Valérie Laflamme, Claire Levy-Vroelant, Douglas Robertson, Jim Smyth
Habitat et Sociétés
SOCIOLOGIE URBANISME, AMÉNAGEMENT, SOCIOLOGIE URBAINEEUROPE France
Les marges du logement sont devenues de moins en moins marginales. Les mal-logés et les non logés s'imposent sur différentes scènes en Europe, tandis qu'un nouvel ordre urbain monte en puissance, associé à des spéculations foncières et immobilières multiformes. A travers leurs réponses, les politiques publiques semblent dériver vers un traitement social de la question du logement.
Peter Malpass
Le marché du logement a toujours eu tendance à reléguer les travailleurs immigrés, les salariés à faibles revenus et tous ceux dont le droit au logement est menacé par la précarité. Les logements sociaux, dans le passé, ne leur étaient guère plus accessibles : dans beaucoup de pays en effet, ceux qui en bénéficiaient étaient, pour la plupart, salariés qualifiés, détenteur d’emplois stables et de revenus fixes relativement confortables. Notre propos, dans cet article, porte sur la politique actuelle du logement, dont l’évolution, comme celle de l’État-providence dans son ensemble, risque d’aggraver les difficultés des ménages les plus vulnérables. Il faut redéfinir le lien qui unit le logement social à l’État-providence et cesser de penser que le logement social, parce qu’il ne concerne qu’une minorité relativement faible de ménages, ne serait qu’un élément marginal de l’État-providence. La métaphore du logement social comme maillon faible de l’État providence, proposée par Ulf Torgersen (1987) a connu un franc succès auprès des spécialistes de la question mais nous avons désormais des raisons de penser qu’un changement s’impose, du moins pour certains pays européens. Les choses ont évolué, l’image a fait son temps et constitue désormais un obstacle à une bonne compréhension du phénomène.
Dans cet article, nous proposons non seulement de nous défaire de cette idée du pilier bancal, mais aussi d’adopter une autre métaphore : le logement comme soubassement de l’État-providence. Au Royaume-Uni du moins, le patrimoine immobilier semble en effet appelé à jouer un rôle de plus en plus important puisque d’autres facteurs non négligeables de bien-être viendront à en dépendre : bonne scolarisation, source de revenu et accès aux soins pour les personnes âgées.
Dans une première partie, nous ferons le point sur certains aspects bien connus du logement dans les États-providence européens et sur les interprétations qu’ils ont suscitées. Nous tâcherons de montrer dans la deuxième partie en quoi la métaphore du maillon faible n’est plus de mise. Dans la troisième partie, nous verrons que se dessine pour l’avenir un État-providence fondé sur le patrimoine immobilier. En conclusion, nous indiquerons quelques raisons de s’inquiéter d’une telle évolution.
Tendances et interprétations
Pour commencer par quelques remarques consensuelles, on ne compte plus, dans la littérature, les références aux différents obstacles qu’ont rencontrés les États-providence européens de l’après-guerre à cause, initialement, du premier grand choc pétrolier de 1973 et de la crise économique mondiale qui en a résulté. En effet, pour ces États-providence, 1973 ne fut pas juste une crise ponctuelle mais bel et bien l’amorce d’un problème chronique auquel les gouvernements, les uns après les autres, ont tenté d’apporter des réponses. S’il s’agissait au départ de chercher à contrôler le dérapage des dépenses publiques à une époque de forte inflation et de récession économique, cette tentative s’est peu à peu muée en une campagne plus idéologique de réforme et de « modernisation » des services publics, destinée à les adapter à la société de consommation contemporaine et au turbo capitalisme. Cela, malgré l’argument de Zygmunt Bauman, sur l’incompatibilité entre État-providence et consumérisme. Depuis de nombreuses années, c’est en termes de retrait, de désengagement ou de transition que les chercheurs évoquent l’État-providence. Parmi les causes avancés, l’essor de la mondialisation, l’avènement d’une société « post-fordiste » ou d’une « société du risque ». Depuis le milieu des années 1970, les gouvernements ont tendance à douter de leur capacité à mener des actions politiques efficaces pour leurs citoyens. Ils se retranchent derrière des arguments tels que la concurrence mondiale, l’emprise des mécanismes du marché et le vieillissement de la population. La modernisation et la consumérisation des services publics reposent avant tout sur l’idée que les personnes et les familles doivent être plus responsables de leur propre bien-être et compter sur leurs revenus et leurs économies pour le garantir. Le déclin du collectivisme s’accompagne d’un retour de l’individualisme. Dans ce contexte, la notion de choix devient un élément déterminant.
