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Billet de blog 31 juillet 2024

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Démocratie : le début de la fin ?

« Si nous accordons une tolérance illimitée même à ceux qui sont intolérants, si nous ne sommes pas prêts à défendre une société tolérante contre l'assaut des intolérants, alors les tolérants seront détruits, et la tolérance avec eux. » Il y a plusieurs dizaines d'années, le philosophe Karl Popper suggérait, par ces mots, qu'une bataille existentielle était inévitable. Et nous voici face aux dragons.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un article récent de mon éminent collègue John Simpson, évoquant la fin de son optimisme sur le monde en 2015, m'a ramené une dizaine d'années en arrière.

C'est en 2014, lorsque j'ai eu le privilège d'être boursier Shorenstein à la Kennedy School of Government de Harvard, que les premiers signes d'une détérioration mondiale avaient commencé à se faire sentir. Lors de nos réunions hebdomadaires avec nos pairs, j'avais remarqué que si les Américains conservaient eux leur optimisme de référence, nous n'étions nous un petit nombre à appeler à la prudence.

J'avais souvent évoqué l'"auto-coup d'État" d'Erdoğan, qui se mettait en place progressivement depuis les manifestations du parc Gezi. C’était comme un signe avant-coureur de son influence (voire une source d'inspiration) pour une nouvelle génération d'autocrates.

Le Canadien Michael Ignatieff, qui occupait alors une chaire de professeur invité à la Kennedy School, était sur la même longueur d’onde et développait un ensemble d'arguments plus globaux, émettant des avertissements. J'ai alors remarqué des haussements d'épaules comme autant de signes d’incrédulité ou d’indifférence.

Pour M. Simpson, Bill Clinton est l’exemple qui illustre le caractère illusoire de "l'équation de cause à effet" entre les médias sociaux en ligne et la formation de l'opinion publique en faveur de la liberté. Sa célèbre affirmation de Clinton y a deux décennies selon laquelle qu'il serait aussi difficile pour les gouvernements de contrôler l’internet.

"Mais au lieu que ce soit la technologie qui maîtrise les autocrates, ce sont les autocrates qui ont appris à maîtriser la technologie", écrit M. Simpson. "Dans ce nouvel âge de l'autocratie, des hommes comme Recep Tayyip Erdoğan, Narendra Modi et Viktor Orbán dirigent des pays entiers en fonction de leurs intérêts politiques personnels, rechargés de temps à autre par des élections soigneusement manipulées... Pendant ce temps, les États-Unis, dont l'opinion comptait autrefois presque partout sur Terre, semblent soudain pas plus intimidants qu'un épouvantail dans un champ de betteraves."

Le changement colossal qui a secoué le monde, le poussant à l'agitation, n'a pris qu'une décennie. Du point de vue historique, vous n'avez qu'un seul épisode comparable, celui entre la fin de la Première Guerre Mondiale et les élections allemandes de 1932. Nous savons tous comment cela s'est terminé.

En cette période là l'attention se portait sur un seul homme (le président de Weimar, mentalement attardé), alors qu’aujourd'hui nous sommes submergés par des plus ou moins clones qui se promènent en liberté avec de surcoît la pollution qu’apporte internet à leur service, et bientôt l'intelligence artificielle. 

Dans sa critique de l’excellent nouveau livre d'Anne Applebaum, “Autocracy, Inc", The Economist reprend ces conclusions fondamentales :

"Quelle que soit l'idéologie qu'ils professent, les hommes forts d'aujourd'hui n'aspirent généralement pas à grand-chose d'autre qu'au pouvoir lui-même et au butin qu'il procure. Ils ont un ennemi commun : les freins au pouvoir et le monde démocratique qui les soutient. Cet ennemi commun les incite à collaborer, à tisser des réseaux mondiaux de soutien mutuel".

Cela n'a rien d'étrange si l'on examine l'interaction entre, par exemple, Orban et Xi, ou entre Aliev et Netanyahou, ou encore entre Le Pen et Poutine. Je suis certain que nous verrons des actions beaucoup plus audacieuses suscitées par cette chorégraphie.

Ces jours-ci, je me concentre davantage sur la métaphore de Simpson qui représente les États-Unis en épouvantail. Nous n'en serions peut-être pas là si l'euphorie qu’avait suscitée l'effondrement du mur de Berlin n'avait pas pris le pas sur la réflexion stratégique nécessaire pour maintenir un équilibre bienveillant dans l'ère de l'après-guerre froide. L'histoire, comme on le sait, est un mélange de nécessité et de coïncidences, avec l'état d'esprit collectif des foules vis-à-vis du pouvoir.

Ces trois éléments, il est indispensable de créer et de maintenir une perspective solide sur l'avenir de l'humanité, fondée sur la raison. C’est la raison qui est la victime dans notre temps, "l'âge de l'irrationalité", où une bataille déterminante oppose les valeurs de l'humanisme aux forces du mal.

L'un des principaux facteurs à l'origine de cette situation consiste dans le fait que, qu’internet étant de plus en plus étranglé par les autocraties néo-fascistes, les principaux canaux de médias sociaux du soi-disant "monde libre" sont capturés par des hommes d'affaires cupides et ignorants. Ils sont tous là uniquement pour l'argent, ils ne se soucient guère des conséquences de l’accaparation de cet espace par les ennemis d'un ordre démocratique décent. Ils nourrissent les foules avec de gros mensonges et, pire encore, ils ont fabriqué des foules prêtes à les avaler.

Ce mensonge permanent ne vise pas à faire croire au peuple un mensonge, mais à faire en sorte que plus personne ne croie rien,” nous avait expliqué le professeur Hannah Arendt. “Un peuple qui ne peut plus distinguer la vérité du mensonge ne peut plus distinguer le bien du mal. Et un tel peuple, privé du pouvoir de penser et de juger, est, sans le savoir et sans le vouloir, complètement soumis au règne du mensonge. Avec un tel peuple, on peut faire tout ce que l'on veut.”

Et comme nous le constatons aujourd'hui dans la grande agitation des élections américaines, les foules, une fois en "mauvaise santé", deviennent bien plus difficiles à manipuler.

Dans un article, le commentateur Chris Hedges fait référence à un grand penseur du siècle dernier, qui a échappé de justesse à la Gestapo lorsqu'il s'est réfugié en Suisse en 1938.

Dans Hitler et les Allemands, le philosophe politique Eric Voegelin rejette l'idée selon laquelle Hitler - doué pour l'art oratoire et l'opportunisme politique, mais peu éduqué et vulgaire - aurait hypnotisé et séduit le peuple allemand. Les Allemands, écrit-il, ont soutenu Hitler et les figures grotesques et marginales qui l'entouraient parce qu'il incarnait les pathologies d'une société malade, en proie à l'effondrement économique et au désespoir. Voegelin définit la stupidité comme une perte de réalité. La perte de la réalité signifie qu'une personne stupide ne peut pas orienter correctement son action dans le monde dans lequel elle vit. Le démagogue exprime le Zeitgeist de la société.”

La démocratie n'est à l'abri de personne”, affirme Mme Applebaum.

Le plus grand test n'aura lieu que dans une centaine de jours. Le résultat définira la vie de chacun d'entre nous, sans aucun doute.

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