La soi-disant « Initiative de paix » de la Turquie, officiellement baptisée « La Turquie sans terreur », s’accélère — et vite. Mais derrière cette communication assurée se cache un tableau bien plus agité, façonné par des réalignements régionaux, des fragilités politiques internes et, surtout, une lecture déformée de la réalité.
Trois développements majeurs définissent ce moment.
D’abord, la polémique suscitée par le projet de la commission parlementaire ad hoc de se rendre sur l’île d’İmralı pour rencontrer Abdullah Öcalan — où il purge une peine de prison à vie — une initiative poussée avec insistance par Devlet Bahçeli, le chef du MHP.
Ensuite, le dilemme du CHP — sous pression judiciaire et politique — quant à la décision de participer ou non à cette délégation.
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Enfin, la « surprise » : la présence du général Mazloum Abdi, commandant des Forces démocratiques syriennes (FDS), majoritairement arabes mais dirigées par les Kurdes, au Forum pour la paix et la sécurité au Moyen-Orient (MEPS 2025) à Duhok, aux côtés d’Ilham Ahmed, coprésidente du Conseil exécutif de l’Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie. Le message qu’ils ont délivré avec les dirigeants kurdes d’Irak dessine un paysage régional qui complique encore davantage le calcul d’Ankara.
Depuis son lancement le 1ᵉʳ octobre 2024, l’initiative de Bahçeli n’a jamais été dissociable des tensions sismiques de la région. Le gouvernement l’a emballée dans un terme séduisant — « paix » — masquant une réalité politique plus brutale : depuis 2016, il n’existe en réalité plus de « conflit armé » entre l’armée turque et le PKK, à l’exception de quelques accrochages ou actes isolés.
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Depuis le référendum de 2017, la Turquie est gouvernée par un hyper-présidentialisme sécuritaire, basé sur l’unité des pouvoirs. Ce qui se met en place aujourd’hui n’a rien d’un processus de paix destiné à accorder des droits collectifs aux Kurdes : il s’agit plutôt d’un outil destiné à consolider le pouvoir et à englober tout le spectre politique dans un « Front intérieur » (« İç Cephe »), cher à Erdoğan et Bahçeli. Cette stratégie semble davantage liée à une perception trouble des menaces extérieures qu’à une volonté réelle de réformer un système devenu toxique.
Bahçeli et un noyau dur de conseillers affirment depuis longtemps — en coordination avec Erdoğan — que la Turquie fait face à un paysage régional profondément transformé. Les liens économiques ont stabilisé les relations avec le Gouvernement régional du Kurdistan irakien.
Mais la Syrie est une autre histoire. L’effondrement du système baasiste et la montée en puissance des FDS, fortes de plusieurs dizaines de milliers de combattants et dotées d’une légitimité internationale dans la lutte contre Daech, représentent une réalité que la Turquie ne peut plus aisément modeler. Le soutien discret d’Israël aux structures kurdes laïques en Syrie accentue encore les inquiétudes d’Ankara.
Le « remède » proposé ? « Réactiver » le leader emprisonné Abdullah Öcalan. En lui offrant un « droit à l’espoir » — c’est-à-dire un allègement de ses conditions de détention, comme une assignation à résidence — le pouvoir espère contrebalancer Mazloum Abdi et le projet de Rojava le long de la frontière turque.
Mais un tel plan suppose la dissolution du PKK, son désarmement total, et la capacité de convaincre les États-Unis de pousser les FDS à accepter un État syrien hypercentralisé conforme aux attentes d’Ankara. Or rien de tout cela n’est en vue — même si le PKK a formellement « dissous » son nom, sans pour autant abandonner entièrement les armes.
C’est un projet ambitieux, douteux, et qui semble déjà dépassé. Les développements à Duhok ont montré à quel point les acteurs régionaux avancent désormais dans la direction opposée.
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Au MEPS 2025, le général Mazloum Abdi a martelé un message limpide : la Syrie ne peut pas — et ne doit pas — revenir à son système centralisé de l’ère Baas. Après quinze ans de guerre, seule une décentralisation profonde est viable. Ilham Ahmed a renforcé cette idée, dénonçant le modèle ancien du « parti unique, langue unique », qui, selon elle, a réprimé toutes les communautés.
