Où est-ce ?
Karlsruhe (j'en reviens à l'orthographe moderne) est une ville moyenne à la frontière entre la France et l'Allemagne. Elle a 300 000 habitants (en tenant compte de l'agglomération, la taille est comparable à celle d'une ville comme Rennes, Montpellier ou Dijon), un joli chateau, un grand parc, et une université réputée (KIT). Mais elle est aussi la ville qui abrite le conseil constitutionnel allemand. Son emplacement n'est pas anodin: déjà éloignée de Bonn à l'époque de son institution, elle l'est encore plus de Berlin aujourd'hui. En plus d'être éloignée du centre politique allemand, elle est aussi éloignée géographiquement des centres industriels et financiers, car son rôle est de faire respecter la constitution Allemande en dehors de toutes contraintes économiques et politiques.
Qui sont-ils ?
Bien sûr, pour un français, un Conseil Constitutionnel, ça évoque d'abord de vieux grincheux, des "ex-" en mal d'un complément retraite, des politiciens qui ont été nommés pour libéré des places lorsqu'il y a trop de candidats, ou tout simplement des français nommés pour services rendus au pouvoir en place. D'après Wikipedia, les deux seuls membres actuels qui ne sont pas d'ex-élus ou qui n'ont pas travaillé dans un cabinet ministériel sont Guy Canivet (un juriste à sa place, donc), et le président du cercle "Le Siècle" (accessoirement énarque, membre de l'Académie de Médecine, Président du club de la maison de la chasse et de la nature, etc.). Cette composition est un digne témoignage de l'attachement des Présidents successifs de la République, de l'Assemblée Nationale, et du Sénat aux notions de démocratie, de constitution, et de respect des libertés fondamentales, ainsi qu'à la gaudriole et l'esprit Français que tant d'autres nous envient.
Pour en revenir aux allemands, par exemple, la composition de leur Conseil Constitutionnel (en fait, une Cour, composée de juges) est d'un ennui à mourir. La procédure de nomination des juges est similaire, sauf qu'elle n'est pas du fait des Présidents des deux assemblées, mais d'un comité au sein de chacune d'entre elles. Mais comparés à la légèreté française, les résultats sont dignes d'une choucroute géante avec double ration de patates agrémentée de bière fumée. On y trouve des magistrats de profession, des doyens ou présidents d'universités, des Prof.-Dr. Hab. en droit, études de genre, philosophie, et sciences politiques; certains ont fait une partie de leur parcours universitaire dans des universités américaines, il y a même une récipiendiaire du prix Leibniz (décerné par la Société Allemande de Recherche, une sorte de CNRS local) travaillant sur la philosophie des lois, et un ou deux politiciens. Heureusement que Chirac n'en fait pas partie, il déprimerait sérieusement...
Pourquoi en parler ?
La Cour Constitutionnelle de Karlsruhe (CCK) a été saisie par des citoyens d'un problème grave : le Président de la BCE Mario Draghi, un ex-associé de Goldman Sachs, avait annoncé en septembre 2012 qu'il était prêt à lancer un programme illimité de rachat de dettes des états (Outright Monetary Transactions, OMT) par la BCE, ce qui est a priori interdit par les traîtés. La justification en était que ce programme était nécessaire pour la normalisation des taux en Europe, et qu'en achetant des dettes à court terme, ce n'était pas réellement de la monétisation. Au passage, j'en profite pour remarquer que ce programme correspond à une revendication commune de JP Morgan (https://groups.google.com/group/random-thoughts-on-investments/attach/243626285e18f68b/JPM-the-euro-area-adjustment--about-halfway-there.pdf?part=7&authuser=0, dans la conclusion) et de Jean-Luc Mélenchon.
Un soutien aussi vaste ne devrait pas poser de problèmes, et pourtant, la CCK, après avoir décidé d'autoriser de manière provisoire ce programme le temps de travailler sur le sujet, a décidé d'examiner en profondeur la plainte, et d'interroger les intervenants (BCE et plaignants) sur plusieurs points problématiques. On peut avoir un compte-rendu détaillé des tenants et aboutissants dans un article du Spiegel (http://www.spiegel.de/international/europe/german-high-court-considers-challenge-to-ecb-bond-purchases-a-904745.html), mais je vais tenter d'en faire un résumé.
