
Arseny Avraamov et sa «Symphonie des sirènes»
Quand on « découvre » l’avant-garde musicale de la Révolution d’Octobre…
par Yorgos Mitralias*

Quel peut être le point commun entre les messieurs uniformes, gris et moroses, en trench-coat et portant des chapeaux feutres, qui s'applaudissaient interminablement les uns les autres aux tribunes de leurs tristes conférences monotones faisant l'éloge de la Révolution d'Octobre, et le subversif bolchevik à jamais rebelle Arseny Avraamov (Арсений Михайлович Авраамов) qui, à l'automne 1922, dirige depuis le plus haut toit de Bakou, en agitant des drapeaux et en tirant en l'air, l'« orchestre » de science-fiction le plus improbable de l'histoire de l'humanité : des unités de l'Armée rouge et une flottille de la marine soviétique de la mer Caspienne, des ouvriers et des sirènes des usines de la capitale azérie, vingt-cinq locomotives à vapeur et les cheminots de la ville, les chœurs de ses habitants, un hydravion, des canons et des mitrailleuses, des camions et des bus, et même le futuriste « sifflet à vapeur » inventé par le compositeur et chef d'orchestre lui-même ! La question n'est pas rhétorique et surgit spontanément dans l'esprit du visiteur, à l'écoute de la prophétique (et irremplaçable) Symphonie des sirènes, au moment où il la découvre, et avec elle son compositeur oublié Avraamov, grâce à l'exposition Documenta 14, un jour d'été de l’an 2017, en plein centenaire de la révolution qui a vu « ceux d'en bas » oser l'impensable et prendre d'assaut le ciel !
La réponse est bien sûr qu'il n'y a rien en commun. Rien du tout. Ou plutôt qu'Avraamov, son œuvre et sa génération de révolutionnaires sont l'antithèse de ces messieurs en chapeau de feutre – ils en sont la négation vivante. Et c'est la raison pour laquelle ces « messieurs » se sont débarrassés des Avraamov et ont réécrit l'histoire afin d'éradiquer les Avraamov même de la mémoire collective. Comme s'ils n'avaient jamais existé…

Voici quelles sont les premières pensées qui sont automatiquement et spontanément évoquées en entendant la Symphonie des sirènes à l'occasion du 100e anniversaire de la révolution (socialiste) russe. Et celle-là est certainement la contribution la plus vivifiante de cette symphonie futuriste au rétablissement de la grande vérité historique, qui veut tous ces visionnaires et ces Avraamov subversifs mettre le monde sens dessus dessous pour changer la vie de fond en comble, et non - évidemment - pour mettre en œuvre leur propre version « de gauche » du triptyque à jamais réactionnaire « patrie-religion-famille » que professent les divers épigones des messieurs en trench-coat et chapeaux de feutre. En ce centenaire de la grande révolution russe, la simple écoute de la « Symphonie des sirènes », combinée aux « sous-titres » que lui accorde la biographie de son compositeur [1], donne au moins à réfléchir et porte en même temps un coup mortel aux fictions sur la révolution de 1917 de tous ses ennemis, tant des uns que des autres : Tant des néo-staliniens et autres excroissances bureaucratiques du mouvement ouvrier, que des héritiers politiques de tous ces ennemis jurés de la révolution, qui, dès le début, ont tout fait, même la guerre avec leurs corps expéditionnaires contre la toute jeune Union Soviétique, pour l'effacer de la surface de la terre !.…

