Ce fut dans les premières heures de la nuit du 18 octobre 2017 que m’est parvenue la nouvelle de l’arrestation. J’étais en Ombrie, en Italie, occupé à effectuer une dernière relecture de mon livre « Die Hoffnung Stirbt am Bosporus » (« L’Espoir meurt au Bosphore »), et j’avais fait une pause pour me détendre et fêter mon anniversaire en solitude, sur une petite piazza dans un village reculé.
« Osman est arrêté à l’aéroport » disait le message sur mon téléphone.
Toute la nuit s’est muée en cauchemar : je connaissais Osman Kavala depuis des décennies ; il m’a toujours soutenu dans mon travail de suivi de la liberté et de l’indépendance des médias en Turquie, et dans le dialogue professionnel avec mes collègues d’Arménie et de Grèce.
Mon pressentiment était alors que ce cauchemar déclenché par l’arrestation serait un tournant, destiné à étouffer les efforts pour une société civile plus forte en Turquie, et que le pire était à craindre. Malheureusement, cela s’est avéré être vrai.
Le 18 octobre 2025, Kavala aura passé neuf ans derrière les barreaux — un symbole durable et frappant de la répression politique en Turquie.
Arrêté uniquement pour ses liens avec l’activisme civique pacifique et l’engagement culturel, l’incarcération continue de Kavala incarne la crise profonde de l’indépendance judiciaire, des droits humains et des valeurs démocratiques en Turquie.
Son cas dépasse les clivages partisans, la société civile turque, et les défenseurs de l’état de droit comme l’exemple par excellence d’un prisonnier politique détenu pour des causes civiles non partisanes.
La signification de la détention de Kavala va bien au-delà de son sort individuel. Il est devenu l’emblème principal du nombre croissant de prisonniers politiques en Turquie — civils, intellectuels, activistes, journalistes réduits au silence pour avoir exprimé des opinions dissidentes ou remis en cause le monopole du pouvoir par le gouvernement. Il devrait donc continuer de toucher profondément les observateurs internationaux.

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Kavala est une figure éminente de la société civile, entrepreneur et philanthrope, dont le travail de toute une vie s’est centré sur le dialogue culturel, la démocratisation et les droits humains. En tant que fondateur d’Anadolu Kültür, il a soutenu des projets favorisant la coexistence pacifique et la compréhension culturelle entre les diverses communautés de la Turquie.
Ses efforts ont couvert un large spectre, allant du soutien aux arts et à la préservation du patrimoine à l’autonomisation des groupes marginalisés et à l’encouragement de réformes constitutionnelles. Son engagement envers les principes d’une société ouverte s’aligne sur les normes démocratiques universelles plutôt que sur un agenda politique restreint.
Dans ce contexte, Kavala incarne l’esprit d’un acteur de la société civile véritablement investi dans l’avenir de la Turquie en tant que démocratie pluraliste. Son rôle n’est pas celui d’un opposant politique ou d’un opérateur partisan, mais celui d’un bâtisseur de ponts civiques dédié au dialogue et à l’inclusivité.
C’est cette identité non-politique mais profondément engagée qui rend son emprisonnement si révélateur — un message clair à tous les acteurs de la société civile que toute organisation indépendante et toute dissidence ne seront pas tolérées.
Dès le départ, les accusations contre Kavala ont été entachées de contradictions, d’un manque de preuves crédibles et d’irrégularités procédurales. Il a été initialement accusé de « tentative de renversement du gouvernement » lors des manifestations de Gezi Park en 2013 — un mouvement largement reconnu comme une résistance civile pacifique contre les pratiques autoritaires. L’État l’a lié sans discrimination à des théories du complot sans aucune preuve substantielle le reliant directement à la violence ou à une coordination criminelle.

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Le processus lui-même a été une parodie de justice : la détention préventive a été prolongée au-delà des délais légaux normaux, les reports du procès se sont multipliés, le droit à une défense adéquate a été nié, et un biais judiciaire a caractérisé son affaire. Malgré de nombreuses demandes de la communauté internationale et des institutions juridiques réaffirmant son innocence ou au moins l’absence de preuves suffisantes, les tribunaux ont refusé de l’acquitter ou de le libérer.
Au contraire, condamné à la réclusion à vie aggravée (sans possibilité de libération conditionnelle), il passe 23 heures par jour en isolement.
Peut‑être la condamnation la plus claire de la manière dont la Turquie traite l’affaire Kavala provient de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), qui a jugé sans équivoque que la détention de Kavala est arbitraire et politiquement motivée. La Cour a exigé sa libération immédiate, soulignant que son emprisonnement prolongé viole les obligations de la Turquie au titre de la Convention européenne des droits de l’homme.
Pourtant, en octobre 2025, le gouvernement turc continue de défier ce jugement contraignant avec un mépris flagrant du droit international et des normes judiciaires, révélant un schéma inquiétant de subjugation judiciaire au pouvoir exécutif.
En maintenant Kavala derrière les barreaux, le régime envoie un avertissement glaçant à tous les citoyens turcs qui osent remettre en cause la narration d’État.
Le message est clair : l’activisme pacifique est suspect, le pluralisme culturel est une menace, et la société civile indépendante est un ennemi de l’État. Kavala n’est pas visé de façon aberrante : il représente une répression systémique des libertés fondamentales nécessaires à toute démocratie fonctionnelle.
Huit années qui se sont écoulées ont effectivement montré l’intention officielle mise en pratique:
- La Turquie compte plus de 100 000 associations de la société civile enregistrées et près de 6 300 fondations, mais seules environ **1,5 %** peuvent effectivement s’engager dans la défense des droits et l’activisme civique.
- Le gouvernement a de plus en plus restreint les libertés fondamentales, y compris la liberté d’expression, de réunion et d’association.
- Les narratifs basés sur la sécurité et des législations restrictives, y compris les lois antiterroristes, ont servi à justifier les répressions des manifestations pacifiques, des ONG indépendantes et des réseaux d’activistes.
- La société civile fonctionne dans un climat de peur marqué par des détentions arbitraires, la violence policière, des audits politiquement motivés et le harcèlement juridique.
- L’accès aux responsables gouvernementaux et un dialogue politique significatif pour les leaders de la société civile reste gravement limité, marginalisant davantage les voix indépendantes.

