Une fois de plus, c’est une réaction épidermique (on a la sensualité qu’on peut…soupir…) qui me pousse aujourd’hui à prendre la plume virtuelle. Aussi sûrement qu’un nouveau variant, les élections législatives font fleurir de manière exponentielle à chaque coin d’article, de tract et de prise de parole, le merveilleux concept du « candidat de terrain » dont nous semblons tous avoir envie et besoin. Aux quatre coins de la France, et encore plus sûrement en son centre, chacune et chacun des aspirants députés y va, la main sur le cœur et l’œil humide, de son attachement viscéral à la vraie vie des gens, en tout cas à l’idée qu’il s’en fait, et dont il ne manquera pas de s’extirper devant un Perrier à 6€ à la terrasse du Bourbon s’il est élu. A chaque élection, législative plus qu’aucune autre, cette opposition entre terrain et hors-sol, assaisonnée de louanges à un Vrai Français fantasmé, refait surface aussi sûrement que la gastro à l’automne où les allergies au printemps. Autres causes, mêmes effets crampesques et urticants.
Mais, soyons sincères une minute, attendons-nous, espérons-nous, vraiment des politiques de « terrain »?
Spoiler : non.
Il suffit pour s’en convaincre de voir, cloués au pilori médiatique et moqués sans pitié sur les réseaux sociaux, les candidats de « terrain » (de tous bords) après qu’ils ont été incapables, dans la seconde et de façon claire, de fournir à un journaliste leurs solutions clés en main pour améliorer les services publics du pays tout entier, sujet sur lequel les politiques professionnels (de tous bords encore) se cassent les dents depuis des décennies… Notre passion pour les candidats "normaux" montre donc vite ses limites.
En même temps, haut et fort, et probablement à juste titre, nous conspuons les « Technos », les « hors-sol », les « arrogants », les « madame-je-sais-tout-et-j’emploie-des-mots-compliqués », qui « nous » ressemblent si peu et ne semblent pas savoir ce qu’on vit.
Dans une démocratie qui se veut représentative comme la nôtre, le député se devrait donc d’être aussi souple qu’une championne olympique de gymnastique pour assurer, quotidiennement et avec le sourire, un grand écart permanent entre les ors du Palais Bourbon et le lisier de Villefranche de Rouergue ou de Saint Bonnet le froid (pardon pour l’image indécente imposée aux habitants des zones situées à équidistance des deux pieds). Il ou elle devrait être aussi à l’aise avec les conséquences macro économiques du conflit russo-ukrainien ou des élections au Turkménistan ou de la canicule infernale en Inde, qu’avec les difficultés à financer la foire aux bestiaux de Saint Siméon de Bressieux ou à endiguer l’absentéisme au collège REP+ Aragon de Villefontaine…
Et puisqu’il est écrit dans le marbre qu’il faut que cette nécessaire (et inaccessible) polyvalence s’incarne 577 fois dans 577 individus, ils et elles rivalisent de performances d’acting, sans grande imagination et sans grand talent la plupart du temps, on ne va pas se mentir. Du « costume de campagne » de Jean-Michel Blanquer pour coller à l’image qu’il se fait de la circonscription de Montargis qu’on a fini par lui céder de guerre lasse (casquette plate, blouson en suédine, jean sans coupe et, comble du citadin en goguette à la ferme, chaussures de ville, oui, mais passées de mode, griffées et usées… Christina Cordula n’en dort plus !), aux déambulations affairées de chacune et chacun sur les incontournables marchés, sans remplir de panier par ailleurs, comme une démultiplication vertigineuse d’un salon de l’agriculture omniprésent et interminable, où le cul des vaches se doit d’être tâté consciencieusement et les humeurs de Lucienne, retraitée pas raciste mais « vous voyez ce que je veux dire quand même, tous ces petits branleurs », écoutées la mine grave et pénétrée... les scénarios se répètent plus sûrement que dans une saison de Plus belle la vie.
Il est facile (et libérateur) d’en rire… mais serions-nous prêts à donner notre vote à un candidat qui ne se plierait pas à cette mascarade ou bien à celui qui n’aurait pas besoin de déformer la réalité parce qu’elle serait vraiment la sienne (en bref à Lucienne) ?
Non encore.
Est-il possible de brosser le profil du candidat idéal qui semble ressortir de toutes nos contradictions ? Il pourrait sans nul doute s’incarner dans le transfuge de classe qui aurait ingurgité l’ensemble du programme de l’ENA (en le comprenant…) mais tout en n’oubliant pas, surtout, le goût de la vache enragée ou même de la patate, enragé, à Montluçon, et l’odeur des trajets en voiture diesel ou en TER à travers les champs de betteraves, ou le long de l’autoroute près de la raffinerie de Feyzin, celle aussi de la limaille à l’usine dans le Grand Est, du désinfectant à l’hôpital, des filets qu’on remonte sur le chalutier à 5h du matin à Plouescat, du fromage sur l’étal du plus beau marché de France 2014, de son voisin de file d’attente au pôle emploi de Lunel… bref des « territoires » et de chacune de nos « vraies vies ». Vous conviendrez que le risque de schizophrénie n’est ici pas à négliger…
Non une fois de plus.
En réalité, il faudrait qu’il ou elle soit un « centaure » (merci Gabrielle Halpern ! ), ni tout à fait moi, ni tout à fait autre, au sein et au cœur duquel se seraient hybridées les composantes multiples et parfois contradictoires d’une « identité française ».
Détecter et accompagner, ou même créer à l’image d’un Docteur Frankenstein 2.0, ces êtres (imaginaires et exceptionnels et pourtant si proches) pour ouvrir la voie à une nouvelle façon de faire de la politique, voilà bien l'une des ambitions affichées et vite oubliées d’En Marche en 2016… qu’en reste-t-il ? Et en dehors de la politique, dans les entreprises, dans les administrations ? Existent-t-ils réellement ces « centaures » dont la politique et la société auraient réellement besoin et, si oui, quel sort leur est-il réservé ? Nait-on centaures ou le devient-on ?
Ils existent, elles existent, je crois, depuis toujours… Mais ils, elles morflent d’où qu’ils viennent et où qu’elles soient, et ne se retrouvent que rarement candidats, trop occupés à échapper aux flèches qui les visent. Il ne s’agit pas pour eux d’avoir tout connu, ni tout vécu, ni tout appris mais bien d’avoir intacte la capacité à connaître, à vivre, à apprendre ce qui n’est pas (encore) eux. Ils sont capables de dire les deux choses les plus difficiles à dire et à entendre : « Je ne sais pas. » et « Racontez-moi, nous allons nous connaître. » Ils existent et ils sont régulièrement sacrifiés parce qu’ils font peur, parce qu’ils dérangent, parce qu’ils sont inaptes à rentrer dans ces cases qui nous agacent mais nous rassurent. Parce que nous ne sommes pas prêts à nous départir de notre passion coupable pour la classification et de la certitude, on leur préfère encore immanquablement les cyborgs artificiels (dont notre président est le plus digne représentant), polymorphes et si outrageusement déguisés qu’on les penserait sortis d’une caméra cachée, mais qui nous permettent de continuer confortablement à nous convaincre que… l’enfer c’est les autres.
Un jour peut-être, les centaures auront droit de cité et remplaceront les chevaux de Troie, un jour, mais probablement pas la semaine prochaine. Profitez-bien de ce dernier week-end... sur le "terrain" !