Il y a tout juste vingt ans, en novembre 2003, je me suis vu proposer la direction d’un projet d’assistance technique en Sibérie, à Leninsk-Kuznetsky plus précisément, dans l’oblast de Kemerovo. Il s’agissait d’un projet financé par l’UE, pudiquement intitulé «Rehabilitation of military men who have been involved in local war conflicts ». Il visait en fait à appuyer la réinsertion dans la vie civile les jeunes recrues envoyées dans la boucherie de la guerre en Tchétchénie puis revenues, anéanties, dans leur région d’origine.
Les opérations de recrutement de ces recrues visaient alors les régions déshéritées et notamment le bassin minier sibérien du Kouzbass, où le taux de chômage, et notamment des jeunes, avoisinait largement les 30 % de la population active. Les sergents recruteurs d’alors, sans scrupules -mais savaient-ils eux-mêmes que leurs argumentaires étaient mensongers – faisaient miroiter à des gamins de même pas vingt ans une solde conséquente, un pactole au retour, et des opérations éclairs sur le terrain, un nettoyage vite fait bien fait des montagnes tchétchènes…
La réalité était aux antipodes de ce qu’on avait pu leur faire croire… humiliés, violés, violeurs, ivrognes réduits à l’état de bourreaux sanguinaires, ces gamins, du moins ceux qui avaient pu revenir vivants dans leurs régions d’origines, devaient alors suivre le programme de réhabilitation médico-psychologique mis en place par le pouvoir fédéral… et relayé, donc, à Leninsk-Kuznetsky, par un micro-projet (contrat-cadre) financé par l’UE.
Nous étions quatre à faire des allers-retours entre Moscou et Leninsk-Kuznetsky, deux femmes psychologues moscovites d’un courage extraordinaire, un travailleur social britannique et moi, qui ne connaissait pas grand-chose, alors, aux soins post-traumatiques. Une cinquième psychologue de Sibérie s’était jointe à l’équipe par la suite. Et ceci pendant un an, sur toute l’année 2004.
Le courage et la détermination de mes collègues étaient sans commune mesure avec les moyens dérisoires mis œuvre dans le sanatorium qui accueillait alors ces misérables. Logés dans des « pavillons », dortoirs d’une vingtaine de personnes, sans aucun confort, d’une rudesse à peine imaginable, dans le froid sibérien qui couvre largement huit mois sur douze, ils devaient, en trois semaines, 21 jours exactement, pouvoir effacer de leur mémoire les mois d’effroi vécus dans le Caucase. Sceptique, je me souviens avoir demandé, au tout début de notre intervention, au général qui dirigeait ce programme pourquoi 21 jours, qui me paressaient courts. La réponse s’avérait déconcertante : « c’est la durée nécessaire pour faire naître des poussins ».
Voilà, débrouille-toi maintenant pour transformer en poussins ces épaves, qui arrivaient toutes les trois semaines dans ce sanatorium perdu au milieu des bouleaux.
Avec le personnel du sanatorium, des femmes en grande majorité, volontaires et dévouées, mes collègues ont une année durant essayé de remettre sur pieds, par étapes, et sur ces fichues trois semaines, des garçons anéantis. Nous avions peu de moyens financiers, mais les finances n’étaient pas l’élément moteur de leur guérison. La parole qui libère, l’écoute, l’attention portée ont été l’essentiel du travail fourni. Mais sincèrement, au terme des trois semaines, nous savions tous que la douleur les rongeait toujours, et qu’elle les rongerait encore longtemps.
Chargé de gérer l’équipe d’experts et le projet sur les plans administratif et financier, je n’avais pas de compétence particulière dans ce domaine. Mais heurté par le témoignage de ces garçons, que parfois l’interprète, alors en pleurs, ne pouvait même pas traduire sur le moment, j’ai voulu mieux comprendre, pour, comme mes collègues, faire de mon mieux avec les moyens qui nous étaient octroyés.
C’est alors que j’ai rencontré à Paris, dans l’hôpital où il officiait, le professeur Louis Crocq. Ce psychiatre et docteur en psychologie, ancien médecin général des armées, m’avait reçu avec une gentillesse et une bienveillance extrêmes. Spécialiste du stress et du trauma, il m’avait alors orienté vers des ouvrages ou des documents, que je m’empressais de faire traduire, et qui présentaient certains exercices ou des comportements à adopter vis-à-vis de ces anciens soldats que je lui avais décrits. Cet homme, disparu aujourd’hui, bénévolement et très modestement, nous avait été d’un grand secours (un peu plus tard, il m’avait encore aidé à essayer de mettre en place une intervention, suite à la tragédie de Beslan).
Aujourd’hui, vingt ans après ces efforts presque vains à rendre à la vie civile « normale » des milliers (quelques centaines dans le cadre de notre projet) de jeunes hommes trompés par des gouvernants sans vergogne, voici que l’histoire se répète. Ce sont de jeunes Bouriates, toujours en Sibérie mais un peu plus à l’Est, que les sergents recruteurs vont enrôler, avec les mêmes arguments fallacieux, pour aller éradiquer les « nazis » en Ukraine.
Et ce sont là encore de jeunes hommes anéantis qui reviennent au pays, quand ils reviennent. Mais il n’y a plus de projet financé par l’Union européenne pour les accompagner et leur redonner un peu d’espoir. Je ne suis pourtant pas d’un naturel pessimiste, mais je crains que cette situation perdure encore longtemps…
L’histoire se répète…..