi de préciser quelles sont selon la documentation existante les exceptions à la règle. Ainsi, j'apprends p. 16 que « Au Proche-Orient, dans le plus vieux berceau néolithique du monde, la sédentarité a très largement précédé l'agriculture. », alors que j'aurais juré l'inverse. Ha ben zut, alors !

La perspective matérialiste [Hip hip hip !] et évolutionniste  [Hourah !] de l'auteur apparaît clairement dès les premières pages, par exemple lorsqu'il répond à l'objection de « racisme » que constituerait l'emploi de l'expression « société primitive » :

« Ce qui permet de rapprocher les sociétés primitives des sociétés préhistoriques, c'est qu'elles partagent avec elles leur niveau technique et le mode de vie qui en découle. Or, ce point est bien plus décisif pour la détermination des rapports sociaux que les us et coutumes particuliers à chaque peuple. En niant ce rapport de cause à effet, on s'empêche de comprendre quoi que ce soit à la manière dont les différentes organisations sociales se sont succédé au cours du temps » (p. 20)

Les analogies avec la biologie et l'évolution des espèces sont fréquentes et témoignent de cet état d'esprit qui est celui du marxisme originel, et qui a trop souvent été dilué en vain par beaucoup d'héritiers dans le gloubiboulga postmoderne (ou psychanalytique, ou structuraliste, etc.,).

On est également initié aux travaux de l'anthropologue Alain Testart, sur lesquels est largement appuyée la démonstration et plus généralement le plan du livre, autour de la distinction en trois stades de l'évolution des sociétés humaines : les sociétés égalitaires, les sociétés inégalitaires [appellation que Christophe Darmangeat propose, faute de mieux, pour décrire des sociétés où existent des formes d'inégalités qui ne structurent pas encore des classes sociales], et les sociétés de classe.

On est là désormais dans le vif du sujet, et je ne vais évidemment pas résumer en détail chacune de ces parties, pour laisser au lecteur le soin de découvrir tout cela dans le livre. Soulignons quand même que, comme dans l'ouvrage sur le « communisme primitif », la démonstration est appuyée sur et illustrée de nombreux exemples, qui rendent l'exposé convaincant et vivant. Par exemple, dans la première partie, la multiplication des exemples permet de faire la part des choses sur la réalité de la violence ( c'est à dire : ni loi de la jungle, ni  bon sauvage)  ou  sur la place des femmes dans les sociétés primitives :

« En somme les sociétés "égalitaires" pratiquaient l'égalité devant la richesse, mais pas l'égalité des sexes !

- Oui, on peut dire les choses comme cela.

D'ailleurs, ce n'est un paradoxe qu'en apparence. En fait, le mot "égalité" peut vouloir dire bien des choses, selon la partie de la réalité à laquelle il s'applique. Dans notre pays, il est depuis longtemps inscrit dans la Constitution et inscrit sur tous les monuments publics. Mais il ne s'agit que d'égalité devant la loi. En admettant même qu'elle soit effective, c'est une égalité bien différente de l'égalité économique en vigueur chez les chasseurs-cueilleurs nomades dont l'organisation sociale a parfois été qualifiée de "communisme primitif". Et, ma foi, cette appellation est loin d'être la plus mauvaise du monde. » [p. 74]

La deuxième partie se frotte à la difficile question des origines historiques de l'inégalité économique. Plutôt que celui de l'agriculture, il y est  surtout question du rôle du stockage, qui « a donc fait sauter un verrou ; en permettant la sédentarité, il a ouvert la voie à une transformation continue du milieu, à des améliorations qui pouvaient se cumuler de génération en génération et permettre ainsi de mieux satisfaire les besoins humains. L'apparition des inégalités, conséquence inéluctable du stockage, fut donc en quelque sorte le revers de la médaille, un fléau qui devait nécessairement accompagner ce progrès. » [p. 78]