Les États-providences n’ont connu qu’une démarchandisation limitée du logement durant les trente Glorieuses : c’est à partir d’un tel constat que l’on a pu le considérer comme le maillon faible de l’État-providence. Comme la grande majorité des personnes, dans la plupart des pays, a continué à se loger par le biais du marché, le secteur social du logement tend à devenir synonyme de concentration accrue de ménages à faibles revenus dépendants des allocations. Le Royaume-Unis représente probablement le cas la plus extrême pour deux raisons : c’est d’une part le pays qui est allé le plus loin dans le processus de désengagement de l’État amorcé en 1980 ; d’autre part, la droite qui a mis en œuvre ce processus de retrait considérait le logement comme le domaine le plus perméable à une telle stratégie. Conjuguée aux coupes sombres dans le budget construction, la vente du parc social initiée par le Right to buy (au Royaume-Uni, une loi qui permet aux locataires des logements sociaux d’acquérir le logement dans lequel ils vivent) a conduit les spécialistes à adopter sur le logement un point de vue proche de celui de Ulf Torgersen. C’est ainsi que Ray Forrest et Alan Murie (1988) intitulent leur livre sur la vente des logements sociaux Selling the Welfare State, État-providence à vendre, ou que Michael Harloe (1995) peut dire du logement social qu’il a « conservé un statut instable et incertain aux marges de l’État-providence, puisque c’est celui des éléments considérés comme constitutifs d’un tel État qui reste le moins démarchandisé, autrement dit le plus fortement dépendant du marché ». Quant à Ian Cole et Robert Furbey (1994) ils décrivent le logement social comme « un service social mort-né au sein d’une dynamique capitaliste de relations de propriété », et s’interrogent sur ce qui a pu permettre aux gouvernements d’amputer l’État providence de sa branche logement.
Si l’on a beaucoup glosé sur les effets de la relégation du logement social en Grande-Bretagne, on peut observer des tendances similaires, bien que moins prononcées, dans d’autres pays européens. A mesure que décline le secteur locatif social, en valeur à la fois proportionnelle et absolue, les différentes formes de propriétés individuelles sont de plus en plus prédominantes. Sans nier les spécificités propres à chaque pays, l’on constate qu’à l’heure actuelle, dans la grande majorité des pays européens, plus de 50% des logements sont occupés par leurs propriétaires « partout où nous étudions les dynamiques du marchés du logement, nous constatons que la proportion des propriétaires-occupants est en hausse. Partout, le secteur locatif social est sur la défensive. (premius et Dieleman, 2002).
La part croissante des propriétaires-occupants n’est bien évidemment pas un phénomène nouveau et, comme Stuart Lowe (2004) l’a noté, elle ne devrait pas être considérée comme une simple conséquence du néolibéralisme de ces vingt-cinq dernières années. Si elle est due, en partie, à une dérégulation toujours plus avancée des marchés immobiliers, elle reflète aussi la hausse des revenus réels. Le déclin du secteur locatif social et la multiplication parallèle des propriétaires-occupants peuvent sembler justifier la métaphore du maillon faible : il est vrai que le déclin du secteur locatif intensifie la relégation et devient synonyme de faibles revenus, moindre statut social et relative médiocrité des logements ; il est vrai aussi que l’hégémonie croissante de la propriété et d’une répartition par le marché remettent en question l’application au logement social des notions de bien public et d’allocation en fonction des besoins : le logement social devient un bien de consommation comme un autre, subordonné aux moyens de chacun.