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Sur la scène internationale, le nom de Kavala est devenu synonyme de la détérioration des normes démocratiques en Turquie. Il incarne un gouvernement qui exploite la justice pour neutraliser la dissidence sous le couvert de la sécurité nationale et des lois antiterroristes. Le refus systématique de la Turquie de respecter les ordres de la CEDH de le libérer expose l’instrumentalisation de la justice et l’érosion de la crédibilité de la Turquie dans le cadre européen des droits de l’homme.
Son sort a été reconnu à l’échelle internationale. Kavala a reçu le Prix européen du patrimoine archéologique en 2019 pour la préservation du patrimoine culturel turc ; le Prix Václav Havel des droits de l’homme en octobre 2023, en hommage à son engagement pour les droits humains malgré son emprisonnement injuste, et la Médaille Goethe 2025, la prestigieuse distinction officielle de l’Allemagne décernée annuellement depuis 1955, reconnaissant « le travail infatigable de Kavala dans la promotion du dialogue interculturel, du pluralisme culturel, et du soutien à la société civile en Turquie et dans la région plus large ».
Cependant, l’engagement international s’est quelque peu estompé ces dernières années, principalement en raison des basculements géopolitiques favorables au régime en Turquie. Par exemple, Kavala recevrait depuis longtemps le Prix Nobel de la paix pour l’ensemble de ses réalisations, mais les efforts de nomination jusqu’ici sont restés lettre morte. Cette réserve est certainement liée à des inquiétudes diplomatiques, fondées sur les conséquences possibles de décerner un tel prix largement mérité, ce qui risquerait de provoquer la colère d’Ankara si celui‑ci était accordé à Kavala.
Chaque jour supplémentaire que passe Kavala derrière les barreaux est un jour perdu pour la justice en Turquie. Il est clair que huit années de sa vie ont été volées et violées. Sa situation incarne non seulement un déni de justice, mais aussi une attaque directe contre la notion même de liberté politique. L’incapacité du système judiciaire turc à respecter le droit à un procès équitable dans son cas est une tache sur l’état de droit.
Osman Kavala est sans conteste le prisonnier politique numéro un de Turquie — un défenseur civil pacifique jeté dans l’ombre d’une répression politique brutale.
Son procès a été une mascarade depuis le début, ignorant outrageusement l’état de droit et les jugements de la plus haute cour européenne. À l’aube de sa neuvième année de détention, la disgrâce de sa captivité est un appel retentissant à la justice, à la raison, et au renouveau démocratique en Turquie.
L’affaire Kavala devrait servir de point de ralliement pour tous ceux qui chérissent la liberté et la justice, afin de renouveler leur engagement à tenir les gouvernements autoritaires pour responsables et à restaurer la démocratie en Turquie.
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Chronologie des batailles juridiques d’Osman Kavala:
- 18 octobre 2017 : Osman Kavala est arrêté à son arrivée à l’aéroport d’Istanbul après un déplacement, accusé de son implication dans les manifestations de Gezi Park en 2013 et de tentative présumée de renversement du gouvernement. Il est immédiatement placé en détention préventive.
- 18 février 2020 : Kavala et huit co‑prévenus sont acquittés de toutes les charges relatives aux manifestations de Gezi Park par un tribunal d’Istanbul.
- Janvier 2021 : la cour régionale d’appel d’Istanbul annule les acquittements.
- Avril 2022 : Kavala est condamné à la réclusion à vie aggravée pour « tentative de renversement du gouvernement ». Sept co‑prévenus reçoivent des peines de 18 ans.
- Décembre 2022 : ces peines sont confirmées en appel par des juridictions supérieures.
- Depuis février 2022 : le Comité des ministres du Conseil de l’Europe a engagé une procédure d’infraction contre la Turquie pour non‑respect d’un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme de 2019 ordonnant la libération immédiate de Kavala.
- 28 septembre 2023 : la Cour de cassation turque confirme la sentence de prison à vie.
- Octobre 2025 : Kavala reste emprisonné à la prison de Silivri en attendant toute nouvelle voie de recours ou décision.