Il n’est pas toujours utile de répondre à des controverses, encore moins à des attaques ou des insultes. C’est souvent perdre un temps qui serait mieux employé à autre chose, et s’exposer au risque de nourrir le troll, l’algorithme du clash. Pourtant, parfois, une réponse peut être l’occasion d’élaborer une pensée, non pas à l’intention des polémiqueurs, mais de celles et ceux qui peuvent s’interroger, se questionner, douter. C’est ce que je vais tenter de faire au sujet d’un micro-événement concernant le 1e arrondissement de Lyon, le changement de nom d’un bout de rue devant une école : l’extrémité ouest de la petite rue du Sergent Blandan est devenue « rue Taos Amrouche ».
Les dénominations d’espaces publics sont porteuses de charges symboliques puissantes, de sorte qu’on peut considérer qu’elles sont politiquement agissantes. C’est le parti pris que nous avons adopté à la mairie du 1e arrondissement de Lyon, en soutenant un effort de rééquilibrage des dénominations au profit des femmes, mais aussi des dominés de l’histoire, dont l’engagement contre les oppressions, pour les droits et la liberté méritent d’être honorés. Dans la méthode, nous avons souhaité que ces dénominations soient proposées et choisies par les habitantes et les habitants, ou sur proposition d’une association mobilisée, comme ce fut le cas pour Frantz Fanon.
S’agissant de la dénomination devant l’école Doisneau, l’initiative revient à la Commission Patrimoine de l’arrondissement, une instance participative dédiée à l’histoire du quartier, qui avait fait valoir qu’à l’occasion du réaménagement piéton d’une portion de la rue, il serait intéressant de lui restituer la dénomination qu’elle avait au début du 19e siècle, faisant référence à une boutique d’instruments de musique: rue Musique des Anges. Cette proposition n’a pas fait consensus, ni au sein de l’école, ni du conseil d’arrondissement : il a été décidé, alors, de solliciter d’autres propositions, en demandant un nom de femme en lien avec la musique. Les noms soumis ont été nombreux et divers, allant d’Anne Sylvestre à Clara Schumann en passant par Nadia Boulanger et Catherine Ribeiro. Parmi ces noms, celui de Taos Amrouche, qui n’était certainement pas la plus célèbre mais pas la seule méconnue. Une agente de la mairie a préparé un document de concertation en ligne, présentant chaque profil en quelques lignes, avec des liens pour écouter compositions et chansons lorsque cela était disponible. La concertation citoyenne a recueilli près de 1500 votes, ce qui est remarquable pour un sujet si petit et si localisé, concernant les abords d’une école. Chaque personne pouvait désigner trois choix, de sorte que le résultat final est issu d’un vote préférentiel : Taos Amrouche s’est distinguée de loin, avec plus de 700 voix sur son seul nom. Beaucoup en ont été surpris : comment, une femme qui n’est même pas lyonnaise, que personne de connaît, il y a forcément trucage ! Non, il y a eu mobilisation. Mobilisation d’un réseau d’associations culturelles kabyles très implantées à Lyon, en premier lieu l’Association Jean Amrouche (essayiste et frère de Taos Amrouche), gardienne de la mémoire de cette écrivaine de langue française, et chanteuse de langue kabyle. L’association avait organisé par le passé des événements pour faire connaître la figure de passeuse de culture qu’était Taos Amrouche, son travail de collecte de contes et de chants populaires, et ses interprétations lyriques originales. A côté de cette association, une autre, Awane, qui maintenait vivant cet héritage culturel kabyle avec une chorale à laquelle participaient des mamans d’élèves du quartier. Pour ces Françaises et Français d’origine kabyle, Taos Amrouche représentait cette double appartenance. Pour nombre de parents d’élèves sans aucun lien avec la Kabylie, ce sens était aussi puissant et significatif: « on trouvait que cela résonnait bien avec le métissage du quartier », m’a dit un papa au sujet de son choix. La communauté éducative (parents, enseignants, personnels de l’école) a massivement participé à cette concertation, et c’est avec elles et eux que l’inauguration s’est tenue le 16 septembre dernier, avec la participation de la chorale Tilawalin de l’association Awane, et du chanteur Azal Belkadi, « Pavarotti kabyle ». Un moment très émouvant et d’une grande beauté.
Il fallait restituer factuellement le déroulé de cette dénomination avant d’en venir aux attaques : « quelle honte, effacer la mémoire d’un soldat mort pour la France pour mettre le nom d’une femme qui n’est même pas Française! » (en fait, si) ; « vous voulez réécrire l’histoire, c’est de la manipulation politique » ; « on voit le projet d’islamiser la France » (par des chansons kabyles?); « c’est un couteau planté dans les racines de la France »… Cette dernière invective est une belle occasion pour rappeler une formule très juste d’Alexis Jenni : ce que l’on apprend de plus consistant sur les racines, c’est lorsqu’on parcourt Lyon, près des grands platanes qui font bomber le trottoir, « les racines, c’est ce sur quoi on trébuche.Voilà une bonne définition de la prétendue racine humaine, et qui explique qu’elle nous lance dans d’absurdes débats » (Parmi les arbres, p.29). Débats qui pourtant font tant de sens pour tant de personnes que des rayonnages entiers de librairies sont consacrés à cette question des racines et de l’identité nationale, et qui souvent trébuchent sur les complexités historiques du peuplement de la France, comme le montre magistralement l’archéologue Jean-Paul Demoule dans l’ouvrage qui vient de paraître, La France éternelle.