La métaphore du maillon faible suggère une différence entre le logement et les autres piliers de l’État-providence qui seraient, eux, plus stables et résistants. Elle incite à penser que la privatisation et la marchandisation ne touchent que le logement social et que les autres services seront maintenus tels quels. Il est indéniable que le logement social a constitué la cible de choix de la droite thatchérienne durant les années 1980 en Grande-Bretagne.
Le logement, fer de lance de l’État-providence
On a longtemps cru que le logement social avait été peu à peu exclu le l’État-providence, mais au lieu d’y voir un maillon faible, il est à présent plus juste de le considérer comme le fer de lance d’un prcessus de réforme qui affecte aussi, de la même façon, les autres services. Avant de poursuivre, il convient de préciser que cette analyse repose sur l’exemple britanique et qu’il ne s’agit nullement ici de suggérer la mise en place d’une stratégie délibérée d’expérimentation des réformes dans le domaine du logement avant extension aux autres secteurs. Avec recul, nous pouvons cependant constater que les différentes réformes dont le logement a fait l’objet ces trente dernières années sont aujourd’hui adoptées ailleurs.
L’État-providence modernisé qui a vu le jour en Grande-Bretagne se fonde sur une économie plus libre et plus ouverte, un rôle accru des marchés privés, un rôle réduit de l’État dans certains des principaux domaines liés au bien-être, une insistance particulière sur les notions de choix, d’opportunité et de responsabilité individuelle, et un éparpillement des organismes de gestion des services sociaux. Dans un État-providence moderne, le gouvernement cherche à minimiser sa contribution et à encourager une prise en main individuelle, une stratégie que d’aucuns ont appelé « responsabilisation »(Garland, 1996). Le logement social fait partie intégrante de cette stratégie. L’évolution du secteur ne s’est pas faite dans le sens d’une marginalisation ni d’une mise à l’écart : au contraire, elle s’accorde de mieux en mieux avec les tendances et les orientations générales de l’État-providence. Il est préférable de penser en termes de convergences, et non de divergences, autour d’un nouvel ensemble d’hypothèses et de pratiques. C’est précisément à cause de son moindre degré de démarchandisation et de la persistance d’une économie mixte que le logement social constituait un secteur de pointe pour le genre de modernisation qui se met en place aujourd’hui. Les marchés y ont toujours été bien établis et les notions de responsabilité et de choix, qui sont au cœur du vocabulaire des « modernisateurs », émaillaient déjà les discours sur la politique du logement. Dès les années 1950, les théoriciens du logements imaginaient les moyens de développer l’accession à la propriété et la location privée. Dès les années 1960 et 1970, ils testaient des solutions susceptibles de se substituer à la gestion municipale des logements sociaux. Dans les années 1980, ils exploraient et exploitaient tout le potentiel de privatisation et faisaient du logement l’un des premiers secteurs sociaux ouverts aux financements privés. Dans les années 1990, ils franchissaient une étape supplémentaire en ouvrant en bloc la gestion des services municipaux au secteur indépendant à but non lucratif. Le processus que l’on qualifie à présent de « transfert de parc » débuta en 1988. Depuis, un million de logement ont changé de mains par ce biais. A l’heure actuelle, la gestion municipale du logement social est moribonde puisque le parc continue de fondre tandis que les décisions stratégiques se prennent de plus en plus à l’échelle régionale.
