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Billet de blog 22 avril 2015

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Sur la réforme de l'Éna et l'horizon 2017

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On se souvient généralement bien du moment démocratique qui a agité l'Europe une première fois à la fin du XVIIIe siècle, puis une seconde fois lors du printemps des Nations en 1848. Des Républiques ont été proclamées et des constitutions adoptées dans presque toute l'Europe continentale. On se souvient généralement beaucoup moins que lorsque Lincoln prononça le discours de Gettysburg en 1863, une seule République existait encore dans le monde, celle des États-Unis, et elle était engagée dans une guerre existentielle dont l'issue devrait décider si le gouvernement du peuple, par le peuple, et pour le peuple, disparaitrait de la surface de la Terre.

Cette remarque sur l'instabilité inhérente aux régimes démocratiques semble éloignée d'un débat sur l'Éna et les Énarques, mais est nécessaire pour comprendre le role de cette école. L'originalité---le génie---de la Constitution écrite par
Hamilton et d'autres fut d'intégrer cette instabilité au coeur meme des institutions afin de pouvoir préserver l'intéret général de la Nation des effets de ce qui était appelé une faction majoritaire, c'est-à-dire d'un groupe de citoyen qui serait majoritaire mais voudrait un gouvernement biaisé en faveur de ses membres au détriment de l'intéret à long terme de la Nation, son intéret général.

La protection contre une telle faction fut la concurrence des ambitions : des niveaux étatiques et fédéral se disputant les domaines de compétence, et au sein de chaque niveau l'abandon d'une séparation des pouvoirs stricte au profit d'une séparation floue permettant de contrecarrer les ambitions des uns par les ambitions des autres. Enfin, une diversité de longueur des mandats protégeait contre les effets d'une passion soudaine qui agiterait le peuple.

Ce détour américain est terminé, et devrait avoir permis de constater l'ampleur du problème. Le jacobinisme français répugne à toute division des pouvoirs gouvernementaux. Le pouvoir donné par la Constitution au Président lui permet d'éteindre toute contestation au sein des organes gouvernementaux (judiciaires,
par l'étouffement des "affaires", législatifs par le "49-3", et exécutifs par le pouvoir de nomination du gouvernement). Loin de la stabiliser, la constitution fait de la France une nation fragile à la démocratie instable. La persistence meme de la forme républicaine sur presque 60 ans en serait presque une énigme en comparaison de la brièveté des premières Républiques.

Une partie de l'explication vient de l'existence parmi les haut-fonctionnaires d'un esprit républicain qui se veut garant, au-dela des décisions politiques des présidents de passage, de la préservation de l'intéret national sous couvert de neutralité de
la fonction publique. Pour pallier aux déficiences de la constitution, il a été confié à un groupe de fonctionnaires l'administration des territoires, mais aussi la négociation, la définition, et les conditions d'application des lois.

C'est au sein de ce groupe que se forment les concurrences d'ambitions garantes de la pluralité, et les synthèses permettant de concilier les directives du législateur ou de l'exécutif avec la réalité des forces économiques et sociales du pays. Ainsi, les
hussards noirs de la République ne sont plus les instituteurs dans nos campagnes, mais les haut-fonctionnaires garants en dernier ressort de l'intéret général et dont la concurrence est au service (du Chef) de l'État.

Mais depuis quelques décennies ce moyen de gestion de l'intéret général s'intitutionnalise, c'est-à-dire qu'il se préoccupe de plus en plus de la gestion de ses intérets propres. Pour paraphraser, la concurrence entre énarques n'est plus libre et
non-faussée. Les relations avec les forces sociales et économiques passent de l'écoute à la complicité, le service de l'État devient la soumission au Chef de l'État, et les
changements induits par les électeurs créent des camarillas reproduisant en interne la hiérarchie des institutions républicaines, et fonctionnant à tour de role plutot qu'en
concurrence entre elles.
Certains proposent comme remède trivial contre cette institutionnalisation le retour à une époque révolue dans laquelle la concurrence des ambitions était réglée par la compétence plus que par les paris réussis sur la carrière de l'un ou de l'autre. Mais un tel retour n'arrive en général jamais, et les énarques d'aujourd'hui ont peu en commun avec ceux issus de la résistance dont le but était d'empecher le retour à une époque alors récente où la haute fonction publique avait trahi le peuple et la République. Il n'y a plus de Jean Moulin, il n'y a plus que des énarques ayant réussi dans la politique où les affaires pour servir d'exemple aux jeunes haut-fonctionnaires.

Pour ces derniers, le service de l'intéret général n'est plus au centre de leurs préoccupations car il est censé etre garanti par leur simple passage par l'Éna suivant l'exemple des générations précédentes. Au-delà des éventuelles dérives individuelles dans des camarillas au service de politiques hors du spectre républicain habituel, le danger pour le groupe des énarques est la division en factions dont une majoritaire pourrait confisquer l'intéret général pour gouverner en fonction de ses intérets particuliers.

De la meme manière que la neutralité du juge français instruisant à charge et à décharge est mise en cause chaque fois qu'une partie se sent lésée, la neutralité de la haute-fonction publique est mise en cause à chaque décision favorisant ou défavorisant tel secteur, entreprise, ou personne. Les pratiques de pantouflage, introduites pour permettre une meilleure connaissance des entreprises françaises, deviennent vite elles aussi suspectent de conflit d'intéret, et de suppositions de trahison de l'intéret général dans le but d'accélérer une carrière future dans le secteur privé.

Les réformes proposées consistent en général à transformer les énarques en eunuques modernes, c'est-à-dire en leur interdisant certaines carrières par peur de la corruption. Il semble pourtant qu'une solution plus stable soit possible : n'ouvrir les portes
de l'Éna qu'aux fonctionnaires déjà en place et s'assurer de la compétence des futurs élèves autrement que par les recommandations de leur supérieur. Après tout, dans les
entretiens d'embauche que fait passer Google, une partie consiste à l'évaluation du candidat par les personnes qui seront sous ses ordres, ce qui est justifié comme étant la meilleure manière d'éviter la nomination de subalternes fidèles à une personne.

Mais meme si cette méthode peut éviter des dérives trop profondes, elles n'empecheront probablement pas de nouvelles dérives. Il semble que le vrai remède pour l'Éna se trouve dans une autre pratique politique dans laquelle la définition et la
mise en oeuvre de l'intéret général serait débattue entre groupes politiques au lieu d'etre laissées aux bons soins d'experts.

ps: pas d'accents circonflexes...

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