Avant toute chose, que le doute soit levé sur ce que cet effort n’est pas : il ne s’agira pas ici de revenir à nouveau sur la problématique du traitement médiatique du produit « Macron », et du soutien proprement invraisemblable dont sa candidature fait l’objet dans les principaux titres de presse ainsi que sur les différentes chaînes télévisées du pays. Cela, d’autres commentateurs l’ont amplement démontré et documenté, et il n’est pas besoin de revenir sur ce sujet.
Ce dont il sera question ici, c’est plutôt de la signification de la candidature d’Emmanuel Macron, et de ce qu’elle dit de l’époque que nous vivons. Car en effet, celle-ci est à bien des égards le paroxysme d’un phénomène que nous voyons se développer de manière constante depuis maintenant pratiquement 4 décennies : l’abandon de la logique partisane au profit de la recherche du « compromis droite-gauche », du « dépassement des clivages ». Il faut dire qu’en la matière, M. Macron est un sacré client : dès la création de son mouvement « En Marche ! », il a annoncé la couleur sans ambages. Depuis le jour de sa création, le 6 avril 2016, son groupement a eu à cœur de se décrire comme étant « à la fois de droite et de gauche », « transpartisan », et cherchant à « rassembler largement » dans le but mettre en valeur les talents répartis sur le territoire et de garantir l'égalité des chances à chacun en s'adonnant à la chasse aux statuts et aux corporatismes en tout genre.
Se prétendant « antisystème » en tant qu’il se donne pour objectif de bousculer le paysage politique en apportant une alternative aux clivages surannés, En Marche ! a vite été qualifié par un certain nombre de commentateurs critiques de « parti attrape-tout » ou encore de « parti-entreprise ». Chacun à sa manière, ces qualificatifs nous disent une même chose sur le mouvement créé par l’ancien ministre de l’Economie : En Marche ! est centriste. Or le centrisme, incarné jusque récemment aux rendez-vous présidentiels par François Bayrou, représente le point d’orgue de la dynamique de rapprochement progressif des partis de gouvernement français autour d’une seule et même offre politique que l’on pourrait qualifier de néolibérale.
Parti Socialiste d’une part, RPR-UMP-Les Républicains d’autre part, l’on ne peut qu’être frappé par le consensus qui règne entre ces formations politiques qui se succèdent au pouvoir depuis l’avènement de la 5ème République sur les thématiques essentielles de la vie du pays. Adhésion au récit colporté par le capital et le patronat enjoignant le corps social à se soumettre ad vitam aeternam à la logique de la compétitivité, refus catégorique de toute forme de protection de l’économie nationale au prétexte que « le protectionnisme, c’est la guerre », européisme béat et approbation enthousiaste du projet fédéral de soustraction de pans entiers de la politique publique à la délibération démocratique, remplacée par des normes inflexibles sanctuarisées dans des traités à valeur quasi-constitutionnelle… En dernière analyse, c’est la possibilité d’un projet de société alternatif qui a été enterrée. « There is no alternative », disait l’autre…
Précisément, le centrisme prospère sur la misère intellectuelle et politique de notre temps. A l’indifférenciation politique généralisée, il apporte son aboutissement : une offre politique refusant mordicus la rhétorique du conflit et de la lutte, lui préférant celle de la communion autour de concepts creux comme « le bon sens » et « la réunion de la gauche modérée et de la droite intelligente » vouée à « servir le pays ». Patrons du CAC 40, chômeurs en fin de droit, banquiers d’affaires, salariés précarisés, syndicalistes, personnel politique…tous dans le même bateau !
Cette conception eucharistique de la vie politique est en réalité une double méprise : en plus d'être une forfaiture intellectuelle, elle est aussi et surtout un mensonge politique. Et c’est paré des oripeaux de la réconciliation nationale et de la modernité qu’Emmanuel Macron s’avance avec assurance vers le rendez-vous électoral majeur de la vie politique française…
Pourquoi une forfaiture intellectuelle ? Car la conviction princeps du parti centriste relève, comme le disait déjà Frédéric Lordon de François Bayrou en 2007, de l’erreur anthropologique. Celle-ci se résume globalement à la méconnaissance de cette proposition de l’Ethique de Spinoza : « En tant que les hommes sont soumis à leurs passions, on ne peut pas dire qu’ils conviennent en nature ». De cette phrase en apparence anodine découle tout ce que les sciences sociales se sont appliquées à mettre en avant quelques siècles plus tard : le social est éminemment conflictuel. Il est traversé de divergences d’intérêt, marqué par les luttes, animé par la dialectique de l’antagonisme.
Evidemment, le social ne se caractérise pas uniquement par le conflit : il s’y manifeste de l’altruisme, de la solidarité, voire de la fraternité. Mais nier sa part de conflictualité, c’est se faire une idée tout bonnement délirante de ce qu’est un corps social et de ce que doit être la politique. Une société, c’est un regroupement d’individus et de sous-groupes œuvrant à la poursuite de leurs désirs propres et à l’atteinte des objectifs qui en découlent. Or rien ne permet de supposer que les désirs des uns n’entreront jamais en contradiction avec ceux des autres. Quoiqu’on en dise, les groupes sociaux « travailleurs salariés » et « patrons du CAC 40 » ont une divergence d’intérêts fondamentale et irréductible. De même, les militants féministes et intégristes religieux de tous bords ont une conception du vivre ensemble passablement discordante. Et l’on pourrait démultiplier les exemples de ce genre : propriétaires et locataires, laboratoires pharmaceutiques et patients, industrie agroalimentaire et petits producteurs agricoles… Qui peut raisonnablement considérer que toutes ces divergences peuvent être balayées d’un revers de la main, à la faveur d’un discours évangéliste préconisant la communion à l’échelle de la société toute entière ? Assurément, Emmanuel Macron et En Marche ! sont à ce titre le nom d’une fumisterie intellectuelle qui en fait des produits politiques d’une toxicité extrême.
