Yasser Louati (avatar)

Yasser Louati

Co-Fondateur du Comité Justice & Libertés Pour Tous, #Racisme #Repression #Surveillance

Abonné·e de Mediapart

99 Billets

0 Édition

Billet de blog 5 février 2016

Yasser Louati (avatar)

Yasser Louati

Co-Fondateur du Comité Justice & Libertés Pour Tous, #Racisme #Repression #Surveillance

Abonné·e de Mediapart

Vidéo: A Gennevilliers, «le risque, c'est l'état d'exception permanent»

Yasser Louati (avatar)

Yasser Louati

Co-Fondateur du Comité Justice & Libertés Pour Tous, #Racisme #Repression #Surveillance

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Yasser Louati Réunion publique sur l'état d'urgence à Gennevilliers © Yasser Louati

 A Gennevilliers, «le risque, c'est l'état d'exception permanent»

13 janvier 2016 | Par Mathieu Magnaudeix

Mardi 12 janvier, le député PS Alexis Bachelay avait invité des habitants de Gennevilliers (Hauts-de-Seine) à débattre de la déchéance de nationalité et de l'état d'urgence. La plupart de gauche, et très déboussolés.

Il y aura peu de monde ce soir, alors on a placé les chaises en demi-cercle : comme au coin du feu, en beaucoup moins confortable. À la Bourse du travail de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), discret bâtiment caché au milieu d’immeubles d’habitation, seules une vingtaine de personnes sont venues discuter mardi 12 janvier attentats, terrorisme, état d’urgence et déchéance de nationalité. Le député socialiste de la circonscription, Alexis Bachelay, avait lancé les invitations sur Internet et les réseaux sociaux. Dans l’assistance, on trouve des militants socialistes, des sympathisants, des citoyens qui penchent vers la gauche. En ces temps d’état d’urgence, ce genre de rencontres est assez rare pour être signalé. « Tout ne peut pas passer par la télé. Il faut se donner le temps de se retrouver pour débattre, de discuter », dit Alexis Bachelay pour lancer la soirée.

Jeune député de la cuvée 2012, Bachelay, membre de « La Fabrique », courant du PS ni hollandais ni frondeur, refuse la déchéance de nationalité pour les binationaux. « Il ne faut pas l’inscrire dans la Constitution. Si les réponses au terrorisme nous divisent, si un climat de suspicion s’instaure, les terroristes ont gagné la bataille. » Quelques heures plus tôt, Manuel Valls a soutenu cette mesure décriée devant les députés socialistes. « 80 % lui ont expliqué qu’ils sont contre. » Combien seront-ils à la fin à oser défier le président de la République dans quelques semaines, au moment de voter ? Bachelay promet : « Nous serons un certain nombre à être inflexibles. » Comme presque tous les députés, il a voté l’état d’urgence. Mais il n’est pas béat. « Il y a eu des dérapages et des bavures. Le risque si l’on prolonge l’état d’urgence ad vitam æternam, c'est de passer d’un État de droit à un état d’exception permanent. »

