Voilà donc où nous en sommes. La question longtemps murmurée dans les capitales européennes — les États-Unis sont-ils un ami ou un ennemi ? — s’est enfin cristallisée. De l’autre côté de l’Atlantique se tient une administration ignorante, arrogante et ouvertement hostile. Les illusions sont dissipées. D’ici la fin de 2025, l’ordre mondial tel que nous le connaissions s’est effectivement effondré. La guerre froide n’est plus gelée ; elle est en train d’être remplacée par quelque chose de bien plus brûlant.
L’humiliation délibérée de l’Europe par l’administration Trump, sa propension à l’ingérence politique et son hostilité croissante envers les valeurs européennes opèrent désormais à trois niveaux : individuel, institutionnel et géopolitique.
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Au niveau le plus immédiat, les Européens sont confrontés à la perspective d’une surveillance intrusive simplement pour entrer aux États-Unis. Selon de nouvelles propositions, les touristes de dizaines de pays — y compris européens — pourraient être contraints de soumettre cinq années d’historique de réseaux sociaux comme condition d’entrée. Parallèlement, la liste des interdictions de voyage s’est encore élargie, couvrant désormais 39 pays, avec l’ajout de deux nouvelles nations africaines. Sous Trump, les États-Unis — autrefois définis par l’ouverture — ressemblent de plus en plus à un État-forteresse, se refermant sur lui-même.
Ces mesures restent pourtant marginales face à l’offensive bien plus profonde aujourd’hui menée contre l’Europe d’après-guerre et ses valeurs fondatrices de droits et de libertés. L’illusion d’un ordre transatlantique stable se fissurait depuis des années, mais la nouvelle Stratégie de sécurité nationale (National Security Strategy, NSS) publiée par l’administration Trump rend désormais la rupture explicite.
Il ne s’agit pas du langage d’un allié pratiquant une franchise exigeante. C’est la voix d’un empire faisant la leçon à un continent qu’il méprise ouvertement. L’Europe, affirme le document, serait engagée sur la voie d’une « effacement civilisationnel », prétendument provoqué par l’immigration, l’intégration européenne et la perte des identités nationales. La NSS va plus loin encore : elle décrit une stratégie d’ingérence politique, promettant que Washington « cultivera la résistance » au sein des démocraties européennes contre leurs propres institutions.
Là où les précédentes administrations américaines formulaient les désaccords dans le langage d’un destin partagé, ce texte abandonne toute prétention. Le document phare de la politique étrangère trumpienne annonce une croisade idéologique : affaiblir le projet européen de l’intérieur et donner du pouvoir aux mouvements d’extrême droite déjà engagés dans son démantèlement.
Il ne s’agit en rien d’une exagération. Jonathan Freedland, dans The Guardian, a nommé la NSS pour ce qu’elle est : un plan assumé de changement de régime en Europe. Il y identifie à la fois une panique culturelle — nourrie par le mythe raciste du « grand remplacement » — et un calcul politique froid. La Chine et la Russie, traditionnellement présentées comme les principaux rivaux des États-Unis, n’y reçoivent qu’une attention superficielle. La véritable cible, c’est l’Europe. Les stratèges de Trump voient dans le nationalisme européen une opportunité : transformer de vieux alliés en satellites idéologiques. Le document parle avec admiration de coopérer avec des pays désireux de « restaurer leur grandeur passée ».
Ce tournant ne surgit pas de nulle part. La première présidence Trump avait ébranlé l’Europe, mais nombre de dirigeants — de Berlin à Londres — s’accrochaient à l’idée que la relation pouvait être compartimentée. La coopération en matière de défense se poursuivrait, les différends commerciaux seraient gérables, Trump pourrait être flatté ou contenu, et les valeurs communes survivraient d’une manière ou d’une autre.
« Pour l’instant, la plupart des alliés des États-Unis jouent simplement la montre, essayant de préserver autant de soutien que possible de Washington tout en réfléchissant à la suite », écrivent Philip Gordon et Mara Karlin dans le prochain numéro de Foreign Affairs :
« … ils le font dans l’espoir que, comme après le premier mandat de Trump, il soit de nouveau remplacé par un président plus attaché au rôle mondial traditionnel de Washington. Cette réflexion relève toutefois du vœu pieux. Trump restera en fonction encore trois ans, ce qui est largement suffisant pour que le système d’alliances se dégrade davantage ou que les adversaires profitent du vide laissé par les États-Unis. »
L’argument est limpide : l’illusion européenne n’est plus tenable.
La réaction allemande a été rapide mais prudente. Le ministre des Affaires étrangères Johann Wadephul a réaffirmé l’importance de la coopération sécuritaire, tout en soulignant que la liberté d’expression et l’organisation des sociétés libres relèvent strictement de la compétence européenne. La France, elle, a réagi plus vivement. À Paris, la NSS a été perçue comme une attaque directe contre la laïcité républicaine et l’unité européenne. L’expression « effacement civilisationnel » a été interprétée comme une provocation sans ambiguïté.
