Serge Quadruppani a publié un texte m’accusant de perdre la boussole s’agissant des volontés d’un « peuple », auquel j’appartiens, et qu’apparemment il connait fort mal. Il ne semble pas non plus avoir compris la logique de mon argumentation. Je précise donc la chose :
- A) La rumeur que je critiquais, dans ce premier texte sur Kamel Daoud, concerne l’interdiction d’écrire sur la décennie noire en Algérie, reprise en boucle par la presse. J’ai apporté des preuves tangibles réfutant cette rumeur. On pourra aussi se referrer aux papiers de Christiane Chaulet-Achour que je cite dans mes récents écrits (il s’agit également de l’une de ses démonstrations).
- B) Cela m’amène à préciser les contours de la loi de réconciliation nationale, sur laquelle j’ai publié plusieurs articles et un ouvrage scientifique paru chez Palgrave et en Algérie (Crime and compensation in North-Africa). Il y est question en effet de l’instrumentalisation ou l’utilisation de la « tragédie nationale» (selon la formule officielle) pour porter atteinte à l’Algérie et à ses institutions.
- C) J’explique les raisons de cet article de la loi : c’est une réponse à la thèse du « qui-tue-qui », qui a largement été propagée depuis la France, en particulier par François Gèze. Dès 1997, il publie dans la revue Esprit, un article intitulé « Algérie, pourquoi le silence ? », puis développe cette thèse notamment sur le site Algeria Watch. Il s’agit, en fait, d’une transposition à l’Algérie de la « guerre sale » (guerra sucia) qui a eu lieu dans les années 60’, 70’, 80’ en Amérique latine. On connait l’intérêt premier de François Geze pour l’Argentine.
Or la thèse du « qui-tue-qui ? » – qui impute aux services de l’Etat algérien des massacres et des exécutions prémédités de civiles ; le tout sur ordre de la hiérarchie – n’est pas corroborée par un travail sérieux. Je ne sais si je me dois d’être désolé d’être le scientifique que je suis et de ne pas me contenter de quelques témoignages publiés, à bon compte, par François Geze et d’autres éditeurs français. Cette thèse est de plus très décriée en Algérie par des acteurs de cette décennie et des intellectuels, et notamment par des opposants aux divers pouvoirs, que personne ne veut écouter en France – y compris Serge Quadruppani qui ne s’appuie que sur des sources françaises (et en particulier Salima Mellah et Jean Baptiste Rivoire, deux journalistes qui ont été très actifs dans la thèse du « qui-tue-qui ». Salima Mellah a par ailleurs contribué aux ouvrages de François Gèze sur l'Algérie et au site Algeria Watch). Par ailleurs, malgré des tentatives (notamment en Suisse avec la plainte de l’ONG TRIAL), aucun responsable de l´’époque n’a été condamné. La justice internationale – à l’exception du cas Suisse – n’a pas jugé les éléments assez probants pour engager des poursuites ; et quand elle l’a fait – comme ce fut le cas en France avec l’affaire des frères Mohammed (Nîmes) –, elle a dû les abandonner et même a été condamné en retour (croisement des sources ici, ici, et s’il est permis de mettre des sources algériennes : ici, ici et ici).
Toute cette polémique sur le « qui-tue-qui ? » et sur les « certitudes » que certains peuvent avoir, ici, s’agissant de l’Algérie n’émerge pas ex-nihilo – que sait-on de « ce que le peuple algérien veut » en France, dés lors que l’on a pas réfléchi à cette hégémonie culturelle qui « autorise à parler au nom de l’Algérie et du peuple algérien » ? Idem pour le hirak (mobilisé par Serge Quadruppani)… ou plutôt les hiraks, pour être analytiquement plus précis…
Développement…
L’enfer, c’est les autres.
Mais « si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l'autre ne peut être que l'enfer », précisait Jean-Paul Sartre[1]
Disons-le tout de go ! Il y a un problème, en France, avec l’Algérie. Et celui-ci imprègne malheureusement la sphère académique. Récemment, la sociologue Marnia Lazreg a fait paraître un texte critique sur le révisionnisme français et l’élimination de la révolution algérienne[2], qui illustre les problèmes qui minent, 60 ans après l’indépendance, l’établissement d’un savoir historique sur la guerre de libération nationale algérienne, et in fine sur le système colonial auquel elle a mis fin. Cet effacement de la révolution algérienne s’articule, en réalité, à un déni du passé colonial, mais aussi aux métamorphoses actuelles du colonialisme. Henri Alleg, qui dénonçait déjà la torture durant la guerre de libération nationale (La question, 1958), faisait cinquante ans plus tard (en 2010) le constat amer du déni colonial en France[3]. Il expliquait, dans un entretien pour L’Humanité, entres autres choses, que :
« Ceux qui ont mené la guerre d’Algérie, les gouvernants à Paris comme les dirigeants colonialistes en pied en Algérie, ont tout fait pour dissimuler au peuple français la vérité de la colonisation et des horreurs commises pendant la guerre. Ils ont sciemment caché cette vérité, derrière le paravent des droits de l’homme, du respect des individus, pour des raisons politiques. Pas seulement à l’égard de la guerre elle-même : la vie des Algériens sous le régime colonial était une insulte quotidienne aux valeurs dont se réclame la France » et de rajouter plus loin : « Pendant très longtemps, les promoteurs de cette politique [tortures et crimes coloniaux] sont restés dans les rouages du pouvoir. Aucun d’entre eux n’a jugé la conduite de la France en Algérie indigne d’un peuple qui prétend être à l’avant-garde de la lutte pour les droits de l’homme. Pour des raisons bassement politiques, pendant des années, personne n’a soulevé le problème. On a enterré le passé ».
