Pour un journaliste, il y a peu de choses plus déchirantes que cette scène : un groupe de collègues rassemblés devant la rédaction de la chaîne de télévision mal financée Tele1 à Istanbul.
Ils avaient collectivement — au total 30 personnes — démissionné, et lorsque leur puissant communiqué a été lu à haute voix, déclarant « Nous n’abandonnerons pas », l’une d’entre elles, une jeune reporter, a éclaté en sanglots. Peu importe les tentatives de réconfort de ses amis, elle n’a pas pu s’arrêter de pleurer.
Pour un journaliste expérimenté, cela n’est pourtant pas surprenant. L’extinction de ce qui reste des médias critiques continue avec une escalade dramatique. Tele1, l’une des rares chaînes « d’opposition » restantes, fondée en 2017, a été saisie de force par l’État lors d’une descente de police en pleine diffusion.
Peu après, la Caisse de Garantie des Dépôts (TMSF) a nommé un administrateur pour diriger la chaîne, ce qui a effectivement mis fin à son indépendance éditoriale. Les programmes d’information traditionnels de la chaîne ont été brusquement remplacés par des documentaires et des émissions de santé.
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Le 24 octobre 2025, le rédacteur en chef de Tele1, Merdan Yanardağ, figure de la gauche, a été arrêté au milieu d’un scandale d’espionnage impliquant plusieurs figures politiques. L’une d’elles est le maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu, déjà emprisonné, accusé de collaboration avec les services de renseignement britanniques.
Le fait que cela coïncide avec la visite officielle du chef de l’opposition britannique Keir Starmer à Ankara est une ironie amère ; il n’a rien eu à dire sur les accusations contre le maire, dont le parti CHP est un « parti frère » du Labour dans l’Internationale socialiste. Il n’a eu d’autre choix que de louer le commerce massif d’armes entre la Grande-Bretagne et la Turquie.
Tele1 n’est pas seul. Quelques semaines plus tôt, le groupe média Habertürk, comprenant Habertürk TV, Show TV, Bloomberg HT et HT Spor, est également passé sous administration d’État en 2025. Cette mesure faisait suite à une vaste enquête contre les propriétaires, accusés de crime organisé — blanchiment d’argent et contrebande. Malgré cela, les chaînes d’information du groupe conservaient une certaine influence dans la diffusion d’informations pluralistes dans le pays.
La vague de nominations d’administrateurs témoigne d’un effort systématique pour démanteler le journalisme indépendant et consolider le pouvoir médiatique entre des mains favorables au gouvernement. Avec deux médias disparus, seules deux chaînes — sur environ 25 — restent à l’écart du contrôle gouvernemental. Il est également juste de dire que plus de 95% du journalisme en Turquie est désormais sérieusement censuré (auto-censuré).
La Turquie reste en tête dans la destruction d’une profession, et nos collègues américains avertissent de signes similaires, mais cette inquiétante tendance fait partie d’un schéma mondial que les autocrates et dictateurs poursuivent obstinément.
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Cela se voit clairement dans la dernière liste des Prédateurs de la liberté de la presse publiée par Reporters sans frontières (RSF) — qui complète leur Index mondial de la liberté de la presse. Plutôt que de classer les pays selon la liberté de la presse, cette liste identifie ceux qui la répriment. Ils sont catégorisés comme oppresseurs politiques, sécuritaires, économiques, juridiques et sociaux — tous définis par leurs méthodes contre les médias libres.
Ces oppresseurs utilisent la machine d’État pour faire taire les journalistes, recourent à l’emprisonnement ou à la violence, étranglent financièrement les médias, manipulent les lois pour censurer et incitent la société à la haine contre la profession journalistique. En 2025, leurs méthodes se sont diversifiées et approfondies, menaçant chaque aspect de l’indépendance journalistique.
Parmi les plus notoires de la liste figurent des régimes comme la Chine sous Xi Jinping, l’Arabie Saoudite sous Mohammed ben Salmane, la Russie sous Vladimir Poutine, la Biélorussie sous Alexandre Loukachenko, le Nicaragua sous Daniel Ortega, l’Azerbaïdjan sous Ilham Aliyev, le Venezuela sous Nicolás Maduro… et la Turquie, sous Recep Tayyip Erdoğan.
