« Je veux pas, je veux pas, je vous en supplie, je veux pas. S’il vous plaît, j’en peux plus. J’ai trop mal au ventre. J’en peux plus, j’en peux plus ». Le bruit quotidien, lancinant, de la voix sanglotante de sa voisine l’accompagnait toute la journée. La voix suraiguë d’une jeune femme de dix-huit ans qui ne supportait pas les soins. Les mots toujours identiques, répétés à l’infini dans des crises qui devenaient constantes trahissaient l’impuissance et tout le désespoir qu’elle pouvait ressentir face aux mesures. De gré de force, ici, on vous soignait. De gré ou de force…
Sa voisine avait dû faire quelque chose, arracher cette sonde qu’elle ne supportait plus ou cacher de la nourriture et, pour éviter cela, l’équipe médicale exigeait qu’elle allât dans le couloir. Alors elle suppliait, elle faisait des promesses, elle criait, tempêtait, protestait. « On me gave, je ne le supporte pas, je voudrais qu’on fasse comme avant ». Vaines tentatives. Seule face aux médecins, aux cohortes de soignants, petite voix lancinante. Qui allait l’aider ? Les autres patients ne pouvaient pas sortir de leur chambre et chacun avait ses propres doutes, ses propres douleurs, auxquels il fallait faire face. Ses parents étaient loin, en province, ils avaient décidé qu’elle devait entrer là. Ils voulaient la sauver mais elle ne pouvait pas. Un remède si violent, une patiente si fragile, petit David sans chance, face à mille Goliath. Un défilé ininterrompu d’autorités visitait sa chambre, tentait de la convaincre, choisissait la contrainte. Le ton de voix changeait, s’adaptait, traduisant mille émotions violentes : suppliant, véhément, avec force parfois, quand le danger s’approchait et que sa jeune voisine se sentait aculée. Sans aucune autre arme que sa voix, elle criait, hurlait : « Je veux pas, je veux pas, je veux pas ». Face aux médecins, parfois, elle essayait d’argumenter, d’imposer son choix. Deux phrases, alors, sortaient, mais très vite cette litanie reprenait. Les médecins s’énervaient, elle criait : « Mais laissez-moi tranquille, je vous en supplie, je veux pas”.
Une patiente difficile ? Pour l’hôpital, sans doute. Les médecins, les infirmières n’en pouvaient plus. Chaque jour, ils devaient faire face, gérer. La voix plus forte, plus aiguë, le bruit des personnes qui luttaient et les coups qu’on frappait, sur le mur, pour essayer de résister. Elle était emmenée de force dans le couloir, où un médecin, voix sévère, la priait fermement de se taire, invoquant les autres patients. « Il faut que vous restiez branchée », ajoutait cette voix, mettant fin au mystère : la jeune femme tentait d’arrêter le gavage, de débrancher la sonde qu’elle ne supportait pas.
Elle, seule dans sa chambre. Elle ne pouvait qu’entendre les cris désespérés de sa jeune voisine. Cette prière, cette litanie, l’accompagnait, sans aucun moyen d’y échapper. Tour à tour pénible, attristante, éreintante, touchante, désespérante. Elle hésitait parfois à appeler, à dire : « Je ne veux plus l’entendre ». Mais elle n’osait pas. Elle ne pouvait intervenir. À quoi cela servirait-il ? Et puis que faire ? Que dire ? Soutenir sa voisine ? Elle la comprenait, elle compatissait, au sens premier du terme : les cris de sa voisine, traduisant sa souffrance, la faisaient souffrir, elle. Mais tenter de dire qu’il fallait cesser, qu’elle ne supportait pas, qu’il fallait trouver une autre solution, c’était aider la voix. Cette voix si terrible qui chuchotait à l'oreille de l’autre patiente : « On te gave pour te faire grossir ». Alors elle se taisait. Elle supportait les cris. En silence, elle tentait de se divertir, de se soustraire à cette litanie. Se sentant coupable, comme si elle abandonnait un compagnon de galère, parce qu’elle la laissait seule face aux aides sévères. Vaguement coupable aussi, d’avoir accepté si facilement, que ce fût presque simple pour elle, et d’avoir pris plaisir, le matin encore, à ajouter le pain et le beurre. Un petit-déjeuner de roi. Digne des bons moments. Mais elle savait aussi, parfois, combien c’était violent.