Mais plutôt que de chercher dans les arbres généalogiques et le séquençage ADN, reprenons sur le contentieux historique qui opposerait le Sergent Blandan à Taos Amrouche. Le Sergent Blandan est, comme l’indique une plaque patrimoniale de la ville, un « héros de l’armée d’Afrique », soldat né à Lyon en 1829 dans une rue proche de la place des Terreaux, d’un père limonadier, et qui s’est engagé comme des dizaines de milliers de personnes à l’époque dans la guerre de conquête coloniale de l’Algérie, sous le commandement du maréchal Bugeaud. Les combats étaient durs, Bugeaud considérait qu’il fallait asseoir la domination française par la force, sans négociation, et en menant une guerre anti-insurrectionnelle contre la population civile : massacres de villages entiers, destruction de cultures, déplacements forcés, « enfumades » des personnes réfugiées dans les grottes, utilisation de la famine comme arme de guerre. Des contemporains s’alarmaient de l’ampleur des victimes civiles, craignant que la population autochtone ne soit exterminée à l’issue de l’opération de Bugeaud (Ruscio, La première guerre d’Algérie). Au final, on estime que sur l’ensemble de la période de la guerre de conquête puis de période dite de « pacification » , près du tiers de la population algérienne a péri - mais l’armée française est parvenue à l’emporter sur la résistance algérienne, en mobilisant des contingents massifs. A l’époque à laquelle Blandan s’est engagé, environ cent mille soldats français combattaient sur le territoire algérien. Il fallait motiver les troupes, donner des exemples inspirants, susciter des vocations. Aussi, lorsque le Sergent Blandan est mort au cours d’une escarmouche dans la région de Boufarik, dans la plaine fertile de la Mitidja, son histoire a fait le tour des casernes: non seulement il a refusé de se rendre, mais il a combattu jusqu’à la mort, encourageant ses compagnons alors qu’il était lui-même blessé. Bugeaud ordonne qu’on érige un monument au lieu de sa mort. Son régiment honore sa mémoire. Un colonel en retraite se charge d’écrire un récit héroïque qui inspire tableaux, statues, et dénominations de lieux: une petite ville en Algérie, une rue à Lyon, où il est né. Il aura également sa statue à Lyon en 1900, place Sathonay, puis une caserne, devenue désormais un parc municipal. L’histoire de Blandan n’est pas bien connue de toutes et tous, mais elle imprègne les représentations, de façon plus ou moins consciente : par exemple, les jeux pour enfants du parc Blandan, conçus en 2013 autour de l’aventure dans un ancien fort militaire, s’appellent le Parcours de Reconquête et les Remparts.
Les dénominations de lieux véhiculent des imaginaires et des valeurs. Est-il illégitime de s’en préoccuper ? Non, au contraire, c’est une nécessité que de les questionner au regard des valeurs promues actuellement et inscrites dans notre Constitution, telles que l’antiracisme et le respect de l’égale dignité des personnes. Débaptiser des lieux, changer des dénominations, ce n’est pas effacer le passé, c’est réactualiser le sens qu’on donne aux récits du passé dans nos vies, c’est réactualiser l’inspiration que ces noms portent. Nous habitons la ville de façon oublieuse et néanmoins les histoires qui y sont inscrites participent aussi à façonner notre société et sa politique.
Comme maire du 1e arrondissement de Lyon, j’ai engagé un travail avec un groupe d’historiennes et historiens, d’anthropologues, et de responsables d’institutions de mémoire, pour apporter des éléments de contextualisation de la statue du Sergent Blandan, une information factuelle qui répare les occultations de l’histoire en donnant à voir les victimes de la propagande militaro-coloniale dont Blandan a été un instrument. En attendant, Blandan n’est ni effacé ni deshonoré. Simplement, parmi les différents lieux de Lyon qui portent son nom, sur une portion de rue, il cède la place à une femme issue de la population qu’il combattait. Une femme issue d’une lignée de femmes en résistance contre la violence du patriarcat, une femme qui a trouvé dans l’écriture en langue française une voie d’émancipation, tout en s’attachant à mettre en valeur et transmettre la richesse de sa culture kabyle. Une femme qui a incarné la rencontre et le métissage, l’ouverture, la paix. Une femme dont le nom aurait pu être choisi par une politique volontariste de remplacement de la mémoire du colonisateur par la mémoire du colonisé, mais qui, dans les faits, a été choisi par les citoyens et citoyennes elles-mêmes : ce qui est encore plus fort, car le sentiment est largement partagé qu’il est temps, effectivement, de cesser d’honorer dans nos villes les gloires coloniales qui nous renvoient à la guerre et à l’oppression, pour cultiver, ensemble, les bienfaits de la décolonisation.