A la Bourse du travail de Genevilliers, mardi 12 janvier © Mathieu Magnaudeix

C’est l’heure des témoins. Le chercheur Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, revient longuement sur les causes de l’émergence de l’État islamique, les guerres de la France, ses liens stratégiques avec l’Arabie saoudite et le Qatar, le poison du conflit israélo-palestinien. Il s’étonne des mots employés par Manuel Valls — « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». « Avec de tels mots, on entre dans une logique infernale. Il faut toujours expliquer les causes. Si on n'essaie pas de comprendre les causes profondes, on ne gagnera pas la bataille contre le terrorisme. »
Porte-parole du collectif contre l’islamophobie (CCIF), Yasser Louati raconte les dérives de l’état d’urgence, les « mosquées et les appartements saccagés », les « familles humiliées », ces citoyens « révulsés ». Dans l’assistance, une femme voilée acquiesce. Louati : « Sur les 3 021 perquisitions effectuées, il n’y a eu que quatre enquêtes antiterroristes ouvertes ! On tape sur des citoyens pour masquer les échecs de l’État contre le terrorisme. »
La parole est à la salle. La première question déclenche des rires. « Combien êtes-vous payé M. Billion quand vous allez sur BFM-TV ? » — réponse : « rien ». Les autres intervenants se font plus graves. Un homme, entre deux âges: « Personne ne parle de la défaillance des services de renseignement ! » Au premier rang, Mohamed, 42 ans, dit son désarroi: « Est-ce que je me trompe quand je pense que le PS est totalement paralysé ? Cette histoire de déchéance de nationalité est absurde. Le premier ministre donne le “la” de façon autoritaire, en niant même le droit de poser des questions. Je suis arrivé en France en 1977, je ne me suis jamais dit que je n’étais pas français. Là, pour la première fois, je me pose la question. Et face à ça, que se passe-t-il au PS ? Pourquoi ce silence ? » « Les militants socialistes le disent ! », lui lance une femme au premier rang. « Je peux vous l'assurer ! », lance un autre. « J’ai moi-même été encarté, reprend Mohamed. En-dehors de ce qu’on appelle l’extrême gauche, je ne voterai plus nulle part. »
Nasser Lajili, 33 ans, est un jeune conseiller municipal d’opposition à Gennevilliers, élu de la liste “pour une gauche fière de ses couleurs”. Il dit : « La communauté musulmane est dans une situation de peur, elle rejette la politique nationale. Ce qui fait mal au cœur, c’est que cette politique est portée par le PS. Je ne vois pas de différences avec Sarkozy. » Un adhérent CGT se lève à ce moment-là. Il grommelle discrètement : « En 2017, on les verra, les différences. » Il s’en va — « c’est de la branlette intellectuelle, ça vire à la psychothérapie collective ».
C’est ce moment qu’Horya, la femme voilée, choisit pour parler. Des mots en rafale, qui ont hâte de sortir et imposent le silence. « Je veux parler en tant que femme, musulmane, citoyenne française, citoyenne du monde. Depuis le 13 novembre je ne suis pas allée à Paris. De par mon apparence physique, je suis stigmatisée, regardée. Ma fille me dit de ne pas avoir peur, mais je ne veux pas prendre de risques. Tout ce qui se dit sur les musulmans m’atteint. J’applique ma religion et les principes de l’islam dans le respect des lois de la République. Dans mon entreprise, il a fallu une circonstance dramatique, un décès, pour que je devienne aux yeux de mes collègues une personne normale et pas un extraterrestre sorti de nulle part. Pourquoi devrais-je ôter mon foulard ? Je suis fière de le porter. » À deux sièges d’elle, une bénévole du Secours catholique, manteau et cheveux rouges, raconte le quotidien. « Depuis les attentats, depuis l’état d’urgence, des sans-papiers africains avec qui nous étions en contact ne veulent plus communiquer avec nous. Ce sont souvent des opposants dans leur propre pays. Ils ont peur d’être sous surveillance. On n’a plus de contacts. »

Alexis Bachelay se dirige lentement vers la conclusion – il est un peu bavard, ça prend du temps. « Oui, il y a eu des dérives, mais il y a aussi des garde-fous », dit-il en réponse à Yasser Louati. Le député dit sa crainte qu’en cas de nouvel attentat, « notre État de droit soit débordé ». « Si nous étions dans une démocratie apaisée, nous aurions eu une commission d’enquête parlementaire pour répondre à des questions qui restent entières. Pourquoi un tel carnage à Charlie Hebdo ? Et pourquoi, quelques mois plus tard, des attaques aussi organisées le 13 novembre ? » Bachelay finit par un appel à changer les institutions, cette « monarchie républicaine » inventée par de Gaulle que la gauche n’a jamais remise en cause. Et où les députés sont souvent condamnés à jouer les figurants.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.