Pour commencer, si le programme n'est pas conforme au traîté, il viole les limites constitutionnelles qui ont été établies pour l'Allemagne par cette même cour lors de l'adhésion à la zone Euro. Il est donc crucial d'établir s'il vise seulement à normaliser les taux (comme le dit Draghi), ou s'il s'agit de financer le financement des états, comme le veulent J.-L. Mélenchon et JP Morgan. Mais même Mario Draghi est ambigü, puisqu'il dit que ces achats sont nécessaires pour sauvegarder la zone Euro. Cette affirmation aussi fait débat, un professeur de l'Université de Göttingen auditionné affirmant que cette sauvegarde est implicite dans le mandat de la BCE, alors que des membres de la Bundesbank divergent. Ces derniers font en plus remarquer que les programmes actuels permettent déjà aux banques de revendre à bon prix (en faisant des bénéfices) des dettes à la BCE, qui se retrouve à devoir assumer le risque de défaut des états européens.
En poussant le raisonnement une étape supplémentaire, les secteurs bancaires sont tellement importants au sein de la zone Euro que toute faillite bancaire met en danger les finances d'un État. L'Espagne, autrefois bon élève de la dette, est devenue en quelques semaines l'un des pays les plus endettés de la zone Euro en allant au secours de ses banques, et sans même purger complètement ce secteur. L'action de la BCE, même si elle plait à une partie de la gauche, la met donc à la merci des États membres (qui peuvent menacer d'un défaut), qui eux-mêmes sont à la merci de leurs banques (idem). JP Morgan est donc sur la même ligne que Mélenchon, mais pas pour faciliter le financement des états, juste pour s'assurer qu'aucune grosse banque européenne ne fera faillite. Cette ambiguïté des demandes de la gauche est aussi visible dans le cas de Chypre, dans lequel certains insistent pour que les banques puissent faire faillite (ceux qu'on désigne par l'Europe du Nord et qui comprend l'Autriche), tandis que d'autres sont prêts à tous les sacrifices à long terme, y compris le too big to fail, pour éviter les sacrifices à court terme (pertes des épargnants au dessus de 100 000€, quitte à désigner des personnes ayant une telle somme sur leur compte en banque comme de pauvres citoyens chypriotes).
Pour en revenir à la CCK, après les auditions du mois de juin, elle devrait consulter la Cour Européenne de Justice du Luxembourg (CEJ). Mais des membres ont déjà prévenu qu'ils n'en accepterait que des arguments juridiquement fondés, et qu'il n'était pas question pour la CCK de s'aligner sur celle de la CEJ, et qu'ils examineraient les décisions sur des bases juridiques exclusivement. La CCK a enfin prévenu de manière officielle qu'en cas de désaccord avec la CEJ, elle pourrait déclarer l'action de la BCE comme outrepassant les traîtés. D'après un ancien membre de la CCK, cela pourrait conduire à l'interdiction pour l'Allemagne de participer à la zone Euro si Draghi ne renonçait pas immédiatement à l'OMT.
Ultime rempart ?
Les allemands ont établi une Cour Constitutionnelle pour se protéger des dérives politiques qui iraient à l'encontre de leur loi fondamentale (Constitution). Elle s'est déjà prononcé contre des transferts de souverainté car elle jugait les institutions européennes insuffisament démocratiques, officieusement elle a fait passé le message que des Eurobonds, qui font assumer à un peuple les conséquences des actions d'un autre peuple sans que le premier ait son mot à dire étaient elles aussi anti-démocratiques, et ont sévèrement limité les possibilités du FESF. À suivre l'actualité depuis quelques années, il semble presque que cette cour, qui nous est pourtant étrangère, est le seul rempart contre les décisions politiques qui nous mettraient dans les mains des grandes banques, comme le sont les USA aujourd'hui. Les allemands sont 15% à lui faire très confiance (chiffres de 2003), alors que ce taux passe à 2% pour le Bundestag, 1% pour les syndicats, et 0% pour tous les autres. Elle est une des bases de l'ordolibéralisme, c'est-à-dire d'une économie de marché sociale tant laquelle l'État s'occupe de la partie fiscale et de la régulation des entreprises, les syndicats et les patrons du domaine économique et social, en veillant à la bonne séparation de ces différents domaines.
Alors, plutôt que de tirer sur l'ennemi héréditaire allemand qui n'«aime pas la vie» ou «a construit des camps de concentrations», on aurait sans doute à gagner à essayer de comprendre les décisions de la CCK et les justifications qu'elle nous donne. Ça nous aiderait peut-être à y voir plus clair sur ce qu'on veut vraiment pour la France et l'Europe.