Yavuz Baydar (avatar)

Yavuz Baydar

Journalist, editor and analyst in Turkish & international media / Journaliste, rédacteur, commentateur.

Abonné·e de Mediapart

64 Billets

0 Édition

Billet de blog 12 août 2025

Yavuz Baydar (avatar)

Yavuz Baydar

Journalist, editor and analyst in Turkish & international media / Journaliste, rédacteur, commentateur.

Abonné·e de Mediapart

« Scène de crime » : Conseil de l’Europe, Strasbourg

Yavuz Baydar (avatar)

Yavuz Baydar

Journalist, editor and analyst in Turkish & international media / Journaliste, rédacteur, commentateur.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Un jour ou l’autre, chaque citoyen goûtera à la prison. »

Cette phrase cynique circule depuis longtemps parmi mes amis turcs. Le 30 mars dernier à Strasbourg, Enes Hocaoğulları, 23 ans, pensait sans doute que ce n’était qu’une image. Quelques mois plus tard, il allait en découvrir la vérité brutale.

Invité au Conseil de l’Europe comme délégué jeunesse, ce militant LGBTQ+ et ardent défenseur de la liberté d’expression venait d’être choisi pour représenter la Turquie au Congrès des pouvoirs locaux et régionaux.

Il arrivait avec la colère au ventre. Dix jours plus tôt, le maire d’Istanbul Ekrem İmamoğlu avait été arrêté sur des charges ouvertement politiques, et plusieurs de ses amis avaient été malmenés et emprisonnés dans les manifestations qui avaient suivi.

Face à l’assemblée, Enes n’a pas mâché ses mots :

« Ekrem İmamoğlu, Buğra Gökce, İlker Caniklioğlu, Zeynep Kuray, Enes Hocaoğulları… Ce ne sont pas que des noms. Ce sont des histoires.

Et j’en fais partie. J’étais là quand la police nous a aspergés de gaz lacrymogène, tiré dessus avec des balles en plastique et frappés de canons à eau. J’étais là quand mes camarades ont été arrêtés et traqués dans les rues.

Les jeunes en ont assez. Nous sommes prêts à descendre dans la rue pour reconquérir nos libertés. Notre temps est compté. Si vous cherchez un signal d’alarme, le voilà. »

Le 5 août, à son arrivée à Ankara, la police l’attend. Arrestation immédiate, direction prison. Les accusations : « diffusion publique d’informations trompeuses » et « incitation à la haine et à l’hostilité ».

Dans un pays en crise permanente, l’affaire a fait peu de bruit. Les partis d’opposition ont, pour la plupart, regardé ailleurs.

Sans surprise, l’affaire a fait peu de bruit dans une Turquie saturée de crises, où la classe politique s’affaire à vendre un « processus de paix » avec les Kurdes qui ressemble surtout à une opération de communication.

L’avocat d’Enes a rappelé que sa liberté d’expression était protégée par la Convention européenne des droits de l’homme.

Quatorze associations LGBTQ+ ont publié une lettre commune :

« Cette décision de justice est une menace claire, non seulement contre la liberté d’expression, mais aussi contre la jeunesse, l’opposition, les LGBTQ+ et toutes celles et ceux qui se battent pour leurs droits. »

Les réactions politiques sont restées timides. Les partis ont, dans l’ensemble, choisi de rester à distance.

La réponse du Conseil de l’Europe a été prudente. Marc Cools, président du Congrès des pouvoirs locaux et régionaux, s’est dit « préoccupé ».

Plus ferme, Michael O’Flaherty, commissaire aux droits de l’homme, a dénoncé « un acte de représailles contre les activités du Conseil de l’Europe ».

L’arrestation d’Enes rappelle que la fameuse loi sur la « désinformation » — utilisée généreusement pour museler les journalistes — s’étend désormais aux défenseurs des droits humains et aux acteurs de la société civile.

Si O’Flaherty a raison et qu’il s’agit bien de représailles, d’autres arrestations pourraient suivre. Ankara n’en est pas à son coup d’essai : le régime ignore depuis des années les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme et maintient derrière les barreaux Osman Kavala (depuis presque huit ans) et Selahattin Demirtaş (depuis près de neuf).

La loi sur la « désinformation », conçue au départ pour réduire les journalistes au silence, s’attaque désormais aux défenseurs des droits humains et aux militants.

Si O’Flaherty a raison, Enes ne sera pas le dernier.

La Turquie compte aujourd’hui 403 060 détenus pour une capacité de 299 924 places. Officiellement, 13 000 sont des prisonniers politiques ; les ONG estiment le chiffre bien plus élevé. Pour « désengorger », le gouvernement prévoit 11 nouvelles prisons d’ici 2027.

Tout cela dans un pays que l’Europe continue de qualifier de « solide allié démocratique ».

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.