Car précisément, la forfaiture intellectuelle se double nécessairement du mensonge politique. Car finalement, qu’est-ce que la politique ? Il s’agit de l’ensemble des agencements institutionnels garantissant la coexistence au sein d’un même ensemble d’individus et de groupes aux intérêts divergents. La politique est donc, pour reprendre de façon détournée la célèbre phrase de Clausewitz, « la poursuite de la guerre par d’autres moyens ».
On voit tout de suite poindre l’incompatibilité d’un tel propos avec la rhétorique centriste en général et macronienne en particulier, celle-ci s’employant à ménager tout le monde dans l’objectif de capter une part maximale du marché électoral auquel elle s’adresse. Mais il faut aller au-delà de cette incompatibilité, pour bien percevoir le caractère mensonger du discours centriste, car la rhétorique du rassemblement et de la communion cache la volonté de mettre l’appareil institutionnel national au service des intérêts du dominant structural de notre époque : le capital. Pour s’en convaincre, c’est moins dans les propositions explicites du parti centriste que dans ses non-dits qu’il faut puiser. Comme le faisait remarquer très justement François Ruffin sur le plateau de France 2 jeudi soir dans l'Emission Politique, certains termes sont tout simplement absents du programme présidentiel d’Emmanuel Macron : banque, actionnaire, dividende, CAC 40, PDG, spéculation, fraude fiscale, paradis fiscal… Tout le champ lexical permettant de penser l’emprise proprement ahurissante du capital sur la société est mis au placard. Et éviter aussi soigneusement une thématique aussi névralgique pour les sociétés contemporaines ne peut pas être le fruit du hasard, c’est une certaine façon d’expliciter le projet politique des centristes, assimilable en dernier ressort à la conservation de l’ordre établi et la préservation des privilèges des dominants.
D’ailleurs, pour porter un projet si profondément conservateur, qui de mieux que les hommes de main du capital ? Là encore, l’entourage d’Emmanuel Macron laisse peu de place au doute : Christian Dargnat, ex-directeur général de BNP Paribas Asset Management, Bernard Mourad, ancien banquier conseil de Patrick Drahi, Alexis Kohler, de la direction financière de l’armateur MSC, Pierre Nanterme, patron du cabinet de conseil Accenture, Josseline de Claussade, dirigeante du groupe Casino, Stéphane Boujnah, président d’Euronext… L’enthousiasme suscité par la candidature d’Emmanuel Macron au sein des milieux du pouvoir économique et financière ne laisse pas de place à l’interprétation. Si l’on y ajoute la sympathie affichée par le personnel politique qui œuvre de manière constante depuis 35 ans au service de l’indifférenciation politique généralisée, la coupe est pleine : Bertrand Delanoë, Gérard Collomb, Manuel Valls, Jean-Yves Le Drian, Alain Madelin, Dominique Perben, Daniel Cohn-Bendit, Robert Hue… et bien sûr François Bayrou, dont il est l’héritier politique naturel. A des années-lumière de ses prétentions à lutter contre les conservatismes donc, En Marche ! se donne à voir sous la forme d’un regroupement hétéroclite d’individus ayant partie liée au « système » auquel Macron prétend précisément ne pas appartenir, et dont la stratégie politique se résume globalement à cette fameuse phrase de Tancredi Falconeri dans Le Guépard, le chef-d’œuvre littéraire de Giuseppe Tommasi di Lampedusa : « il faut tout changer pour que rien ne change ».
De quoi Emmanuel Macron est-il le nom, donc ? Il est le nom que se donne aujourd’hui le processus d’indifférenciation politique généralisée à l’œuvre en France depuis maintenant 4 décennies, processus qui doit tout à l’adhésion inconditionnelle de la frange supposément progressiste de la société au récit néolibéral de l’absence d’alternatives à la toute-puissance du dieu argent. Révélateur d’une conception profondément erronée de ce que doit être la politique et la démocratie, ce phénomène est lié à la volonté de ne pas voir la condition des dominés pour ce qu’elle est réellement : le fruit d’une mise sous coupe réglée de la société par le capital et ses fondés de pouvoir. Voilà donc dressé le portrait du projet politique porté par Emmanuel Macron : une promesse de garder intactes les structures qui caractérisent l’ordre social néolibéral tout en versant des chaudes larmes en hommage à toutes les victimes de la précarisation et du chômage de masse. Et les mêmes causes entraînant systématiquement les mêmes effets, c’est dans une éventuelle victoire de Macron que le Front National puiserait les ingrédients nécessaires à un raz-de-marée électoral au cours des 5 prochaines années, avec à la clé le triomphe d’une Marine Le Pen dont Macron et son monde prétendent pourtant être l’antidote.