Ce déni colonial transparait également dans le fameux rapport Stora, commandé par Emmanuel Macron. « Questions mémorielles », « enjeux de mémoires », « contentieux mémoriels » sont les expressions utilisées dans cet « inventaire à la Prévert, [où] l’auteur fouille dans l’histoire, trie et sélectionne, nivelle et hiérarchise »[4]. Autre forme de déni : le refus – par l’artifice de la mémoire – de rendre compte du sens politique de l’histoire. Dit simplement, il n’y aurait jamais eu la souffrance des rapatriés ou celle des harkis sans la conquête coloniale criminelle, la colonie de peuplement, le code de l’indigénat, 132 années de crimes coloniaux et de mépris. Déni encore : le refus d’accorder aux Algériens – via les digressions orientales sur l’insuffisance et donc l’inutilité des excuses (pp. 78 et suivantes du rapport Stora) – la possibilité de réclamer si ce n’est la justice, du moins un pardon sincère. Déni du passé colonial aussi et surtout chez Emmanuel Macron qui s’articule au colonialisme actuel, impliquant notamment la France.
Macron et le déni du colonialisme
« La colonisation est un crime contre l’humanité ! » Telle était la déclaration d’Emmanuel Macron, à Alger, le 15 février 2017, alors en campagne pour les élections présidentielles françaises. Moins de cinq ans plus tard, le 30 septembre 2021, le même s’interrogeait publiquement sur l’existence d’une nation algérienne, avant la conquête française, et critiquait la « rente mémorielle » du « régime politico-militaire » algérien. Ces propos – rapportés par le quotidien Le Monde – avaient suscité la colère d’Alger et une crise diplomatique relativement importante entre les deux pays (avec le rappel de l’Ambassadeur algérien). Cet épisode a fait l’objet de plusieurs papiers dans la presse mais, à ma connaissance, ni le double implicite des propos rapportés, ni le contexte d’énonciation n'avaient fait l’objet d’un éclairage d’ensemble.
Comment est-on passé d’une dénonciation sans équivoque de la colonisation à une valorisation, par quelques biais détournés, de la mission civilisatrice de la colonisation ? En effet, l’interrogation concernant l’existence de la nation algérienne est anachronique mais elle participe, implicitement, de l’idée que l’Algérie serait une création française – comme aiment à le répéter, encore de nos jours, les partisans de l’extrême droite, et notamment Éric Zemmour. Anachronique car le concept même de nation n’a pas en 1830, au début de la conquête coloniale, la même signification et la même portée politique qu’il peut avoir actuellement. La « nation », avant la révolution française, avait majoritairement la même signification que « peuple » ou « ethnie ». C’est au moment de la révolution française et tout au long du 19ème siècle que le concept acquiert, progressivement, une dimension nouvelle et que l’idée politique de nationalisme émerge. Qu’elle soit due à « l’universalisation de la classe des clercs » (Ernest Gellner) ou au développement d’une « communauté imaginée » grâce au large déploiement de l’imprimerie et de la presse (Benedict Anderson), force est de constater que la construction des nations politiques et du nationalisme est un phénomène relativement récent dans l’histoire de l’humanité (19ème siècle et courant du 20ème siècle).
Aussi, pour être précis, le peuple algérien – ou la nation algérienne au sens originel – est une réalité sociale qui émerge dès la période du royaume de Numidie (IVème siècle av. J. C.) et se poursuit au-delà de la régence d’Alger. Quant au nationalisme algérien, et la nation algérienne au sens moderne du terme, ils apparaissent eux dans la première moitié du 20ème siècle, comme les fruits de la résistance à la colonisation. Le nationalisme algérien s’est ainsi constitué par complémentarité et relais de différents mouvements politiques : celui des Jeunes Algériens et de la Fédération des élus (revendiquant l’égalité et l’assimilation), celui des Oulémas de Ben Badis (désirant l’égalité tout en cultivant la différence entre populations musulmane et européenne), celui de l’Étoile nord-africaine de Messali Hadj (revendiquant clairement la séparation et l’indépendance), ce dernier mouvement ayant donné naissance au PPA (Parti du peuple algérien) puis au MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques). Le CRUA (Comité révolutionnaire d’unité et d’action) créé en avril 1954, devenu le FLN (Front de libération nationale) en novembre 1954, est un groupement ayant fait scission avec le MTLD. À l’instar de ce que Benedict Anderson (1996) disait des mouvements nationalistes de la « dernière vague », ceux d’Algérie apparaissent comme les produits des transformations coloniales sur la société algérienne. Ils se sont ainsi construits sur les ruines des solidarités communautaires et selon des logiques et des discours empruntant aux idéologies véhiculées par les États-nations de l’Europe et, en particulier, aussi paradoxal que cela puisse paraître, de la France. Ces mouvements politiques créeront l’idée d’une nation politique algérienne, en opposition au code de l’indigénat, ce « monstre juridique » français comme le qualifie Olivier Le Cour Grandmaison (2007).
La question de savoir s’il existait une nation, au sens moderne du terme, algérienne avant 1830 est donc anachronique pour un monde se concevant alors très largement en d’autres termes. Mais elle indique implicitement autre chose : la France aurait fait passer l’Algérie du stade de la barbarie à celui de la civilisation – d’un conglomérat de tribus à une nation politique. C’est là l’idée même de la mission civilisatrice de la colonisation qui relève in fine de l’idéologie évolutionniste, idéologie scientifiquement discréditée depuis plus d’un siècle, mais qui imprègne encore quelques esprits fragiles et chafouins.
Le second élément implicite, dans les propos tenus par Emmanuel Macron, découle du premier. La France, puisqu’elle aurait fait passer l’Algérie du stade de la barbarie à celui de la civilisation, aurait naturellement une position d’autorité morale, singulière, vis-à-vis de ce pays. Dit autrement, cette question (anachronique) ne se pose en France, notamment dans les hautes sphères, que s’agissant de l’Algérie, et aucun autre pays. Et ainsi de suite pour la « rente mémorielle » et le « régime politico-militaire ». Ces expressions en disent davantage sur le positionnement de celui qui l’énonce. Et sur l’hégémonie culturelle qui l’autorise.