Le logement social, au début des années 2000, illustre bien les conséquences d’un recul des frontières de l’État-providence. Le désengagement du « Tout-État » a réduit l’étendue du secteur social. L’abandon par le gouvernement, au milieu des années 1970, de la politique du plein emploi a rendu la propriété privée plus risquée. Mais par la réduction parallèle de l’offre et de l’envergure du secteur locatif social, par un dénigrement constant de ce même secteur, les gouvernements successifs ont forgés un contexte au sein duquel la plupart des personnes titulaires d’un emploi n’ont d’autre choix que de prendre le risque d’acheter. L’évolution de la politique locative dans le sens d’une réduction des allocations générales et du développement des formes d’aides liées aux revenus, a également contribué à stimuler l’achat plus que la location. La politique britannique du logement encourage systématiquement l’accession à la propriété, ce qui a pour effet de diminuer l’étendue du secteur locatif social. Un telle politique, qui suppose un nombre croissant d’acheteurs à faibles revenus issus de la classe ouvrière, a relativement bien fonctionné tant qu’elle s’appuyait sur le plein emploi. Mais avec l’augmentation du taux de chômage, la restructuration industrielle et le retour subséquent du chômage de longue durée, il est vite devenu beaucoup plus risqué et moins facile de se loger par le biais du marché. L’émergence récente d’un marché du travail flexible et précaire, auquel le gouvernement est favorable, a eu de graves conséquences pour les acheteurs individuels, qui sont désormais confrontés à des risques potentiellement élevés et à une grande incertitude. L’accession à la propriété n’est plus de tout repos. Les soubresauts, au cours des trente dernières années, du marché du logement britannique n’ont fait qu’aggraver la situation : les personnes les plus touchées sont celles qui perdent leur emploi dans une période de récession du marché du logement et qui ne peuvent ni assurer les remboursements de leur prêt hypothécaire, ni vendre leur logement. Durant les dix dernières années, une croissance soutenue, de faibles taux d ‘intérêt, une inflation et un taux de chômage contenus ont occulté l’instabilité du marché du logement au Royaume-Uni. On s’attend pourtant à un nouvel ajustement douloureux (Harrison, 2005).
Le logement, fondement de l’État-providence ?
Faire du logement le fondement même de l’État-providence est un pas de plus vers le concept du logement comme fer de lance d’un tel État. L’expression « fondement de l’État-providence » signifie deux choses distinctes : elle attire tout d’abord l’attention sur la façon dont le marché du logement régule l’accès aux services publics fondamentaux et à d’autres facteurs de bien-être ; deuxièmement, l’accès à certains services marchands ou subordonnés à un contrôle de ressources, comme les soins aux personnes âgées, dépend de plus en plus du patrimoine immobilier ; il est également possible de puiser dans ce patrimoine pour liquider un prêt pour études ou compenser une pension de retraite insuffisante. Le logement devient donc la base du nouvel État-providence, en tant qu’il structure la distribution des services et alimente la consommation. Nous sommes peut-être à l’aube d’un profond remaniement, qui prend sa source dans des tendances déjà anciennes mais ne résulte pas d’un choix et n’est en général, pas encore bien compris. Conjuguées à une tradition déjà bien ancrée d’encouragement à l’accession, l’individualisation et la privatisation plus récente du bien être social pourraient bien concourir à l’avènement d’un « État-providence des propriétaires ».
Pourquoi les gouvernement seraient-ils attirés par ce type d’État-providence ? Tout d’abord parce qu’il est tout à fait en phase avec les tendances consumériste et individualiste qui prévalent à l’heure actuelle, au Royaume-Uni du moins : il permet aux gens d’utiliser leurs propres ressources au mieux de leurs intérêts personnels ; en d’autres termes, c’est une définition de l’État-providence qui privilégie la notion de choix individuel. Du point de vue du gouvernement, elle a l’avantage de transférer aux individus les dépenses et responsabilités jadis dévolues à l’État. Par ailleurs, elle permet aux gouvernements de régler deux problèmes d’un coup : d’un côté, tous les gouvernements européens s’inquiètent de ce que l’on appelle « la bombe à retardement démographique » et des sommes considérables qu’il va falloir consacrer au maintien d’une retraite adéquate pour les personnes âgées, toujours plus nombreuses par rapport aux actifs. D’un autre coté, ces mêmes gouvernements tournent leur regard vers les fortunes que représentent les logements des propriétaires-occupants, fortunes qu’il est très difficile de taxer, aussi bien sur un plan politique que pratique. Le Royaume-Uni ne prélève pas d’impôt sur les plus-values des résidences principales, et malgré un certaine appréhension populaire, les droits de succession affectent moins de dix pour cent des foyers. Dans un tel contexte, il est tentant de laisser les gens gérer eux-mêmes leur patrimoine immobilier et de les encourager à en faire usage en cas de besoin.
