Voilà plusieurs années que notre discipline fait l'objet d'attaques quant à son intérêt, sa rentabilité dans une formation de plus en plus tournée vers le monde du travail, ou sa capacité à être évaluée au bac1. Ces attaques s’amplifient et inquiètent les professeurs de philosophie.
En effet en quelques années le temps de correction des copies du bac a singulièrement diminué ce qui devient problématique en premier lieu pour la qualité de ces corrections. Si l’on veut une notation de qualité, et donc ne pas risquer de pénaliser les élèves et les efforts faits pendant toute une année scolaire, nous devons disposer du temps nécessaire pour faire ce travail consciencieusement. L’objectivité de notre correction s’appuie sur des critères formels (présence d’une introduction problématisée, organisation du devoir en plusieurs parties, conclusion proposant une résolution provisoire du problème, orthographe correcte), des critères relatifs à la qualité de la réflexion (analyse conceptuelle, effort d’argumentation, progression de la pensée grâce à des moments critiques) et des critères liés à la culture philosophique ou générale de l’élève. Il ne s’agit donc pas, comme le croient certains, de se demander si l’élève a tort ou raison, ou si ce qu’il écrit est conforme à l’opinion du correcteur. Pour juger le mieux possible des critères communs énoncés il faut non seulement lire attentivement les copies, mais il faut aussi se réunir pour discuter des critères spécifiques à tel ou tel sujet, et enfin relire les copies pour les comparer et vérifier l’écart des notes que l’on a attribuées à la première lecture. Raccourcir le temps de correction c’est porter moins d’attention au travail des élèves et donc risquer, par exemple, de ne pas repérer des qualités dans un devoir appesanti par la lourdeur de l’expression.
Certes, les conditions de correction qui nous sont faites ne sont pas épouvantables en comparaison des conditions de travail de certains de nos concitoyens. Mais au nom de quoi faudrait-il sans cesse s’aligner, dans notre société, sur ceux qui ont les pires conditions de travail et de rémunération ? Mieux vaudrait améliorer celles de tous puisque nous vivons dans des pays qui s’enrichissent chaque année comme le montre l’augmentation, même faible, de la croissance. A quand un homme politique qui proposera une vraie réforme : « Travailler mieux pour vivre mieux » ? On nous répondra que ce n’est pas possible à cause des processus économiques auxquels nous sommes inévitablement soumis. Mais alors pourquoi nos sociétés s’érigent en protectrices de la liberté – individuelle - si l’on ne peut rien décider ou maîtriser ?
Hélas notre inquiétude ne s’arrête pas aux conditions de correction. La conjonction de deux réformes nous paraît préoccupante. D'une part la réforme du lycée dont on sait déjà qu'elle conduira à la disparition des filières au profit d'un tronc commun (auquel s'ajouteront des options). D'autre part la RGPP2 qui prévoit notamment une mobilité forcée des fonctionnaires3 pouvant conduire à leur licenciement sec, et donc remettant en cause le statut de fonctionnaire. Or, sans agent protégé par ce statut, qui va défendre la qualité du service public si tel ou tel gouvernement la dégrade pour faire des économies4 sur des prestations que chaque famille devra ensuite payer elle-même ? Certainement pas les vacataires éjectables qui remplacent déjà certains fonctionnaires5. Pour rappel 80 000 suppressions de postes d’enseignant sont annoncées sur 4 ans (après un peu plus de 35 000 suppressions depuis 2003). N’est-ce pas alors démagogique de déclarer que l’on va améliorer la qualité de l’enseignement en augmentant les effectifs dans des classes déjà chargées6 ?