On me permettra ici quelques remarques supplémentaires à propos de ces expressions. Tous les pays, la France compris, commémorent, ravivent et valorisent des pans de la mémoire nationale. Mais étrangement seul l’Algérie serait dans la « rente mémorielle ». Quant au « régime politico-militaire » : rarement un chef de l’État a pu user publiquement de ce type de qualification s’agissant d’un pays tiers. Mais cela est autorisé en France s’agissant de l’Algérie ; Ni le Maroc qui occupe illégalement et militairement le Sahara Occidental, ni Israël qui colonise et martyrise la Palestine, ni l’Arabie Saoudite qui décime le peuple du Yémen et dépèce les journalistes opposants politiques, ni l’Égypte dirigé de fait par un maréchal – pour ne citer que quelques bons clients de l’industrie militaire française[5] – ne sont qualifiés de « régime politico-militaire » par Emmanuel Macron. Seul l’est l’Algérie. Et, plus ironique encore, elle l’est aux yeux d’un président qui a le bilan répressif que l’on sait – une trentaine d’éborgnés, 5 mains arrachés, plusieurs morts de faits de violences policières – et qui, en toute humilité, devrait apprendre un peu plus de l’expérience algérienne en matière d’encadrement des manifestations[6].
Le contexte
Quelques heures avant les propos d’Emmanuel Macron sur la nation algérienne, la Cour de justice de l’Union européenne avait pris position en conformité du droit international, et donc en faveur de la requête du Polisario (mouvement politique représentant le peuple Sahraoui), s’agissant de l’exploitation illégale des ressources naturelles dans le Sahara Occidental. Dans les deux arrêts du 29 septembre 2021, la France apparait avec le Maroc dans la partie défenderesse (annexes 1 et 2). Dans l’un des deux, l’Espagne figure avec ces deux pays. Très concrètement, la cour de justice de l’Union Européenne venait de donner raison au Polisario, représentant légitime du peuple Sahraoui, dans ses requêtes s’agissant de ce territoire occupé illégalement par le Maroc, pillé de concert avec des pays de l’Union Européenne, France et Espagne (ancienne puissance occupante) en tête.
Dit plus simplement, pendant qu’Emmanuel Macron s’interrogeait sur la nation algérienne, la Cour de Justice de l’Union Européenne énonçait formellement, et en droit, que la France participait au pillage de la dernière colonie d’Afrique.
Une centaine de chercheurs internationaux avait averti, en avril 2018, l’opinion publique et le Président de la République de la lourde responsabilité de la France dans la non-décolonisation du Sahara Occidental (L’Humanité, 18 avril 2018)[7]. Plutôt que de se conformer au droit international et après avoir reconnu la colonisation comme un crime contre l’Humanité (déclaration du candidat E. Macron à Alger en février 2017), les autorités françaises soutiennent de fait la colonisation marocaine de ce territoire non-autonome des Nations unies. Depuis la première élection d’Emmanuel Macron (2017), le soutien de la France à cette entreprise coloniale s’est d’ailleurs renforcé : installation d’une délégation de la chambre française de commerce et d’industrie à Dakhla, dans la partie illégalement occupée par le Maroc (1er mars 2019), mise en place via l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) de partenariats scientifiques maroco-français couvrant le Sahara Occidental[8], ouverture d’une antenne du parti présidentiel, LREM, à Dakhla également (8 avril 2021). La déclaration du candidat Emmanuel Macron à Alger en février 2017 n’aura été en définitive qu’une énième supercherie, un artifice de communication, un autre « en même temps ».
On ne peut écarter le fait que les propos d’Emmanuel Macron aient été énoncés en réaction à cette décision potentiellement couteuse pour les intérêts français – la France ayant fait appel des décisions de la Cour de Justice de l’Union Européenne – et sous forme de menaces implicites vis-à-vis de l’Algérie. Ce pays soutient en effet depuis ses débuts le Polisario et la République Arabe Sahraoui Démocratique (RASD), comme cela est souvent rappelé en France. Mais jamais la presse n’explique que ce soutien demeure strictement conforme aux résolutions de l’ONU[9] et à la charte de l’organisation de l’Unité Africaine (Addis-Abeba, 1963)[10], document fondateur de l’Union Africaine (dont la RASD est membre). Cette dernière établissait deux principes clairs pour toute l’Afrique : d’une part le respect des frontières héritées de la colonisation, afin d’éviter les potentiels conflits de frontière entre les pays nouvellement décolonisés (règle rappelée à la Conférence du Caire de 1964) ; d’autre part le soutien aux mouvements de libération nationale dans les territoires non encore décolonisés, comme cela est le cas du Polisario, s’agissant du Sahara Occidental, ancienne colonie espagnole actuellement illégalement occupé par le Maroc.
En somme les propos d’Emmanuel Macron mettaient à nue sa vision rétrograde de la colonisation, alors même qu’ils étaient tenus simultanément à une entreprise d’exploitation coloniale – Sahara Occidental – impliquant directement la France et les autorités françaises. Quelques jours après (9 octobre et 19 octobre 2021), le quotidien Le Monde publiait – fort opportunément – deux tribunes de professeurs d’origine algérienne, exerçant en France, deux « bons démocrates » et « défenseurs des droits de l’homme » (petite pensée à Henri Alleg), venant à la rescousse d’Emmanuel Macron s’agissant du soi-disant « régime politico-militaire » algérien[11].
Du déni du colonialisme au strabisme actuel
« Dans la partie de l'Orient dont je puis parler avec une certaine expérience directe, on peut très bien compter cette adaptation de la classe intellectuelle au nouvel impérialisme comme un triomphe de l'orientalisme » (Edward W. Saïd, 1997 : 347)
Si les rapports avec autrui sont tordus, viciés, alors l'autre ne peut être que l'enfer, précisait Jean-Paul Sartre. Il en va ainsi pour l’Algérie. Retour d’expérience.
