Au matin du 11 avril, pour relativiser le rôle des sondages sur les résultats du premier tour qui s’est tenu la veille, Frédéric Dahbi, DG de l’Ifop, fait référence sur Europe 1 à une enquête, datant d’une dizaine d’années, dans laquelle 75% des interrogés affirmaient que les sondages influenceraient selon eux le vote des français, mais seulement 18% des mêmes interrogés admettaient que ces consultations auraient une influence sur leur propre vote… Frédéric Dahbi en déduit donc que les sondages ont peu d’influence sur « les français ». On peut donc se demander qui sont ces fameux « français » dont on nous rebat les oreilles durant les périodes électorales ? Les 75 ou les 18 ? Ils apparaissent ici comme une entité désincarnée (comme toutes celles artificiellement créés par les étiquettes et classifications abusives dont on s’entoure pour se rassurer) à qui chacun peut prêter les intentions qui l’arrange selon le vent.
Peut-être devrait-on rappeler à M.Dahbi que le propre des biais cognitifs est d’influencer le raisonnement de l’individu sans qu’il puisse en prendre conscience, à moins d’effectuer un travail difficile avec lui-même et en échangeant, en débattant, avec d’autres. Le véritable résultat de ce sondage traduit donc une réalité triste à pleurer : seuls 18% des « Français » interrogés ont probablement effectué le travail nécessaire pour penser au-delà d’eux-mêmes ! Et c’est bien là le problème, dans un contexte médiatique dont la norme est devenue le rapport unilatéral de chacun avec les différents médias, en particulier les réseaux sociaux et l’avènement algorithmique des bulles cognitives, le débat n’est plus (lisez Marylin Maeso sur ce point !). Il faut bien avouer que nos petites îles d’information, qui nous donnent l’illusion d’être en lien avec la terre entière tout en flattant nos biais de confirmation, sont les nouveaux palaces 2.0 de la certitude… et accessibles facilement et gratuitement qui plus est !
Dans ce monde paradoxal d’individualités à la fois survalorisées et niées, il est étrange de pouvoir encore se convaincre que les sondages sont un outil d’analyse. Ils me semblent être au mieux un outil de constat et d’évaluation des techniques de communication des uns et des autres, au pire, un outil d’amplification des méthodes d’influence employées pour créer des tendances.
Ils ont également été un catalyseur de la théorie fort partagée, et encore défendue avec conviction par Raphaël Enthoven dans l’Express hier, selon laquelle le clivage gauche/droite aurait cédé sa place depuis 2017 à un nouveau clivage progressistes/conservateurs, théorie pertinente mais qui fait l’économie d’une prise de conscience douloureuse sur l’absence de colonne vertébrale idéologique cohérente des trois camps en présence, et qui nie une configuration où ce ne sont plus des groupes de pensée qui s’affrontent mais bien des juxtapositions de supporters individuels d’un champion ou d’une championne unique.
En effet, une caractéristique marquante me semble extrêmement minimisée dans l’analyse du résultat de ce premier tour, c’est l’avènement de candidats « seuls », confirmation du phénomène amorcé en 2017 qu’on avait qualifié de « dégagisme » un peu vite. Entendez-moi bien, par « seuls », je ne veux pas dire sans militants, les trois candidats (quatre si l’on intègre Éric Zemmour et ses 7% à la réflexion) qui mènent la danse en sont bien pourvus. « Seuls » ils le sont au sens où, aux yeux de leurs militants et des électeurs en général, ils sont l’alpha et l’omega (cf texte précédent) de chaque bulle d’influence évoquée plus haut. Hors d’eux, point de salut. La notion même de famille politique que d’aucuns cherchent à remettre au goût du jour en en changeant uniquement la configuration me semble ainsi rater sa cible. Quant au dégagisme, le fait même que les trois premiers du premier tour aient déjà été candidats en 2017 le disqualifie. Nous sommes bel et bien entrés avec Emmanuel macron en 2017 dans l’ère du « chef naturel », du leader charismatique, de l’homme ou de la femme providentiels, de la personnalité remarquable (au sens propre du terme, non laudatif) amené à régner sur l’univers et pas seulement sur une des galaxies qui le constituent. Dans ce contexte, les promesses ou les réalisations des uns et des autres deviennent accessoires, c’est l’effet que chacun a sur l’opinion qui prime, le potentiel qu’il a à « imprimer » (toute proportion gardée, a-t-on déjà essayé de comprendre les tenants et les aboutissants du succès de Maéva Ghennam ?). Cette révolution, initiée il y a quelques décennies déjà, a atteint son rythme de croisière aujourd’hui, renforcée par un traitement médiatique qui cherche à singulariser et humaniser les prétendants (les chats, les histoires d’amour, les choix symboliques de vestes ou de pin’s…) et à donner aux électeurs l’illusion d’une relation intime avec eux, allant même jusqu’à l’assumer dans le naming des émissions.