Pour les propriétaires, le logement constitue donc la nouvelle sécurité sociale. Plus l’État réduit les prestations, (retraites, par exemples), plus il élargit les mailles du filet de sécurité sociale mis en place après 1945 ; d’un autre côté, la politique du logement est telle que les gouvernements, tout comme les consommateurs-électeurs, ont massivement investi pour maintenir des biens immobiliers et les régimes d’imposition. Dans ce contexte, les propriétaires sont rassurés de savoir que, quoi qu’il arrive aux systèmes collectifs de prestations sociales, ils peuvent compter en cas de besoin, sur les ressources qu’ils ont investies dans leur logement.
Qu’est-ce qui permet de croire que la Grande-Bretagne tend à fonder l’État-providence sur le logement ?
Premièrement, le rapport entre la carte scolaire et le prix des biens immobiliers est un indice de taille, bien que l’on manque encore d’études précises sur la question. Selon Tim Butler et Garry Robson (2003 : 5), les agents immobiliers londoniens utilisent de plus en plus fréquemment la carte scolaire comme argument de vente, un phénomène lié à l’inauguration du choix parental et à la publication du classement des établissements. Des études plus récentes suggèrent que les écoles à elles seules peuvent entraîner une surcote de 30% du prix d’une maison, et que « la valeur des maisons les plus onéreuses tient en grande partie à la valeur capitalisée des biens publics rattachés au secteur, du cadre de vie et des commerces environnants ». (Cheshire et Sheppard, 2004 : F392) Selon les mêmes auteurs : « la plupart des biens publics sont ouvertement financés par les impôts et l’on considère qu’ils sont accessibles de manière équitable à tous les foyers. L’on devrait plutôt considérer que c’est le marché du logement qui en régule l’accès. La jouissance de ces biens dépend donc du revenu du foyer tout comme les vacances à l’étranger, l’éducation privée, les services de sécurité personnelle ou un accès Internet haut débit ».
Deuxièmement, le gouvernement britannique s’est donné comme objectif, pour les cinq années de la législature actuelle, de transformer en propriétaires un demi-million de foyers supplémentaires, ce qui suppose d’attirer toujours plus d’acheteurs à faibles revenus. Les raisons de cette politique sont en partie expliquées dans un article d’Yvette Cooper (2005) (aujourd’hui ministre du logement). Elle s’y intéresse à ce qu’elle appelle « le fossé entre les riches et les pauvres », et y affirme que « les mesures d’aide à l’enrichissement et à l’accession des foyers à faibles revenus doivent constituer un pan fondamental de la stratégie de justice sociale du parti travailliste pour son troisième mandat ». Selon la ministre, c’est une bonne chose que d’encourager l’épargne par la propriété car « quand vient la pluie, on a de quoi se couvrir ». Les publications officielles mettent également en avant le fossé entre les riches et les pauvres (ODPM, 2005), et il est intéressant de noter qu’en Grande-Bretagne, pour lutter contre de telles disparités économiques, on en appelle au développement de la propriété privée. L’autre méthode, qui consiste à redistribuer la richesse par le biais de l’impôt, n’est même pas prise en compte. La position de base du gouvernement se résume donc ainsi : « quand vient la pluie » vous êtes tout seul et vous devez faire face avec vos propres moyens plutôt que de recourir à une protection sociale financée par les impôts et redistribuée selon les besoins.