Début du mois de mars 2019, la mobilisation populaire, le hirak, vient tout juste de surgir, en opposition à la tentative de 5ème mandat d’Abdelaziz Bouteflika. Je publie, à la demande d’AOC, un papier, intitulé « Algérie : brève sociologie d’une deuxième révolution » (13 mars 2019)[12]. J’y utilise la métaphore de la « zawiya » pour parler de l’État algérien sous les dernières années de Bouteflika. J’y développe aussi l’idée d’un « murissement », plutôt que d’un réveil citoyen en Algérie. Mes analyses permettent de résoudre les problèmes posés par cette thèse simpliste et absurde du « régime militaire à façade civile », véhiculée par des commentateurs médiatiques en France. Elle trouve d’ailleurs à être reprise par des intellectuels algériens exerçant en France comme en Algérie[13]. Comment en effet admettre qu’une nation fière d’avoir acquis son indépendance les armes à la main, face à la puissance coloniale, mobilisée seule contre le péril islamiste (décennie 90’), ayant mis fin à la mascarade de cinquième mandat des partisans de Bouteflika, accepte d’être menée à la baguette par un quarteron de militaires (cachés quelque part) plusieurs décennies durant ? Comment comprendre qu’un « régime militaire à façade civile » (selon l’expression convenue dans cette rive de la Méditerranée) s’accommode pendant plusieurs années d’un président terrassé par la maladie, incapable de se mouvoir et de parler distinctement ? Ne fait-on pas mieux comme façade ? Comment expliquer également (et par la suite), que ce soit Abdelmadjid Tebboune, et non pas Azzedine Mihoubi (que la presse présentait à l’époque comme le candidat de l’armée), qui ait été élu président en décembre 2019 ?[14].
La multiplication de commentaires médiatiques aussi stéréotypés qu’inaptes, m’amène à rédiger un deuxième texte, intitulé « ‘Système’, ‘caste’, ‘clan’ et ‘ruses’ en Algérie : médiocrités et apories de l’analyse médiatique ». Celui-ci parait dans AOC le 22 mars 2019[15]. À la mi-mars également, j'ai proposé à des quotidiens français un article qui annonçait le positionnement de l’armée algérienne dans le processus de transition (accompagnement de cette révolution pacifique, plutôt que sa répression ou la confiscation du pouvoir ; transition constitutionnelle avec retour aux urnes). Refusé, ce texte est paru en Algérie le 25 mars (Le Soir d'Algérie)[16], la veille de l'annonce de l'application de l'article 102 par Gaid Salah. Toutes mes analyses ont ensuite été « refusées » dans la presse et les grands médias français. Bien que corroborées par les développements politiques en Algérie, celles-ci ne collaient pas avec la « doxa » médiatique en France. J'ai continué à publier en Algérie et ai regroupé, comme témoignage, l’ensemble de mes textes dans un ouvrage paru aux éditions de l’ANEP, à Alger, en septembre 2021[17].
Procès en légitimité
Les discours médiatiques, et parfois politiques et académiques, à l’égard de la nation algérienne, de son État et de ses gouvernements, souffrent bien souvent d’un procès en légitimité – à mettre en relation avec le déni colonial – qui empêche une lecture sereine des réalités algériennes et la venue de relations apaisées entre les deux pays. Il en est ainsi de la thèse, très répandue, de l’indépendance confisquée par le « régime algérien ». Elle autorise par exemple le journal l’Express à présenter un édito (5 avril 2019) intitulé « la deuxième indépendance algérienne », dans le contexte du hirak naissant (février 2019). À rebours, elle suggère une occupation de type colonial de la société algérienne par un pouvoir qui lui serait fondamentalement étranger. Que l’on se rassure : entre 1962 et 2019, les Algériens n’étaient pas assujettis à un deuxième code de l’indigénat, ni obligés de travailler comme ouvriers agricoles sur leurs propres terres, ni soumis aux punitions collectives, ni victimes de toutes les violences et dépossessions qui ont caractérisé la période coloniale ! Ce procès en légitimité, on le repère également dans les théories, très simplistes au demeurant et très répandues, voulant que le peuple algérien serait sous le joug d’une junte militaire et, en particulier, du Département du Renseignement et de la Sécurité. On le retrouve également dans l’éditorial du quotidien le Monde du 5 juin 2021 (« L’Algérie dans l’impasse autoritaire ») ou encore s’agissant par exemple de la réception du rapport Stora en Algérie (17 février 2021)[18]. Le propos de ce dernier texte se résume, en suivant l’argumentaire de son auteur (Frédéric Bobin), à une question de maturité des autorités algériennes.
Ce procès en légitimité transparait aussi et enfin dans le regard porté, en France, sur le hirak. Dans la presse française et dans beaucoup d’articles scientifiques, il est toujours question du hirak, au singulier, lequel serait confronté au « régime », toujours au singulier, qualifié bien souvent de militaire ou de politico-militaire. Cette vision unilatérale du hirak permet en filigrane de dénoncer la légitimité du pouvoir d’État en Algérie. Mais hirak ou hiraks ? Est-il permis de se poser cette question et de sonder la complexité des réalités et des événements politiques en Algérie ? Les chercheurs qui publient ici savent qu’un mouvement social, politique et/ou révolutionnaire ne peut être analysé et présenté sous un prisme unique. Cette prudence de l’analyse n’est apparemment plus possible dès lors qu’il s’agit de l’Algérie. Pour sortir de cette lecture réductrice, on peut élargir dans un premier temps la focale. S’agissant de l’Afrique du Nord, le terme a été initialement utilisé au moment des révoltes du Rif, au Maroc (2016/2017). Il serait-pertinent de comparer ces séquences historiques en mettant en exergue leurs débouchés politiques, les degrés de répression et la manière dont ils ont été abordés en France. On peut ensuite resserrer la focale. En Algérie, on remarque déjà l’hétérogénéité des mobilisations qui ont précédées la grande manifestation d’Alger du 22 février 2019. Les marches de Chlef (12 février), Jijel (15 février), celle encore plus imposante de Kherrata (16 février) et la mobilisation populaire à Khenchela (19 février) ont certes pour dénominateur commun le refus du 5ème mandat (l’annonce de la candidature de Bouteflika ayant eu lieu le 10 février), mais elles se distinguent dans leurs mots d’ordre. Dans les deux premières, sont scandés le refus du 5ème mandat et le rejet d’Ahmed Ouyahia, alors 1er ministre. À Kherrata, ce sont les drapeaux noirs (en référence au printemps 2001), les cris de « pouvoir assassin », le refus du « système », mais aussi l’évocation et la réappropriation du 8 mai 1945 et de la guerre d’Algérie. À Khenchela, où le portait du président est tombé[19], c’est le refus de la hogra (le mépris) du maire local et le rejet de l’adoration du portrait de Bouteflika. À Alger, enfin, mais aussi ailleurs par la suite, les mots d’ordre sont « Makanch el khamsa ya Bouteflika » (pas de cinquième mandat, Bouteflika), « Djazaîr Hûrra Dimûqratiya » (l’Algérie libre et démocratique) et « silmiya » (pacifisme), caractérisant ainsi la mobilisation algérienne comme étant la « révolution du sourire ». Ces derniers mots d’ordre avaient été utilisés à d’autres occasions, auparavant, notamment en 2014 par le mouvement Barakat ! en opposition au 4ème mandat de Bouteflika. Il était donc normal que plusieurs de ses membres fassent partie des acteurs de la mobilisation du 22 février 2019. D’autres mobilisations démocratiques avaient eu lieu durant la période de Bouteflika. C’est en ce sens que j’avais proposé, en mars 2019, l’idée de murissement citoyen – plutôt que de réveil – face à la « zawiya Bouteflika »[20]. Lors de ces premières manifestations, les accusations se tournent rapidement vers la « Issaba » (la bande), le FLN et « les voleurs » (sarakine) qui ont « mangé le pays » (klitû al-blad), plus que sur Bouteflika lui-même.