En quoi ces réformes sont-elles inquiétantes pour l’enseignement philosophique proprement dit ? D’une part à cause du sort qui risque d’être fait à la philosophie dans ce tronc commun. En fera-t-elle partie ? Si oui à quel degré ? Etant donné la logique de diminution de la fonction publique et les critiques faites à l'enseignement philosophique, on ne peut que penser qu'elle occupera une place moindre - 2, 3 voire 4 heures maximum7 – ou qu’elle disparaîtra avec certaines séries. On pourrait penser, a priori, que cette réforme du lycée allègera l’emploi du temps des élèves et leur donnera plus de liberté de choix. Mais, en dehors de la série S, la charge hebdomadaire d’un élève de terminale n’excède pas la moyenne des autres systèmes éducatifs européens et l’horaire annuel d’un lycéen français est loin d’être le plus conséquent8. Par ailleurs, en cas d’« optionnalisation » de la philosophie, comment les élèves pourraient exercer leur liberté de choix puisque n’ayant jamais eu de cours de philosophie ils n’auraient aucun point de comparaison ? En effet pour savoir ce que l’on préfère encore faut-il avoir fait l’expérience de chacun des choix que l’on nous propose. L’effet prévisible de cette orientation sera la allégé" voire bivalent : y aura-t-il encore un Capes de philosophie ? Peut-on rompre avec plusieurs siècles de philosophie française et considérer que cette façon de penser n'est plus un des fondements ou un apport pour notre culture ? Va-t-on abandonner la pensée à des experts armés de chiffres ne remettant pas en cause leurs présupposés scientifiques ? Il faut véritablement s’interroger sur l’intérêt de la philosophie : non pas en se référant au souvenir que chacun a de son apprentissage de la philosophie en terminale – au risque de confondre cet intérêt avec l’effet que tel ou tel professeur a pu faire sur nous – mais en se demandant si ce n’est pas fondamental qu’un scientifique se questionne sur la validité de ses méthodes, qu’un médecin réfléchisse aux questions de bioéthique, qu’un juriste se pose le problème de savoir ce qui est juste ou non, qu’un entrepreneur s’interroge sur le rôle de l’économie dans la société, qu’un jeune citoyen ait une culture politique pour participer le plus librement possible à la vie publique, voire même qu’un être humain réfléchisse à comment réussir sa vie.
Yann Vetter, membre de la coordination des professeurs de philosophie de l’Académie de Lille (qui a voté une rétention des notes du bac).
1 Parmi les campagnes médiatiques irresponsables sur le prétendu arbitraire du « bac philo », notons l’intervention de L.Ferry, quatre jours avant l’épreuve de philosophie, dans « La Croix » (12/06/08). Deux réponses : http://www.mezetulle.net/article-20823340.html, http://philosophant.free.fr/article.php3?id_article=94
2 Révision Générale des politiques publiques.
3 Loi dont on peut trouver le texte intégral sur le site du Sénat : http://www.senat.fr/leg/tas07-077.html . Les articles 7 à 9 sont particulièrement redoutables puisqu’ils indiquent que chaque fonctionnaire, dont le poste sera supprimé, sera mis en disponibilité sans solde au bout de 2 ans s'il n'accepte pas l'une des 3 propositions qui lui seront faites pour se réorienter. Parallèlement seront recrutés des intérimaires.
4 Suivant ainsi le projet de marchandisation de l’Ecole Publique soutenu par l’OCDE : « Si l'on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité des services quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles et aux universités […]. Les familles réagiront violemment à un refus d'inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l'enseignement » C.Morisson, Cahiers de politique économique, n° 13, OCDE 1996
5 De plus en plus de vacataires et de contractuels, de bonne volonté mais non formés, sont employés pour répondre au manque d’enseignants titulaires (http://www.rue89.com/2007/09/25/lycee-du-93-recherche-profs-desesperement). Certains rectorats font appel à des enseignants retraités ou à des étudiants.
6 En France, le nombre d’élèves moyen par classe en lycée général est de 28 élèves (un des plus élevés) contre 18,2 en Finlande, pays souvent en tête des classements internationaux concernant l’enseignement.
7 Pour 4 heures actuellement dans les séries ES et S, 8 heures dans la série L, 2 heures en série technologique.
8 Voir l’article paru dans Libération du 27/06/08 intitulé « Les tirades de Darcos déchiffrées » http://www.liberation.fr/actualite/societe/335238.FR.php . Le site www.eurydice.org/ permet de comparer les temps scolaires entre pays de l’UE (l’Italie, les Pays-Bas, l’Espagne, l’Autriche, la Hongrie, l’Ecosse ont des temps scolaires plus élevés au lycée) et encore faudrait-il nuancer car le bac ampute de 3 semaines l’année scolaire ce qui nous fait passer en dessous de l’Allemagne et d’autres pays.
9 La discipline SES a fait l’objet d’attaque touchant son caractère trop critique. Cf l’article de Libération du 6/10/07 (http://www.liberation.fr/actualite/societe/282956.FR.php) , celui du « Café pédagogique » du 15/12/07 (http://www.cafepedagogique.net/lemensuel/lesysteme/Pages/2007/88_SESUnedisciplinesouspression.aspx).