Troisièmement, le gouvernement britannique se montre très intéressé par l’idée d’un État social patrimonial, qui fait la part belle aux actifs immobiliers. On a estimé qu’en 2003 le propriétaire britannique moyen détenait l’équivalent de 83 000 euros, en biens immobiliers non hypothéqués (Smith 2005). Or, pour la majorité de la population, c’est évidemment le logement qui constitue la part la plus importante de l’actif. Smith estime également que les propriétaires britanniques de plus de 65 ans possèdent 682 milliards d’euros en biens immobiliers non hypothéqués. En Grande-Bretagne, les actifs non financiers constituent un peu plus de la moitié de toute la fortune privée (52%), et il s’agit principalement de biens immobiliers (Social Trebds, 2005). Il semble donc logique de penser que la mise en place d’un État social patrimonial fera du logement la ressource de base et la clé de voûte des politiques futures.
Implications de la notion de logement comme fondement de l’État-providence
Dès lors que le logement devient le soubassement de l’État-providence, se pose la question centrale de l’inégalité. L’État-providence de l’après-guerre avait pour but de réduire l’impact des différents types d’inégalités, alors que faire du logement la base de l’État-providence, favoriserait la tendance inverse, le développement des inégalités. L’écart se creusait au sein même de la catégorie des propriétaires et deviendrait infranchissable entre-ceux là et les non-propriétaires. Les plus affectés seraient précisément ceux qui dépendent le plus des types d’aide et de soutien que dispensait l’État-providence : les travailleurs migrants en situation précaire aux marges du système ainsi que les autres catégories de personnes qui vivent de revenus faibles ou de prestations sociales. Souligner ainsi les inégalités ne revient pas à préconiser une proposition d’égalitarisme extrême ; il s’agit simplement de suggérer que, de manière générale, des inégalités réduites sont préférables à des inégalités accentuées (Wilkinson, 2005).
Le marché du logement a tendance à refléter les inégalités de revenu, puisque les mieux nantis vivent dans les maisons les plus cossues et les mieux placées tandis que les acheteurs occasionnels, à faibles revenus, doivent se contenter des habitations les plus misérables et les plus mal situées. L’idée que le marché immobilier pourrait constituer un ascenseur social est très répandue dans le débat sur logement en Grande-Bretagne, mais la métaphore n’est pas vraiment satisfaisante car le point de départ peut être différent selon les personnes et l’ascenseur ne s’arrête pas à tous les étages. Les hauts salaires ont tendance à commencer plus haut et à monter plus haut et plus vite. Les inégalités de revenu, qui se creusent depuis la fin des années 1970 et qu’ont alimentées les réductions d’impôts pour les riches dans les années 1980, ont engendré d’importantes variations des prix qui ont un impact direct sur la mobilité et l’accumulation des richesses. On a beaucoup débattu dans la littérature sur la définition et l’évaluation des gains des propriétaires-occupants et la seule chose que l’on puisse en dire, c’est qu’il y a plusieurs manières d’aborder le problème. Bien qu’on ne puisse avoir de certitudes dans le domaine, il est clair que depuis 1945 sur le marché immobilier britannique, les propriétaires britanniques ont constaté une tendance à la hausse des prix avec un taux moyen de 2,5% par an pour la période 1971-2001 ; malgré certaines périodes de baisse des prix en monnaie constante, l’immobilier apparaît comme un très bon investissement à long terme, par rapport aux actions et aux fonds de pensions. L’on peut dire de manière générale que les acquéreurs de biens immobiliers coûteux sont susceptibles d’engranger davantage de profits en valeur absolue. La période, la situation géographique et la classe sociale viennent cependant nuancer ce constat. Une étude de Chris Hamnett (1999, chapitre 4) sur les propriétaires du sud-est de l’Angleterre en 1993 met en avant des données qui confirment l’idée selon laquelle les classes sociales les mieux nanties acquièrent des maisons plus chères et réalisent des gains absolus plus élévés : mais cela est en partie dû à une plus grande mobilité - les gains reflètent le nombre de transactions et la tendance à passer chaque fois à la catégorie supérieure. Hammett (1999 : 100) conclut : Si l’on prend en compte l’ensemble de leurs opérations immobilières sur la durée [...]les cadres ont effectué des gains absolus deux fois plus importants que les classes ouvrières ; ces gains sont fonctions de leur capacité à investir davantage[...]Sur le long terme, les cadres font davantage de bénéfices que les autres groupes, en valeur absolue comme relative[...]. Pour un groupe d’acheteurs similaires, la classe sociale et le revenu ont un impact direct sur l’ampleur des gains, bien qu’à long terme la date d’achat soit le facteur le plus important dans le calcul des gains en valeur absolue. Un travailleur non qualifié qui a acquis son bien dans les années 1960 ou 1970 bénéficiera presque inévitablement d’un gain supérieur à celui d’un cadre qui a acheté il y a quelques années. Cependant, pour une durée comparable, la classe sociale redevient un facteur déterminant.