Dans cette chronologie des mobilisations et des mots d’ordre, il convient aussi de préciser que le slogan « djich chaâb khawa, khawa » (l’armée et le peuple sont des frères) a été scandé un peu partout dès le début du mois de mars 2019, notamment à Batna devant la résidence du Général à la retraite Liamine Zeroual, ancien président de la République algérienne (1994-1999)[21]. Celui de « dawla madaniya, machi askariya » (état civil, non militaire) n’apparait qu’à la mi-mai 2019, au moment même où, selon les observateurs, les mobilisations – notamment celles dans l’arrière-pays – commençaient à se réduire pour se concentrer sur certaines grandes villes du Nord, comme Alger, Oran, Bejaia, Tizi Ouzou… Entre temps, la tentative de 5ème mandat de la zawyia Bouteflika avait avorté. Plusieurs responsables politiques et économiques de l’ère précédente avaient démissionné ou avaient été arrêtés.
Sans développer davantage, ce simple rappel des premières semaines de cette séquence historique suggère la complexité des protestations – et par-delà l’existence d’un peuple avec tout ce que cela implique en termes de compositions sociales et de sensibilités politiques. Convoquer un hirak uniforme de février 2019 à nos jours face à un « régime » unique (quel que soit la nature de ce régime) c’est d’une certaine manière faire fi de la réalité et de la diversité du peuple algérien qui s’est mobilisé en masse dans les premières semaines de 2019.
Lutter contre la propagande médiatique
Pendant que je publiais en Algérie et que mes analyses étaient refusées en France – alors que je suis pourtant en poste en France, de surcroit dans une institution de recherche publique – un communicant comme Kader Abderrahim, présenté de manière subtilement trompeuse comme un « maitre de conférences » ou « professeur » de Sciences Po, écumait les plateaux télé et radio. Cet individu, qui a peut-être eu des charges de cours à Sciences Po, travaille en réalité pour un obscur institut privé – l'Institut de Prospective et de Sécurité en Europe – présidé par Emmanuel Dupuy, ancien conseiller ministériel et chargé de mission sur des questions de défense pour des organismes militaires et politiques français. Emmanuel Dupuy est très présent dans les médias marocains, et bien entendu, il soutient la thèse du « Sahara marocain ». Les positionnements de son employé, Kader Adderrahim, sont donc dans le sillage du patron. Vite fait : « Affaire Pegasus : normal ! ; Plan d'autonomie marocain plutôt que le droit international sur le Sahara Occidental ; « Normalisation » Maroc/Israël (appelé en Algérie, l'accord entre colons) : une percée diplomatique du Maroc ! ; L'Algérie : ‘Un pouvoir qui est largement contesté par les Algériens eux-mêmes’ ou par ‘le hirak’ (bien sûr toujours au singulier) ».
Il existe en France de nombreux chercheurs spécialistes de l’Algérie, ayant des expertises scientifiques reconnues par les pairs, en poste dans des organismes publics de recherche (CNRS, IRD, etc.), des grandes écoles (EHESS, Sciences Po, etc.) ou à l’Université. Il en existe encore davantage, aux dossiers scientifiques excellents, à la recherche d’un poste. Je suis donc régulièrement « étonné » de voir qu’une personne comme Kader Abderrahim, n’ayant pratiquement aucune publication évaluée par les pairs à son actif (dans des revues scientifiques à comités de lecture), soit autant présente dans les grands médias français ; et ce d’autant plus que très peu de mes collègues, et autres chercheurs compétents, sont sollicités pour apporter des éclairages pluriels, nuancés et rigoureux sur les événements politiques et sociaux ayant cours en Algérie.
Vu des grands médias français (France 24, TV5 Monde, Le Monde) la situation en Algérie semble donc plus dramatique qu’elle ne l’est effectivement. Quant au Maroc… on se contentera ici d’un hommage à Naâma Asfari et aux prisonniers de Gdeim Izik, à Nasser Zefzafi et ses codétenus, aux journalistes indépendants Soulaiman Raissouni, Omar Radi, Taoufik Bouaachrin et leurs collègues … tristement oubliés en France. On se contentera aussi d’honorer la mémoire de ces jeunes africains anonymes massacrés par dizaines aux portes de Melilla (24 juin 2022) … dans la totale indifférence de l’Europe forteresse.
L’un des problèmes est que cette propagande imprègne également la sphère académique. J’ai cité les deux tribunes de professeurs d’origine algérienne – Ali Bensaad et Lahouari Addi – publiées dans Le Monde et qui viennent conforter la ligne éditoriale de ce quotidien s’agissant de l’Algérie – notamment à propos du fameux « régime militaire à façade civile ».