Trump et ses alliés ne dissimulent pas leurs préférences. Ils espèrent ouvertement que les partis nationalistes — le Rassemblement national de Marine Le Pen en France, l’Alternative für Deutschland en Allemagne — refaçonneront l’Europe à leur image.
Tout cela se déroule alors que l’Union européenne fait face à un agenda déjà écrasant : l’Ukraine, la transition énergétique, le déclin démographique, la souveraineté technologique. Chaque défi exige solidarité, investissements partagés et capacité budgétaire collective. Mario Draghi et d’autres soutiennent depuis longtemps que la survie de l’Europe passe par une intégration plus profonde, et non par un repli nationaliste.
Nulle part la contradiction n’est plus flagrante qu’en matière de sécurité. La NSS exige que l’Europe assume la « responsabilité principale » de sa défense, tout en sapant activement la cohésion nécessaire pour y parvenir, en soutenant des forces pro-russes et anti-UE. Comme le note Freedland, Washington semble désormais plus proche de l’objectif de longue date du Kremlin — fragmenter l’Union européenne — que de la logique fondatrice de l’OTAN. L’accueil enthousiaste réservé à la NSS par Moscou ne laisse guère de doute sur les bénéficiaires de ce virage.
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L’Europe est désormais confrontée à un choix brutal. Elle peut continuer à se comporter comme si les États-Unis restaient un allié difficile mais fiable — ou accepter que la relation transatlantique est entrée dans une phase ouvertement antagoniste.
Sur le plan de la défense, cela signifie enfin agir sur ce qui a été trop longtemps différé. L’autonomie stratégique européenne n’est plus un slogan ; c’est une nécessité urgente. La France et le Royaume-Uni, seules puissances nucléaires européennes, offrent la base d’un cadre de dissuasion crédible — à condition que la volonté politique remplace la déférence réflexe envers Washington. Les hésitations persistantes de Londres, accroché à une « relation spéciale » aux rendements décroissants, ne font qu’aggraver la vulnérabilité de l’Europe.
« Remplacer le parapluie nucléaire américain sera politiquement difficile, technologiquement complexe et extrêmement coûteux », écrivent Gordon et Karlin. « Cela pourrait même s’avérer inefficace pour dissuader des adversaires, car les forces nucléaires non américaines, beaucoup plus réduites, seraient submergées par les arsenaux bien plus vastes de la Chine et de la Russie, les agresseurs les plus probables. Mais à terme, les partenaires des États-Unis devront envisager sérieusement la possibilité de devoir disposer de leurs propres forces nucléaires, car les États-Unis pourraient refuser de les défendre. »
Que doit donc faire l’Europe maintenant ?
D’abord, accepter la réalité. L’alignement automatique des valeurs et des intérêts qui définissait autrefois l’alliance transatlantique appartient au passé. Les États-Unis de Trump ont choisi la confrontation — idéologique, politique et économique. L’Europe doit se préparer à agir de manière autonome au sein de l’OTAN et, si nécessaire, au-delà.
Ensuite, reconstruire la crédibilité de la défense sous leadership européen. La France et le Royaume-Uni ne peuvent rester des gardiens isolés de la dissuasion. Un cadre franco-britannique, intégré par des mécanismes européens ou à géométrie variable, pourrait constituer l’ancrage d’une véritable posture de défense européenne. L’Allemagne, pour sa part, doit accélérer son réarmement et l’intégration de son industrie de défense, en convertissant sa puissance économique en puissance stratégique.
Troisièmement, déployer intelligemment le levier économique. L’Europe doit conjuguer l’appel de Draghi à l’investissement commun avec un usage stratégique de son pouvoir réglementaire — notamment en matière de protection des données, de technologies et de contrôle des exportations. La coopération avec Washington ne doit plus être une dépendance à sens unique.
Enfin, l’Europe doit retrouver sa confiance politique. La NSS de Trump se moque du « doute civilisationnel » européen. Surmonter ce doute est désormais essentiel — non pas en copiant l’autoritarisme nationaliste, mais par une conviction démocratique renouvelée. La force durable de l’Europe réside dans son pluralisme : sa capacité à unir 450 millions de citoyens autour de lois et d’institutions communes.
Le monde change à une vitesse vertigineuse. Le virage autoritaire de l’Amérique offre à l’Europe un cadeau inattendu : l’occasion de se tenir debout par elle-même. Si l’Europe saisit ce moment — avec unité, ambition et le courage de défendre sa souveraineté — elle pourrait encore transformer cette crise en seconde fondation.