Le témoignage de Hammett concerne le sud-est de l’Angleterre, mais il faut tenir compte des disparités régionales sur le marché de l’immobilier. En 2002, le prix moyen d’une maison au Royaume-Uni était de 190 773 euros, mais dans le Grand Londres il était 306 666 euros, contre seulement 130 532 euros dans le Yorkshire ou le Humberside. Le prix moyen du Yorkshire et du Humberside ne représentait donc que 42,5% de celui de Londres, et l’écart s’est creusé au fil des ans. En 1969, le prix moyen de Yorkshire et du Humberside représentait 55% de celui de Londres. L’acquéreur d’une maison à Bradford ou Leeds en 1969 au prix moyen pour la région de 5093 euros aurait fait un bénéfice de 125 412 euros en 2002, alors qu’à Londres, pour le même investissement, il aurait gagné un peu plus de 296 000 euros pensant que les variations régionales des prix de l’immobilier sont plus importantes que celles des revenus ,qu’il est donc plus facile de devenir propirétaire-occupant dans le nord du pays.
Comme nous l’avons dit plus haut, certains facteurs tels que la qualité des services locaux, et notamment des écoles, ont un impact considérable sur les prix immobilier. Cela n’est pas nouveau, mais l’importance que revêt la carte scolaire est plus récente : un bon secteur peut entraîner une surcote de plusieurs dizaines de milliers de livres sterling. L’éducation n’est qu’un exemple de la façon dont la répartition géographique des ressources influence les prix de l’immobilier et l’on a peu de risques de se tromper en estimant que les classes les plus aisées utilisent leur pouvoir d’achat supérieur pour favoriser leur accès à ces avantages et privilèges. Les outils d’information sur la répartition géographique sont de plus en plus répandus et performants, ce qui pourrait se traduire par des décisions toujours plus judicieuses de la part des acheteurs immobiliers qui cherchent à la fois à accéder à des ressources urbaines rares et à faire fructifier leur capital. La tendance des plus aisés à se couper physiquement du reste du monde au moyen de barrière et de grilles n’est que la forme extrême d’une tendance plus générale, identifiée par Paul Cheshire et Stephen Sheppard (2004), qui consiste à rechercher le cadre de vie le plus agréable et le plus bénéfique possible.
L’égalité des chances était l’une des clés de voûtes de l’État-providence d’après-guerre, Tony Blair a récemment fait part de son ambition de créer « une société des possibles » (Malpass, 2005). Mais il nous semble évident que faire du logement le fondement de l’État-providence reviendrait à faire une croix sur l’égalité des chances, au point que les chances de réussite d’un enfant dans la vie seraient (encore plus qu’aujourd’hui) fonction du succès de ses parents (ou des ses grands parents) sur le marché du travail et de leur positionnement correspondant sur le marché de l’immobilier. Le type d’écoles fréquentées mais aussi le niveau de qualification atteint et le financement des études sont directement concernés. Il existe d’énormes disparités entre les jeunes personnes issues de famille de locataires aux revenus modestes, qui doivent décider si elles peuvent se permettre de poursuivre des études supérieures, et celles qui peuvent compter sur le patrimoine immobilier de leurs parents (ou grands-parents) pour financer leurs études universitaires. On peut s’attendre à ce que les parcours immobiliers des uns et des autres soient également différents, puisque les premiers, qui auront déjà à rembourser un crédit pour études, n’entreront vraisemblablement sur le marché immobilier que plus tard et à un niveau inférieur : ils accumuleront donc moins de richesses dans le même temps.