On pourra aussi évoquer – s’agissant d’un article plus académique – le texte de Louisa Dris-Aït Hamadouche publié dans L’Année du Maghreb (2022). Elle y fait état d’un présidentialisme renforcé par la nouvelle constitution de 2020 … sans nulle part mentionner que celle-ci réintroduit la limite à deux mandats pour le président de la République algérienne. Dommage ! Le hirak – sujet central de son texte – avait pourtant surgi face à la tentative de 5ème mandat de Bouteflika (ou plutôt de sa zawiya) !
Prudence critique
En France, l’Algérie n’est pas un terrain discursif neutre. La colonisation française n’a pas été qu’une entreprise humaine, matérielle, économique. Elle a constitué aussi, et peut être avant tout, un affrontement idéologique, qui a encore ses effets et se prolonge parfois, d’une autre manière, de nos jours. La sortie du président français Emmanuel Macron, du 30 septembre 2021, en est un exemple. Mais on pourrait trouver, dans plusieurs débats et déclarations en France (notamment récemment à l’Assemblée Nationale dans le discours du doyen des députés) mais aussi en Algérie, dans des positions de certains intellectuels, journalistes, ou citoyens, des traces ou des réminiscences de certaines idées coloniales ou néo-coloniales.
Pour conclure, et pour appuyer cette idée de prudence critique, de décoloniser et désorientaliser le regard s’agissant de l’Algérie, on évoquera rapidement le cas du massacre d’octobre 1961et l’affaire des cranes des combattants algériens. Il y a là leçon à tirer.
Octobre 1961 est le plus grand massacre d’État de la 5ème République française, la répression d'État la plus violente qu'ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l'histoire contemporaine, comme le rappellent Jim House et Neil MacMaster (2006).
Gaiti Brigitte s’est intéressée dans un article paru en 1994, à la question de savoir pourquoi le souvenir de la répression sanglante de la manifestation du 17 octobre 1961 s'est-il perdu ? Elle y montre comment cet événement est présenté, dans un premier temps, comme un épisode ordinaire dans la guerre, « des échanges de coup de feu » selon le Ministre de l’Intérieur Roger Frey, des violences manipulées par le FLN, contenu par la fermeté de la Police. « Le lendemain de la manifestation, le bilan officiel est pour les manifestants de 3 morts (deux Algériens, un Français métropolitain) et de 64 blessés » écrit-elle (Gaiti, 1994 : 14). Elle nous explique ensuite les premières productions, écrits, d’un événement politique – c’est qu’il n’est pas facile de cacher des centaines de morts, et de surcroit les témoignages commencent à se faire entendre. Rappelons que la manifestation réprimée de manière sanglante a rassemblé 20 à 30 000 manifestants.
Elle nous raconte enfin l’oubli né de la censure, des informations judiciaires closes par des non lieux et des déplacements des préoccupations de la presse et des militants – notamment après le massacre du métro de Charonne, le 8 février 1962 (Dewerpe, 2006). Il faudra attendre, comme on le sait, quelques décennies pour se remémorer un peu cet événement et le 17 octobre 2012 pour une reconnaissance officielle des faits de la part du Président de la République, François Hollande, dans un sobre communiqué.
« Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l'indépendance ont été tués lors d'une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes » (François Hollande)[22].
Près de soixante ans après, les institutions de la Police et de la Justice – malgré les répressions policières sanglantes et les non lieux – demeurent des institutions dont la faillibilité n’est pas officiellement questionnée. On reconnaît officiellement les répressions, mais pas explicitement les fautes des institutions qui sont logiquement en cause.
« Quand Meurtres pour mémoire est sorti, se souvient l’auteur, je me souviens que tout le monde était incrédule, j’étais obligé de fournir des preuves, de ressortir ma documentation. » (Didier Daeninckx, repris de Gaiti, 1994 : 33). Quand Didier Daeninckx publie son roman policier, en 1983, c’est l’incrédulité qui caractérise l’évocation – ne serait-ce que romanesque – de cet événement ; et ce en dépit de son caractère inédit : comment ne peut-on pas croire en la véracité de ce qui a été le plus grand massacre d’État de la 5ème République ? Comment cela est-il possible – et ce même avec la documentation abondante – notamment les photographies d’Elie Kagan – et les prises de position d’intellectuels – comme Pierre Vidal Naquet et Georges Azenstarck en particulier – sur ce sujet, dans les années 60’ et 70’ ? Le réalisateur Daniel Kupferstein réalisa d’ailleurs, en 2001, un documentaire très intéressant et fort à propos intitulé 17 octobre 1961, dissimulation d'un massacre, traitant à la fois du massacre et de la censure dont il a été l’objet. Il est également l’auteur d’un autre documentaire et d’un ouvrage (préfacé par Didier Daeninckx) sur un sujet méconnu de l’histoire française, Les balles du 14 juillet 1953, le massacre policier oublié de nationalistes algériens à Paris. À la fin des années 90’, Jean-Luc Einaudy, dans le sillage de ses enquêtes sur la Rafle du Vel’d’Hiv et sur Maurice Papon, déterre le dossier du 19 octobre 1961 – Papon étant encore en 1961 préfet de Paris – et contribue à inscrire plus ouvertement le sujet dans le débat public français.
La dissimilation de la répression d'État la plus violente qu'ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale (dans l'histoire contemporaine), durant laquelle on noya les Algériens en masse, s’inscrit, elle, dans un déni plus long des massacres coloniaux et de la réalité du colonialisme français. Preuve en est : parallèlement, en effet, en France, à Paris même, depuis plus d’un siècle et demi, les preuves de massacres sanglants d’Algériens étaient conservées et dissimulées au Muséum national d’histoire naturelle.