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Les dirigeants kurdes d’Irak ont abondé dans ce sens. Le président Nechirvan Barzani a expliqué qu’exiger la dissolution des forces militaires des FDS — équivalent à demander le démantèlement des peshmergas en Irak— n’était pas réaliste. Le Premier ministre Masrour Barzani partagerait pleinement cette analyse. Leur message : la Syrie est multiethnique, multiconfessionnelle et multiculturelle. Un modèle centralisé ne fonctionnera pas.
Le moment le plus frappant reste le départ soudain de la délégation turque — accompagnée de l’ex-Premier ministre Ahmet Davutoğlu — lorsqu’elle a appris la présence d’Abdi. Une douche froide. Le geste montre que le maximalisme d’Ankara n’a pas changé. La région, si.
Le forum a mis en évidence deux certitudes nouvelles : la coordination entre Kurdes d’Irak et de Syrie va s’approfondir, et les dynamiques régionales restent alignées, dans une large mesure, sur les positions américaines, françaises et israéliennes.
C’est dans ce contexte que s’inscrit aujourd’hui l’« Initiative d’İmralı », habillée d’un vocabulaire de « processus de paix », mais en réalité fragilisée.
Bahçeli semble convaincu que le dossier syrien s’accélère. Sa pression récente pour faire entrer la commission dite « fraternelle » dans une nouvelle phase, après des mois d’immobilisme, témoigne de son sentiment d’urgence. À ses yeux, il est temps — ou presque trop tard — de « réactiver » Öcalan pour freiner les ambitions kurdes en Syrie.
Sa formule spectaculaire — « Si la commission ne va pas à İmralı, j’irai moi-même » — a été interprétée comme une tension au sein de l’alliance au pouvoir. Mais cette lecture relève du fantasme de certains commentateurs qui rêvent d’un effondrement du bloc au pouvoir. La réalité est inverse.
Le partenariat MHP-AKP repose sur une vision stratégique commune. L’objectif n’est pas un processus de paix authentique, mais la consolidation d’un « front intérieur » en instrumentalisant l’idée de paix. Cela inclut la pression — voire la menace judiciaire — sur le CHP pour qu’il se joigne à l’initiative, sous le prétexte d’une menace extérieure.
L’AKP hésite pourtant à pousser plus loin : les sondages sont sans appel. Selon l’institut Metropoll, près des deux tiers des électeurs — toutes tendances confondues — s’opposent à des visites à Öcalan ou à toute forme d’amnistie.
Parmi les électeurs de l’AKP, le rejet atteint entre 55 % et 62 %.
Échaudé par le précédent processus de paix de 2013–2015 — qui lui a coûté cher lors des élections de juin 2015 — Erdoğan garde désormais ses distances, laissant la « commission » prendre les décisions, et se réservant le droit de tout arrêter, comme il l’a fait en 2015 ou en dissolvant de fait la commission parlementaire d’enquête sur la tentative de coup d’État de 2016.
Le CHP, lui aussi, se trouve piégé. Il a rejoint la commission « fraternelle » pour ne pas fâcher les électeurs kurdes, mais n’en retire aucun bénéfice. Ce sont au contraire l’IYİP et le Parti de la Victoire (ZP) qui engrangent des voix en restant à l’écart. Désormais, le CHP doit choisir : s’engager dans un processus qu’il ne contrôle pas, ou risquer une offensive judiciaire du régime.
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Quant au parti pro-kurde DEM, il reste étonnamment secondaire. Dans les provinces kurdes, l’enthousiasme est faible, selon sondages et observateurs indépendants — une situation qu’Öcalan n’apprécierait pas. Il aurait même confié à plusieurs personnalités la mission de fonder un nouveau parti, jugé plus compétent que le DEM.
Le problème de fond réside dans le caractère maximaliste des demandes d’Ankara — dissolution totale du PKK, remise des armes des FDS à Damas, soutien inconditionnel des États-Unis à la Turquie, recentralisation extrême du futur État syrien — sans offrir la moindre contrepartie tangible.
Comme l’a rappelé Nechirvan Barzani, un tel processus pourrait durer des années. Et pourtant, Ankara négocie depuis une position d’érosion institutionnelle et juridique : système judiciaire en crise, prisons surpeuplées, pressions politiques croissantes, frustration de plus en plus audible des Kurdes, et un pouvoir qui demeure obsédé par la maîtrise de l’opposition intérieure au détriment d’une approche flexible des réalités régionales.
Sur fond d’un « processus » qui ne ressemble en rien à une résolution de conflit, l’écheveau kurde de la Turquie semble, une fois de plus, mettre à l’épreuve la cohésion même du système.