L’on ne peut évoquer les transferts intergénérationnels de patrimoine immobilier sans soulever la question de l’héritage, qui a toujours été considéré comme l’un des principaux facteurs d’inégalité. L’héritage permet au patrimoine de passer de génération en génération, et c’est ainsi que les riches restent riches, parfois même sans travailler (une prime à l’oisiveté). Le transfert de patrimoine entretient le handicap de ceux qui n’ont rien à hériter, ce qui permet de s’assurer que les pauvres restent pauvres. C’est en partie pour atténuer les effets d’un tel transfert que l’État-providence de l’après-guerre avait mis en avant le principe de l’égalité des chances. Or, plus nous tendons vers une définition patrimoniale individualisée de l’État social et plus il va nous être difficile de remettre en question une telle source d’inégalité.
Il nous faut à présent considérer quels sont, pour un gouvernement, les moyens concrets de faire du logement la base de l’État-providence. Le problème est double : premièrement, on peut supposer qu’il faudrait prévoir un dispositif pour ceux qui ne possèdent pas de patrimoine immobilier propre. Deuxièmement, il faudrait trouver un moyen d’inciter les gens à puiser dans leur patrimoine immobilier pour pourvoir à leurs propres besoins. Les gouvernements auraient recours, pour limiter la demande, à l’examen des ressources, aux listes d’attente, ou à d’autres expédients comme la réduction des investissements et la dégradation de la qualité. Si une telle stratégie venait à prévaloir, il est évident que les plus vulnérables et les moins aisés en pâtiraient énormément. Plus les gens désertent les services publics, plus ces services auront tendance à perdre en qualité.
Il convient enfin d’examiner un point qui n’est pas sans rapport et peut être source de préoccupation : celui du danger qu’il peut y avoir à se reposer trop exclusivement sur le patrimoine immobilier. Le marché de l’immobilier britannique alterne entre flambées et chutes, ce qui représente un risque pour les gouvernements comme pour les bénéficiaires de prestations. Une stratégie qui repose sur l’accumulation des richesses dans un marché que l’on sait volatile à court et moyen terme est évidemment risqué pour l’épargne à long terme des individus. L’on commence à parler du risque inhérent qu’il y a pour les personnes à investir trop fortement dans l’immobilier au détriment de leurs portefeuilles d’actions. Dans le même temps, le marché de l’immobilier subit des distorsions dans la mesure où les achats se font dans l’optique d’un gain potentiel et non plus dans une optique utilitaire. Il est également possible que le développement du logement comme fondement de l’État-providence en vienne à affecter les processus décisionnaires du gouvernement : l’objectif prioritaire deviendrait la protection des valeurs immobilières, puisque les conséquences d’un effondrement pourraient être dévastatrices en termes politiques aussi bien qu’en termes de bien-être individuel. Les gouvernements et les propriétaires (la majorité des électeurs) ont donc un intérêt commun, la défense des valeurs immobilières qui va à l’encontre des intérêts de la minorité non-propriétaires, pour qui l’augmentation des prix signifie simplement l’augmentation des loyers.
Il y a soixante ans, l’on créait l’État-providence pour réduire les risque et les inégalités, et pour fournir à tous une protection collective contre les vicissitudes du marché. L’on peut mesurer à quel point le contexte politique et social a changé en constatant que les politiques actuelles reposent sur une vision beaucoup plus détachée de l’inégalité et semblent parfois même conçues pour la promouvoir et la développer. Il revient à chacun de juger s’il y a lieu ou non de s’en alarmer, mais il est certain que la direction prise implique des changements défavorables aux pauvres et aux exclus.