En mai 2011, près d’un demi-siècle après le massacre d’octobre 1961, l’historien algérien Ali Farid Belkadi découvre les restes mortuaires de dizaine de résistants Algériens au Muséum national d’histoire naturelle de Paris. Sont identifiés parmi tous les crânes, ceux de deux résistants célèbres, Chérif Boubaghla et Cheikh Bouziane. Le premier, Chérif Boubaghla, est un ancien combattant de l’émir Abdel-Kader. Après la reddition de l’émir (1847), il poursuit la résistance dans le centre de l’Algérie – notamment dans le Djurdjura et dans la région des Bibans, avec l’appui des troupes de la résistante Lalla Fatma N’soumer. Il est tué en 1854. Quant à Cheikh Bouziane, il fut le chef des révoltés qui ont tenu l’armée française en échec pendant deux mois en 1849, dans l’oasis des Zaâtchas (région de Biskra). Lui et ses proches périrent – fusillés et décapités – en représailles, à la fin du mois de novembre 1849.
En 2011, l’historien Ali Farid Belkadi lance une pétition appelant le président Abdelaziz Bouteflika et le gouvernement algérien à entreprendre auprès de l’État français, les démarches nécessaires au rapatriement en Algérie des restes mortuaires de résistants algériens conservés dans les musées français. La requête officielle est remise par les autorités algériennes en 2017. Les crânes sont rapatriés en Algérie le 3 juillet 2020.
Ces restes mortuaires témoignent à la fois de la violence de la conquête coloniale, mais aussi de la politique d’accaparement et de mépris qui a longtemps caractérisé le colonialisme français et, qui sous des formes diverses, persiste malheureusement encore en France. Crânes décapités, accaparés, exposés, puis entreposés dans de vulgaires boites, par l’ex-puissance coloniale, et ce pendant près d’un siècle et demi. On ose imaginer le degré de violence physique, culturelle et symbolique qui autorise une si triste réalité.
Quand on sait qu’il a longtemps été difficile de savoir ce qu’il s’est passé il y a 60 ans de cela en plein Paris (octobre 1961), quand on connait la sombre histoire des crânes des résistants algériens conservés en plein Paris, quelle prudence critique doit-on avoir vis-à-vis de ce qui s’écrit en France s’agissant de ce qui se passe, aujourd’hui, là-bas, en Algérie ?
Quelle prudence doit-on avoir enfin vis-à-vis de la thèse du « qui-tue-qui » - transposition à l’Algérie de la « guerre sale » (guerra sucia) qui a eu lieu dans les années 60’, 70’, 80’ en Amérique latine ? Qu’elle puisse avoir contenté quelques lecteurs qui n’ont pas décolonisé leur regard est une chose. Que ces derniers se prétendent plus au fait que les chercheurs qui travaillent sur le pays et le sujet depuis plus de vingt ans et, encore plus, plus au fait que les intellectuels et acteurs algériens qui ont vécu la période en face, en Algérie, est un autre fait qui témoigne de cette arrogance à vouloir parler au nom des peuples quand on est incapable de les écouter.
Ecoutons au moins un Algérien, pour finir : "Je sais ce que signifie le milieu littéraire français et je ne veux absolument pas y retourner. Je ne veux pas renouveler ces rapports d'aliénation, je veux y mettre fin. J'ai d'ailleurs crié sur tous les toits, je l'ai écrit dans la presse ici, que nous avons une attitude qui relève d'un complexe d'infériorité. Nous avons l'attitude d'un peuple qui est encore dominé culturellement par la France et d'ailleurs, entre autre, par les pays arabes, mais jusqu'ici surtout par la France. (...) J'ai vécu longtemps en France et je sais comment est reçu le message d'un écrivain algérien, comment il est détourné, déformé ; comment la machine littéraire, la presse, les salons, les prix littéraires aboutissent finalement à une immense conspiration contre l'Algérie, l'Afrique, le Tiers-Monde et tout ce que nous sommes, nous".
Kateb Yacine. Un homme, une œuvre, un pays. Entretien réalisé par H. Gafaiti. Voix multiples, Laphomic, Alger, 1986, pp. 13-14.
Références citées (ouvrages et articles de revues scientifiques)
Anderson, B., 1996 [1983], L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte.
Ben Hounet, Yazid, 2021, Hirak et propagande médiatique en contexte postcolonial, Alger, ANEP
Daeninckx, Didier, 1983, Meurtres pour mémoire, Paris, Gallimard.
Dewerpe Alain, 2006, Charonne, 8 février 1962 : anthropologie historique d’un massacre d’État, Paris, Gallimard.
Dris-Aït Hamadouche, L., 2022, « Pouvoir-Hirak an 2 : les signes de l’impasse ? », L’Année du Maghreb, 26 : 197-212.
Einaudy, Jean-Luc, 2001, Octobre 1961. Un massacre à Paris, Paris, Fayard.
Gaïti Brigitte, 1994, « Les ratés de l’histoire. Une manifestation sans suites : le 17 octobre 1961 à Paris », Sociétés contemporaines N°20 : 11-37.
Gellner, E., 1989 [1983], Nations et nationalisme, Paris, Payot.
House Jim & Neil MacMaster, 2006, Paris 1961. Algerians, State Terror, and Memory, Oxford, Oxford University Press.
Kupfertsein, Daniel, 2017, Les balles du 14 juillet 1953, Paris, Éditions de la Découverte.
Le Cour Grandmaison, O., 2007, De l’indigénat : anatomie d’un monstre juridique : le droit colonial en Algérie et dans l’empire français. Paris, éditions la Découverte.
Saïd, E. W., 1997, L’orientalisme, l’Orient créé par l’Occident, Paris, Le Seuil, p. 347 (1ère publication anglaise, 1978).
[1] Sartre, Commentaire sur le CD Huis Clos, 1964
[2] Marnia Lazreg, 2022, « French Revisionism and he Erasure of the Algerian Revolution. How a new generation of scholars is seeking to write the 1954 Revolution out of history », disponible sur le site du Rosa Luxemburg Stiftung (21.06.2022) : https://www.rosalux.de/en/news/id/46628/french-revisionism-and-the-erasure-of-the-algerian-revolution
[3] Henri Alleg, « combattre le passé du déni colonial », L’Humanité, 12 janvier 2010.
