Elle vivait dans un conte. Un conte noir. En combattant un monstre qui était dans sa tête. Un monstre à mille tentacules, à mille facettes. Un hydre, une gorgone. Et le monstre attendait, tapi et fourbe. Il pouvait se mouvoir sans bruit et changer de forme. Prendre celle d’un pot, plein ou vide, d’une parole, d’une chanson, d’une affiche promouvant la minceur. Elle était seule dans le noir, la nuit, entourée de murmures. Avec un miroir maléfique qui chuchotait : “la plus belle c’est elle, ce n’est pas toi, jamais” et qui lui renvoyait une image déformée. Un petit poucet face à un ogre prêt à tout dévorer. Un petit poucet figé face à un ogre et qui le regarde tout dévorer.
Ce conte, c’était aussi se perdre. Comme Oedipe, ne plus avoir conscience de son identité. Être privée de corps, de matérialité, sans plus savoir, jamais, ce à quoi elle ressemblait. Comme Frodon face à l’anneau, face à l'œil de Sauron. Être face à un pouvoir maléfique trop grand, écrasant. Dans mille situations, elle retrouvait le monstre, l’entendait arriver.
Elle repensa aux Dents de la Mer. La musique était parfaite. Sourde, menaçante, la voix revenait : elle était dans un recoin, cachée, elle attendait son heure. Et elle face à cela, se sentait comme Harry, entouré de détraqueurs : “comme si tout le bonheur avait quitté ce Monde”.
Puis, comme tous les héros, elle essaya de combattre. De se faire Hector, Achille et cacher son talon. Très longtemps Peter Pan, elle choisit de grandir, de quitter son pays, de revenir dans le Monde. Mais les pièges étaient multiples, le monstre toujours là. Et, face à son Minotaure, Ariane était absente et le fil fragile. Il se rompit. Elle était seule dans le labyrinthe mais le Petit Poucet avait repris ses cailloux -ou peut-être ne les avait-il jamais semé, parce qu’elle ne savait pas, au fond, qu’au début, elle courait dans un piège. Que la jolie dame tendait une pomme empoisonnée.
Seule dans le noir, soudain, elle reçut de l’aide. Et apparut la possibilité : celle d’être un phénix, de renaître, de recommencer. Comme un phare, mais très loin, une petite lumière qui brillait, vacillait. “Surtout ne t’éteins pas” voulait-elle lui dire. Une lumière si fragile. Et le monstre était là, il respirait encore. Circé avait encore mille charmes. Suivre cette petite lumière. Y arriver. Vouloir comme le chat, chausser des bottes de sept lieues. Pour reconstruire le bon, le gentil miroir. Elle rassemblait les morceaux qui lui restaient. Les cacher précieusement.
Elle les cachait de tous et avant tout des aides, qui étaient là, mais dures. Plutôt Rogue que Hagrid. Alors elle gardait, bien cachés, les restes de son identité. Pour ne pas qu’on la lui prît dans la lutte. Pour ne pas être personne, ne pas être que malade. Pour savoir comme Ulysse, que quand on est personne, on est tout de même quelqu’un.
Mais où fallait-il aller dans ce labyrinthe ? Elle suivait la lumière, qui s’éloignait encore. Elle la suivait, la suivait. “Surtout, se disait-elle, éviter d’être Icare. Prendre le long chemin. Ulysse a mis dix ans à se retrouver”. Ulysse avait cédé aux pièges, mais s’était relevé. Elle devait faire les bons choix. Pour éviter, comme le Petit Poucet, de revenir chez de mauvais parents. Elle avait envie, elle voulait essayer de continuer seule. Mais elle savait ce qu’elle risquait. Alors elle choisit contre elle-même. Elle serait du côté de M. Seguin, bien qu’elle comprît sa chèvre. Elle choisit de se mettre les fers, de ne pas céder. De renoncer, pour un temps, à sa liberté et de s’éloigner de ceux qu’elle aimait. Surtout ne pas renvoyer Ariane. Ne pas oublier et garder une voile noire, pour devoir recommencer. Elle se répétait encore : “Ulysse a mis dix ans”. Qu’il s’était perdu, puis retrouvé. Elle avait été Pâris, tenté par la beauté, mais il lui restait une chance de sauver Hector. Il ne fallait pas la gâcher. Alors, choisir Peau d’Âne, et accepter. Accepter de, momentanément, n’être personne. Mais sans oublier qui elle était, là, sous cette peau. Et accepter de subir. Choisir Rogue, sans se laisser berner par un faux Maugrey qui depuis toujours servait le monstre. Se donner du temps, ne pas se trahir.
Elle choisit de subir, de prendre le long chemin. Elle choisit de se laisser une chance de revenir à bon port, de retrouver Ithaque. Ce serait un autre Ithaque, elle serait un autre Ulysse, parce qu’il n’existait pas de retourneur de temps. Si elle était phénix, elle renaîtrait différemment. Savoir renvoyer Hélène, et comme Peau d’Âne, recommencer ailleurs. Elle savait qu’il fallait du temps avant d’enlever les chaînes. Du temps pour rompre les sorts, briser les faux miroirs, et vaincre le monstre. Que la sortie du labyrinthe ne se faisait pas comme ça. Que le petit chaperon rouge pouvait se perdre dans le bois. Elle vivait un conte, elle le savait. Mais ce n’était pas un conte de fée. Un conte noir, les seuls qui existent. Un conte ça se raconte, ça ne se vit pas. Parce qu’elle savait aujourd’hui, que tout conte de fée est noir quand on le vit.