L'accumulation de richesses permise par le stockage aurait ainsi provoqué une évolution des lois et coutumes, comme le « prix de la fiancée » ou le « prix du sang » [ = le Wergeld des Francs]. Mais les sociétés inégalitaires restent différentes des sociétés de classe, dans le sens où « le puissant ne faisait pas face à des gens dépourvus du nécessaire et qui dépendaient de lui pour leur pain quotidien ». [p. 108], et les Inuits de l'Alaska Occidental illustrent les risques pesant encore sur des dominants tentés de s'affranchir de leur rôle de « sécurité sociale » ou de s'accaparer les moyens de production :

« "Celui qui accumulait trop de propriétés, c'est à dire qui les gardait pour lui-même, était considéré comme n'œuvrant pas pour le bien commun, de sorte qu'il devenait haï et jalousé par les autres. En dernier ressort, on l'obligeait à donner une fête sous peine de mort, et à y distribuer tous ses biens avec une largesse sans limites. Il ne devait également jamais plus tenter d'accumuler des biens. S'avisait-il de reporter trop longtemps cette distribution, il était lynché et ses propriétés étaient distribuées par  ses exécuteurs. Et du coup, on dépouillait même sa famille de tout ce qu'elle possédait ". »  [selon l'ethnologue Edward Nelson cité p. 109]

[Ceux qui à la lecture de cet extrait se sont écriés : « Bien fait ! » sont invités à se présenter pour participer à la  la reconstruction d'un parti communiste révolutionnaire]

La suite de l'ouvrage décrit le fonctionnement économique de sociétés inégalitaires mais sans marché, avant de décrire plus en détail trois d'entre elles : celle de l'île de Tikopia en Mélanésie,  les sociétés à Big Men (toujours en Mélanésie) et les chasseurs-cueilleurs de la Côte Nord Ouest (…..de l'Amérique du Nord. Ce n'est bizarrement pas précisé !)

La dernière partie traite de l'apparition des sociétés de classe, avec l'esclavage et l'exploitation des femmes comme principaux bouillons d'incubation du mal, dans le cadre de sociétés dotées d'une agriculture suffisamment productive pour nourrir une couche de gens qui ne participent plus au travail productif.

« Les sociétés ont avancé dans une même direction globale, mais par des chemins divers. Partout, le progrès a coïncidé avec la centralisation des moyens et avec la coordination des énergies ; et partout, ce mouvement s'est accompagné du creusement des inégalités ». (p. 173)

Reste à tracer en conclusion des perspectives un peu plus optimistes, mais toujours « réalistes », car elles aussi appuyées sur l'évolution technologique et économique  :

« Aujourd'hui, les capacités de production accumulées par l'humanité, ses connaissances scientifiques et techniques, ont créé les conditions pour qu'existent de tout autres rapports sociaux que ceux qui existent aujourd'hui. L'égalité économique entre les êtres humains est à nouveau devenue possible... mais une égalité édifiée cette fois sur des bases matérielles et culturelles infiniment supérieures à celle des sociétés sans stockage. L'égalité du futur sera aussi éloignée de celle des sociétés préhistoriques que la navette spatiale peut l'être du propulseur de sagaies. » (p. 177)

Signalons pour finir que la bibliographie propose une liste d'ouvrages savants pour aller plus loin, mais aussi des romans et des films.

Alors, que demande le peuple ?

Yann Kindo

Conflit d'intérêts : Christophe est un copain.

1On peut suivre son actualité et ses réflexions sur son blog : http://cdarmangeat.blogspot.fr/

2Le communisme primitif n'est plus ce qu'il était, Ed. Smolny, 2099. On peut voir mon compte-rendu ici : http://blogs.mediapart.fr/blog/yann-kindo/101010/le-marxisme-comme-laime-autour-dun-livre-de-christophe-darmangeat

3Christophe DARMANGEAT, Conversation sur la naissance des inégalités, Marseille, Agone, 2013, 193 p.. L'ouvrage est publié dans la collection « Passé et présent », qui est une initiative éditoriale du très recommandable CVUH (Comité de Vigilance face aux les Usages publics de l'Histoire)

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