[4] Noureddine Amara, « Une mémoire hors contrat », Liberté, 30 janvier 2021.
https://www.liberte-algerie.com/contribution/une-memoire-hors-contrat-353284
[5] Ministère des Armées, Rapport au parlement sur les exportations d'armement de la France, 2 juin 2020 (cf. en particulier, p. 111 et suivantes). Disponible en ligne : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/274475.pdf
[6] Yazid Ben Hounet, « Hiraks, Gilets Jaunes : répréssions, partis-pris médiatiques », Le Soir d’Algérie, 17 mars 2021. https://www.lesoirdalgerie.com/contribution/hiraks-gilets-jaunes-repressions-partis-pris-mediatiques-58080
[7] https://www.humanite.fr/la-france-une-lourde-responsabilite-dans-la-non-decolonisation-du-sahara-occidental-654034
[8] http://ouiso.recherche.parisdescartes.fr/fr/2021/07/07/linstitut-de-recherche-pour-le-developpement-ird-viole-le-droit-international-au-sahara-occidental/
[9] Résolution 1514 de l'Assemblée Générale des Nations Unis du 14 décembre 1960 : « Déclaration sur l'octroi de l'indépendance aux pays et aux peuples coloniaux ». Je cite ici l'article 5 : « Des mesures immédiates seront prises, dans les territoires sous tutelle, les territoires non autonomes et tous les autres territoires qui n'ont pas encore accédé à l'indépendance, pour transférer tous pouvoirs aux peuples de ces territoires, sans aucune condition ni réserve, conformément à leur volonté et à leurs vœux librement exprimés, sans aucune distinction de race, de croyance ou de couleur, afin de leur permettre de jouir d'une indépendance et d'une liberté complètes ».
[10] Résolutions de la Conférence d'Addis-Abeba sur la décolonisation – document fondateur de l'Organisation de l'Unité Africaine – établit du 22 au 25 mai 1963. On citera ici les articles 10 et 14. « 10. INVITE instamment tous les mouvements nationalistes de libération à coordonner leurs efforts en créant des fronts d'action communs, partout où cela est nécessaire, afin de renforcer l'efficacité de leur lutte et l'utilisation rationnelle de l'assistance concrète qui leur sera accordée » ; « 14. DÉCIDE d'accueillir sur les territoires respectifs des États indépendants d'Afrique les nationalistes des mouvements de libération pour assurer leur formation dans tous les domaines et d'accorder aux jeunes toute l'assistance nécessaire à leur instruction et à leur formation professionnelle ».
[11] Lahouari Addi, « « Sur l’Algérie, Emmanuel Macron a dit publiquement ce que ses prédécesseurs disaient en privé », Le Monde, 9 octobre 2021 ; Ali Bensaad, « En Algérie, la polémique mémorielle cherche à masquer l’isolement et la fragilité d’un régime », Le Monde, 19 octobre 2021.
[12] https://aoc.media/opinion/2019/03/13/algerie-breve-sociologie-dune-deuxieme-revolution/
[13] Adaptation de la classe intellectuelle au nouvel impérialisme et à son hégémonie culturelle, comme le rappelait Edward Saïd
[14] Que l’Armée Nationale Populaire ait une place importante en Algérie est une évidence. L’Algérie étant le seul pays du monde arabe où l’armée est à l’origine de la création de l’État-nation. L'opposition Peuple/Armée est en fait un poncif datant du début de l'Indépendance algérienne. Le film de René Vautier – Un peuple en marche –, réalisé en 1963 avec Nasr-Eddin Guenifi, Ahmed Rachedi et d’autres camarades, dans le cadre du Centre Audiovisuel d’Alger qu’il dirigeait (1962-1965), illustre les défis de la reconstruction d’un pays meurtri par 132 années de colonisation et 8 ans de guerre. Il y évoquait déjà cette tentative d’opposition qui deviendra un poncif des « ennemis de la révolution » : « Ailleurs peu à peu, tout se refait sur des bases nouvelles, en des lieux nouveaux, armée et peuple unis bâtissent des villages ouverts sur l’avenir. Certains avaient tenté d’opposer l’armée et le peuple, en oubliant que l’armée de libération nationale était seulement le bras armé du peuple, issu du peuple, au service du peuple. La pelle a remplacé le fusil. Les bras sont les mêmes au service de la même révolution qui continue » (séquence à partir de 8'27 : https://www.youtube.com/watch?v=nWVSoQZ3_IU). À la question de savoir quelle est la place de l’armée dans l’État algérien, il est donc préférable de s’interroger sur l’usage qui en est fait.
[15] https://aoc.media/opinion/2019/03/22/systeme-caste-clan-ruses-algerie-mediocrites-apories-de-lanalyse-mediatique/
[16] https://www.lesoirdalgerie.com/contribution/ou-pourquoi-lalgerie-nest-ni-la-syrie-ni-legypte-21196
[17] Yazid Ben Hounet, 2021, Hirak et propagande médiatique en contexte postcolonial, Alger, ANEP.
[18] Le Monde, datant du 17 février 2021, intitulé « France-Algérie : la réconciliation mémorielle à la peine ».
[19] Nouredine Nesrouche, « Khenchela, un 19 février 2019 : Le jour où le « cadre » est tombé », El Watan, 19 février 2020. https://www.elwatan.com/edition/actualite/khenchela-un-19-fevrier-2019-le-jour-ou-le-cadre-est-tombe-19-02-2020
[20] Cf. mon texte « Algérie : brève sociologie d’une deuxième révolution », paru le 13 mars 2019, dans AOC : https://aoc.media/opinion/2019/03/13/algerie-breve-sociologie-dune-deuxieme-revolution/
[21] Il faut avoir vu Un peuple en marche pour comprendre les racines et les raisons d’une telle opacité du slogan « djich chaâb khawa, khawa » dans les grands médias en France. Mais bien sûr ce documentaire n’a jamais été diffusé à la télévision française.
[22] « Hollande reconnaît la répression du 17 octobre 1961 », Le Monde, 18 octobre 2012.