Ce n'est pas seulement que cette musique est d'une incroyable anticipation poussant ses auditeurs et auditrices à se demander comment est-il possible qu'il y ait eu, dans la Russie des années 1920, une telle musique du futur qui rappelle bougrement la musique « électronique »... 50-60 ans avant son apparition ! C'est-à-dire 40 années entières avant les Stockhausen, les Berio ou les Schaeffer et l'explosion de la technologie des studios de toutes les « merveilles » acoustiques électroniques - que nous connaissons maintenant - qui ont enrichi et façonné la musique populaire (pop) internationale de nos jours. C'est surtout que ces sons et bruits complètement révolutionnaires et « impensables », qui choquent encore aujourd'hui, un siècle plus tard (!), nos « gens de gauche » conservateurs aux gouts esthétiques surannés, sont devenus possibles à un moment historique qui a vu la Russie bolchevique, en haillons mais rebelle, mourir de faim (au point que s'y multiplient les cas de... cannibalisme !), saigner abondamment, perdre sa fine fleur révolutionnaire sur les champs de bataille, et ne sachant pas ce que le lendemain lui apporterait. Et c'est précisément ce jeune État révolutionnaire, avec ses mille et un problèmes existentiels, qui non seulement permet, mais ose encourager les expériences les plus subversives et radicales dans l'art et la vie quotidienne, allant jusqu'à « prêter » son armée et ses usines à l'artiste, comme cela s'est produit avec Avraamov à Bakou en 1922, et puis à Moscou et ailleurs avec de nombreux autres représentants de l'avant-garde artistique de l'époque ! Et tout cela parce que la doctrine officielle de la jeune révolution de ces premières années était ce « Liberté totale dans l'art » (!), qui reste même aujourd'hui inaccessible, loin des faux-fuyants et pseudo- excuses bien connues des tristes épigones d'aujourd'hui sur la hiérarchisation des priorités parce que... « nous avons des questions plus importantes à traiter ».

Ce n'est donc pas un hasard si la « découverte » d'Araamov et de l'avant-garde musicale soviétique grâce à Documenta 14 a laissé la gauche grecque froide, totalement indifférente et n'a pas suscité - sauf un - le moindre commentaire de sa part. Mais ce qui est bien pire, c'est qu'une partie de cette gauche grecque a non seulement dénigré l'exposition, osant même la qualifier... de « provocation néo-nazie » qui fait « flotter de nouveau la croix gammée sur la Grèce » (!!!!) mais qui appelle aussi, plus ou moins clairement, ses partisans à « aller la casser » (!) La conclusion ne laisse aucun doute : cette attitude monstrueuse suffit à elle seule à établir que la relation de tous ces patriotes forcenés, censeurs en puissance et autres vandales obscurantistes avec les révolutionnaires de 1917 et avec leur jeune État soviétique est la même que celle qui existe entre le jour et la nuit. Nulle !
Écoutez donc la Symphonie des sirènes d'Arseny Avraamov (https://www.youtube.com/watch?v=Kq_7w9RHvpQ), en essayant de l'imaginer en train de diriger, agitant des drapeaux et tirant des coups de feu depuis le plus haut toit de Bakou, le plus grand et le plus incroyable orchestre et chœur de milliers de machines et de « gens ordinaires » que l'humanité ait jamais connus...
Et si vous en avez envie, consacrez une pensée à la première tentative d'émancipation du genre humain, si calomniée et tellement caricaturée, que quelques subversifs visionnaires ont osé lancer en ce lointain 1917 dans cette Russie arriérée. Un siècle plus tard, leur entreprise reste inachevée et leur ambition plus pertinente que jamais…
Note
[1]. Après d'importantes études musicales (théorie et composition) à Moscou, Arseny Avraamov (1886-1944) est arrêté en 1912 en tant que bolchevik alors qu'il servait dans une unité de cosaques. Il s’évade en Norvège, travaille comme marin, puis dans un cirque français comme acrobate et clown. Il retourne en Russie (Saint-Pétersbourg) et commence à se faire un nom en tant que critique musical et compositeur. Immédiatement après la révolution d'octobre, il occupe le poste de commissaire chargé de la culture dans la région de Kazan. Pendant la guerre civile, il devient commissaire de l'Armée rouge et rédacteur en chef d'un de ses journaux provinciaux (Rostov). À la fin de la guerre civile, il enseigne la musique et les arts militaires dans des académies de cadres du parti communiste à Moscou et en Azerbaïdjan.
Musicologue, critique musical, théoricien, compositeur, inventeur de nouveaux instruments de musique, étudiant les traditions musicales des peuples du Caucase et de la Caspienne, Avraamov, toujours pauvre et inquiet, est aujourd'hui reconnu à juste titre – ensemble avec certains de ses amis et collègues de l'avant-garde musicale révolutionnaire russe – comme un « prophète » et un génial ancêtre de la musique moderne internationale - « classique » et pas seulement. Après des décennies de disparition totale de lui-même et de son œuvre durant l'époque stalinienne et post-stalinienne, Avraamov est progressivement sorti de l'obscurité au cours des 30 dernières années, d'abord à l'Ouest puis en Russie, et sa musique est à nouveau jouée, enregistrée et fait l'objet d'études, de recherches et de débats dans le monde entier.
* Cet article écrit en grec, a été publié initialement en juillet 2017 seulement en Grèce.