La présidentielle sous la 5ème, c’est la rencontre entre un Homme et un peuple…nous y sommes. Il s’agirait même de la rencontre entre un Homme et chaque individu constituant le peuple.
Dans les cas d’EM et de EZ, la constitution même des mouvements qu’ils animent (de très haut) s’est faite sur leur nom seul. Dans le cas de MLP et de JLM, c’est grâce à un phénomène de déconstruction et de décalage d’un héritage politique, présenté comme secondaire mais offrant des troupes, centré sur un personnage totalement réécrit, que le mécanisme a été possible (et s’avère de ce fait peut-être encore plus dangereux).
En poursuivant la réflexion amorcée dans le billet précédent sur le besoin de croire, on s’aperçoit de la cohérence du phénomène. Pour chaque croyant, il n’y a qu’un seul Dieu. Les autres personnages des livres saints ne sont que des anecdotes, parfois des émanations, au mieux des disciples ou des porte-voix. C’est une rencontre entre chacun et son héros, son sauveur, qui se joue dorénavant lors de cette élection, le reste n’est que littérature. Et la littérature… c’est chiant. *
Dans ce contexte, s’acharner à porter les couleurs, l’histoire et les lignes idéologiques d’un camp ou d’un parti politique, s’acharner à produire un programme en adéquation avec cet ancrage dans un souci de cohérence politique à l’ancienne est en soi un suicide électoral. Spéciale dédicace à Valérie et Anne ! Pire, on accuse ces candidats d’un autre temps (Yannick Jadot et Fabien Roussel en font les frais également) d’avoir empêché l’un des champions disruptifs de performer…
Ainsi, ce qui constituait la différenciation politique (les idées, les thématiques, les moyens envisagés) se retrouve ramené au rôle de décor, de design, de fonds d’écran. Cet élément central qu’était le projet politique devient accessoire au point que l’on puisse promettre, dès le soir du premier tour, de l’adapter, de le scénariser différemment, pour y intégrer les attendus des déçus de la première saison, d’où qu’ils viennent, afin qu’ils renouvellent leur abonnement. Certains d’entre vous n’ont pas aimé la couleur des fauteuils ? Qu’à cela ne tienne, nous ajouterons des bancs et aussi des poufs (oui, je sais, l’abus de double sens est petit et facile, mais tellement jouissif !).
Attention, pas de nostalgie larmoyante des anciens partis ici ; leur manière de s’arc-bouter sur des idéologies datées et des chiffons rouges de carnaval empêchant toute avancée démocratique ou législative, leurs règles internes gangrenées de droit d’aînesse et de misogynie et leur méritocratie de bidon de colle et de nombre de boites aux lettres, ne m’ont jamais semblé être garantes du progressisme que certains affirmaient pourtant promouvoir. Ils ont d’ailleurs prouvé ces derniers mois que, même face à la menace évidente de disparition, ils ne pouvaient se défaire de la petite joie malsaine qui consistait à dézinguer mieux que quiconque leur propre candidat, de préférence quand il s’agissait d’une candidate.
Mais que nous propose donc cette nouvelle configuration ultra-personnifiée pour remplacer et améliorer un fonctionnement insatisfaisant, certes, mais qui présentait l’avantage d’une forme de collectif, de commun ? Quid par ailleurs du financement de ces nouvelles campagnes unipersonnelles ? Faudra-t-il se résoudre à un commun à géométrie variable, un commun protéiforme, un commun forcément validable par chacun parce qu’artificiellement individualisé à l’extrême ? En nous offrant la satisfaction, petits narcisses que nous sommes, de choisir la couleur du toit, des surpiqûres des sièges et du chrome du bouchon d’essence (pardon, de la trappe de la prise électrique) d’une voiture pour qu’elle nous semble à notre image, ces nouveaux candidats nous font accepter comme une évidence qu’un homme ou une femme (à qui on aura au préalable filé les clés de l’usine parce qu’il avait les moyens, financiers notamment, de se rendre visible à défaut d’être crédible) pourra choisir, seul sur son acropole (un coucou aux fans de Starmania) à la fois le modèle, le réglage du limitateur de vitesse et l’itinéraire du GPS.
Cette élection est décidément un tournant mais attention aux sorties de route…
Allez, je vous laisse pour aller faire une petite balade à pied moi !
*Certaines réactions à mon billet précédent me poussent à préciser que cette phrase est à prendre au second degré.