« Depuis les élections de 2023, violences et arrestations s’intensifient contre les professionnels de l’information lors des manifestations. Le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan use systématiquement des accusations de “désinformation”, d’“appartenance à un groupe terroriste” ou de “propagande” de celui-ci, ou encore d'“insulte au président” pour arrêter des journalistes. Pas moins de 250 journalistes ont été jugés en 11 ans pour “insulte envers le président”, dont 19 pour la seule année 2025, et 14 journalistes ont été condamnés en lien avec leurs activités professionnelles à la prison ou à des amendes .»
Et Brendan Carr, nommé par Trump à la tête de la Commission fédérale des communications (FCC) aux États-Unis, figure aussi pour « étouffer les médias d’information ou les soumettre à des pressions juridiques arbitraires ».
« Sous couvert de régulation, il lance de multiples enquêtes contre les médias jugés trop critiques envers Donald Trump – notamment ABC, NBC, CBS et KCBS – afin de les intimider. Ses enquêtes, souvent sans fondement, ont aussi servi à justifier la réduction du financement des médias publics, notamment NPR et PBS. Il menace également de bloquer plusieurs fusions et acquisitions à moins que ces groupes ne modifient leur contenu éditorial et abandonnent les politiques internes en matière de diversité, d'équité et d’inclusion.»
L’armée israélienne a été rappelée pour avoir tué au moins 220 journalistes à Gaza depuis octobre 2023, avec la mention que les atteintes aux médias dans la région, où la presse internationale n’est pas autorisée, sont restées impunies.
« Sous le gouvernement de Benyamin Netanyahou, l’armée israélienne a commis un massacre inédit dans l’histoire récente contre la presse palestinienne, tout en entretenant, via une campagne de propagande mondiale, une équivalence dangereuse entre “journaliste” et “terroriste” pour justifier ses crimes. Depuis octobre 2023, près de 220 journalistes ont été tués par l’armée à Gaza, dont 62 en raison de leur profession, selon les informations de RSF. En 2025, alors que l’enclave palestinienne reste fermée, cette répression de la presse reste impunie.»
L’utilisation de la technologie comme arme aggrave encore la répression, indique RSF. Dans la catégorie « économique » figurent Google, YouTube, Facebook, Instagram et Threads, identifiés comme des structures qui affaiblissent économiquement les médias. Selon la liste, ces plateformes, avec Amazon, contrôlent 56% du marché publicitaire mondial hors Chine. Elon Musk se sert de son réseau social X pour harceler les journalistes.
« Depuis son rachat de Twitter le 28 octobre 2022, rebaptisé “X”, Elon Musk a transformé la plateforme en vecteur majeur de désinformation. La suppression de la vérification gratuite au profit d’un modèle payant, la réintégration de comptes suspendus et les licenciements dans les équipes de modération ont amplifié la diffusion de fausses informations.»
Dans la même catégorie se trouve le magnat des médias et milliardaire Vincent Bolloré, cité comme un facteur de monopole médiatique menaçant la pluralité des médias en France. Bolloré possède de grands groupes médiatiques tels que Canal+, CNews, Europe 1 et Le Journal du Dimanche, et est connu pour exercer un contrôle influant sur l’indépendance éditoriale.
« Depuis dix ans, Vincent Bolloré étend son empire médiatique, concentrant un pouvoir inédit dans l’économie des médias. Cette concentration de médias aux mains d’un actionnaire dont les intérêts dépassent l’information, oriente lignes éditoriales et stratégies au service de réseaux économiques et politiques. Des manquements aux obligations légales d’indépendance, d’honnêteté et de pluralisme des médias audiovisuels qu’il détient sont régulièrement révélés. En 2025, RSF alerte sur des centaines de journalistes soumis à des clauses de silence, symbole d’un contrôle qui déstabilise l’espace informationnel français.»
La captivité continue des médias turcs symbolise le combat mondial crucial pour défendre la liberté de la presse contre un contrôle politique profondément enraciné et une manipulation technologique.
La liste des Prédateurs de la liberté de la presse 2025 de RSF sert de rappel fort que ces oppresseurs ne doivent pas rester impunis, et qu’il faut sans relâche rappeler au public que le journalisme indépendant est « être ou ne pas être » pour les démocraties du monde entier.