Elle n’en pouvait plus, aussi. Elle la trouvait pénible. Elle voulait que les cris cessent, que la voix se tût. Cette voix reprenait, vivante, le discours de la voix dans sa tête et traduisait à nouveau la maladie. Elle était moins atteinte qu’avant mais elle ne voulait plus entendre ces cris. Elle aurait voulu pouvoir appuyer sur un bouton « oubli » ou se jeter un sort. Envoyer cette voix aux confins, plus loin, même, de la réalité. Oublier la maladie, repartir de zéro, sans même un souvenir. Elle aurait voulu dormir. S’endormir dès que cette voix reprenait.
Mais comment imposer à la victime de se taire ? Elle était en colère aussi. En colère face aux réalités. Il n’y avait que si peu de structures, trop peu de personnel pour pouvoir éviter de subir les humeurs des autres patients. Un hôpital français exsangue, face à de fausses mesures et des patients réduits à des rien devant la science sûre des médecins.
En colère face à la société aussi. Pourquoi étaient-elles là, sa jeune voisine et elle ? Comment en étaient-elles arrivées à ne plus supporter de manger ? De donner à leur corps ce qu’il fallait pour vivre ? Elles étaient enfermées, invisibles. Toujours, elles auraient, dans leur dossier médical, une marque infamante, un stigmate, synonyme de refus pour les banques, de méfiance pour les médias et de peur, largement, pour toute la société. La psychiatrie. Ce mot effrayant, rappelant les séries policières, les escape games glaçants, peuplée, dans l’imaginaire, de fous furieux prêts à tuer tout le monde. La société enfermait ce qu’elle ne voulait voir. Elle les laissait ensemble, souvent au désespoir. Sans jamais se dire qu’elle était responsable. Certes, elles avaient leur part, elles avaient un terrain. Leur famille, leur entourage, jouaient aussi un rôle. Mais ces mille photos, cette infinité de slogans, toutes ces publicités, qui prônaient la minceur, le corps parfait ? Tous ces défilés qui montraient des mannequins si maigres et si frêles et en faisaient des modèles ? La télévision aussi, où elle voyait défiler les bonbons, biscuits Kinder, Ferrero rochers, calendriers gourmands et autres Schoko-Bons et encore mille gâteaux, sucreries, en ajoutant en bas de l’écran un slogan. « Pour votre santé, évitez de manger trop gras, trop sucré, trop salé ». Deux injonctions distinctes et deux voix opposées. Tout faire pour que l’on cède, tout en rappelant bien, qu’il ne faut pas céder. Le profit en avant, et la santé derrière.
Et cette voix à côté, cette voix de celle qui depuis plusieurs heures criait. Ce « Je veux pas, je veux pas » d’une femme désespérée, élevée avec l’idée d’être jolie, de bien se maquiller, loin de tous ses amis. Ce qu’elle savait d’elle, c’était, par bribes, qu’elle aimait l’eyeliner, Tim Burton, faire ses ongles, les habits, qu’elle était apparence, mais qu’on ne lui avait pas dit, qu’elle était autre chose aussi. Une adolescence sacrifiée, gâchée. Sans étude, développement physique arrêté, sans perspective autre. Victime de qui ? De ces marques qui présentaient l’apparence comme le must, le graal à trouver ? De ces « influenceurs », habiles publicitaires, qui s’étaient fait faire, au bistouri souvent, le corps qui convenait ? De cette société, de cette politique, qui avait fait d’elle une cible, qui devait avant tout obéir et céder, se soumettre à mille désirs contraires, sans jamais refuser ? Le cinquième hôpital, un cinquième échec ? Un être humain coincé, sans avenir, qui ne supportait pas le remède, qui revenait vers la mort, isolé et caché de la société qui regardait ailleurs.