Il y a deux jours j’ai vécu une journée vraiment étrange. Tellement étrange qu’elle m’a fait me demander si je n’étais pas entrée par une faille spatiotemporelle dans une quatrième dimension 3.0.
J’ai commencé la journée en serrant dans mes bras une toute jeune voisine qui avait éclaté en sanglot tellement fort dans son appartement que je suis allée m’assurer que personne n’était en train de la maltraiter… seules sa solitude et sa souffrance la maltraitaient de manière aussi efficace qu'une paire de poings. J'ai dû lui répéter dix fois que je n’étais pas là parce qu’elle m’avait dérangée en faisant trop de bruit mais bien parce que je me souciais d’elle. Elle ne l’avait même pas imaginé, persuadée que mes trois coups frappés à sa porte annonçaient le coup de semonce aigri du voisin fatigué qui paye (trop) cher ses quelques mètres carrés de refuge, le plus loin possible des autres humains…
Puis je suis allée prendre le bus et me suis faite insulter par une dame, dont les stigmates rendait impossible l’évaluation même approximative, de son âge, probablement proche du mien, parce que je ne lui ai donné qu’une pièce de 1 euro et que « je devais bien avoir plus espèce de salope radine que tu crèves dans la rue un jour ». J’ai bien vu qu’elle hurlait pour exister mais la violence dont elle a fait preuve m’a malheureusement incité d'abord à faire, moi aussi, comme si je ne la voyais pas la prochaine fois.
Puis mon téléphone a bipé pour m’informer, à 24h de l’échéance et coup sur coup, que trois des convives qu’il me tenait à cœur de rassembler le lendemain avaient finalement d’autres projets, « désolé, hein, ce sera pour une prochaine ! ». Souffrance relative bien entendu (je vois déjà pleuvoir les commentaires premier degré sur le fait d’être une bourgeoise favorisée qui pleurniche… si vous saviez !), sans commune mesure avec les deux expériences précédentes mais quand même… a-t-on tous intégré, comme si cela était normal, que les humains qui nous entourent et nous-mêmes étions part négligeable ? Pourquoi et comment en arrive-t-on là ?
Le manque de considération qui invisibilise, le mépris dont on accuse le politique ne se limite malheureusement pas à un petit monde de pouvoir, ni même à une caste qui serait soucieuse de ses privilèges et refuserait de se mélanger, mais est devenu une norme de nos fonctionnements sociaux à tous, mélange d’individualisme et de refus de l’individualité. Et on aurait tort de se bercer d’illusions naturalistes en pensant encore que cela se limite aux grandes villes inhumaines « où des millions de gens se connaissent si mal ». Partout le mal sévit et prend de l’ampleur.
Une autre preuve ? L’avènement de la non réponse dans la sphère personnelle comme professionnelle. Ne pas répondre aux appels, aux messages, aux mails, aux courriers semble être devenu recevable aux yeux de la majorité de mes congénères qui, prétextant le plus souvent, à raison, le trop grand nombre d’informations dont nous abreuve notre environnement communicationnel augmenté, se dédouanent de considérer qu’une partie des « messages » qui sont déversés dans leur cerveau sont des bouteilles à la mer lancées par un auteur qui attend, qui pense, qui ressent, qui souffre peut-être. Chacun devient une part congrue des détritus numériques qu’il faudra bien se décider à mettre à la corbeille au moment où l’espace mémoire (ironiquement appelée « vive ») deviendra insuffisant, débordant paradoxalement de morceaux de vie dont on ne se souvient pas. Nous sommes tous touchés par la tentation de la corbeille.
Un exemple encore ? L’épisode des affiches électorales pour les élections législatives où les candidats de la majorité présidentielle se sont vus reprocher l’absence du visage et du nom du président sur leurs documents de campagne et refuser, par là même, d’afficher leur singularité. Assumer vouloir des députés interchangeables, tous avec la même photo de profil LinkedIn de trois quarts (parce que ça avantage), apprêtés mais pas trop (parce que ça rapproche) et surtout bras croisés (parce que ça fait « déterminé »), à qui on rappelle en sus de s’assurer que l’uniformité est bien au carré en exigeant la présence de la même photo du gourou (quel qu’il soit…), ne fait que confirmer que les futurs représentants des silhouettes que nous assumons d’être devenus endossent parfaitement leur (non) rôle en l’étant aussi.
Bref, de quoi devenir « philanthrope asymptomatique », n’est-ce-pas Marylin Maeso ? Albert doit se retourner dans sa tombe… il est plus que temps que nous rendions à chacun, ainsi qu’à nous-mêmes, « la couleur de son regard » pour ne pas disparaître, aveuglés, un par un et collectivement.