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Billet de blog 10 juin 2020

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Fanon et l’expérience vécue du Noir: le corporel vécu comme une déchéance

L’apparition corporelle du noir dans le monde blanc constitue la première étape de son abaissement au statut de sous-homme. Son corps constitue ce moyen d’identification pour les autres ; il aura beau se draper de vêtements, dès lors qu’un bout de peau dépassera, il sera reconnu comme un Noir. Le regard objectivant du Blanc le met au banc de l’humanité et l’enferme dans la catégorie des objets.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’individu noir, lorsqu’il fait l’expérience du monde blanc, découvre qu’il est noir. Non pas qu’il n’avait pas conscience de sa pigmentation, il voit bien qu’il est de couleur noire. En fait, ce dont il fait la découverte, c’est qu’il est un Noir, autrement dit un individu de race noire. Il apprend dans sa rencontre avec le monde blanc que ses gestes, sa conduite, son comportement sont prédéterminés, qu’il n’en est pas l’auteur originel mais seulement l’interprète. Evidemment, l’image que le monde blanc se fait de l’individu noir n’est pas de nature à le valoriser. Bien au contraire, elle le rapproche de la bête et le distance de l’humanité. L’homme noir, qui, avant de fouler le sol hostile du monde blanc, se pensait comme un homme partant à la rencontre d’autres hommes, comprend bien vite qu’il appartient ici à une sous-catégorie d’individus, les nègres. Impossible pour lui de se défaire de l’image qu’on veut lui accoler : en même temps qu’on le voit, on aperçoit sa couleur et il est immédiatement rangé du côté des nègres. Son corps constitue ce moyen d’identification pour les autres ; il aura beau se draper de vêtements, dès lors qu’une parcelle de chair, qu’un bout de peau dépassera, il sera reconnu comme un nègre. L’apparition corporelle du noir constitue la première étape, et la plus fondamentale de sa déchéance, de son abaissement au statut de sous-homme, de nègre. L’expérience du noir dans le monde blanc, tel que Fanon la décrit, s’apparente de près à la théorie sartrienne de la confrontation au regard et à l’existence d’autrui. Dès lors que le noir est capté par le regard du blanc, il est avili au point de se sentir méprisable et indigne de siéger parmi les hommes. Pour surmonter cette épreuve, qui le dégrade profondément, bien loin de tenir la dragée haute à l’homme blanc, le noir se réfugie dans le rôle social du nègre, adoptant les gestes et les attitudes dont la société des hommes blancs dit qu’elles sont typiques du nègre.

Le regard que le Blanc porte sur le Noir dans une société partagée entre colons et colonisés écrase le Noir et constitue l’apparition naturelle dont parle Sartre dans l’Etre et le Néant, cause de sa déchéance. Le Noir, lorsqu’il est saisi par le regard du Blanc, prend conscience qu’il n’est pas seul, et qu’il est jugé et condamné par autrui. Il vit le regard du Blanc comme une atteinte à sa liberté. Fanon le décrit ainsi : lorsqu’il est interpellé par un Blanc par des remarques qui le ramène à son existence de Noir - « tiens un noir » ou plus brutalement « sale nègre » - il « se découvre comme objet au milieu d’autres objets », comme « enfermé dans une objectivité écrasante ».

Cette expérience qui marque le parcours du Noir vivant dans une société coloniale est particulièrement douloureuse et désagréable pour lui. Il doit apprendre à concilier une conception de soi traditionnelle, façonnée par ses coutumes et les instances auxquelles elles renvoient, et une conception de soi qui lui a été imposée par une civilisation dont il ne connait rien, qui lui est parfaitement étrangère et qui pourtant le domine. L’expérience vécue du Noir en contexte colonial ne modifie pas seulement la façon dont il se conçoit ontologiquement, mais aussi la manière qu’il a de se représenter corporellement. Toute la démarche qu’il entreprend pour mieux connaitre son corps s’inscrit dans la négation et aboutit sur une incertitude complète quant à la véritable nature de ce corps. Cette démarche ne consiste pas à éprouver les facultés sensibles de ce corps, à toucher, voir, écouter, bref à sentir et percevoir grâce à son corps. Point du tout. Le Noir apprend à connaitre son corps non pas en l’éprouvant mais en intériorisant les récits et les anecdotes qu’on raconte sur son corps. Le schéma corporel que la colonisation impose aux Noirs entre en concurrence avec le schéma par lequel ils se définissaient et se comprenaient jusqu’alors. Mais cette concurrence est déloyale puisque la colonisation dispose d’une force coercitive par laquelle elle peut imposer son schéma. Alors le premier schéma corporel, à force de subir les assauts des histoires et des récits apportés par la colonisation s’écroule et laisse sa place à un « schéma épidermique racial ».

Ainsi donc, le Noir découvre qu’il est Noir, autrement dit qu’il appartient à la race Noir, seulement lorsqu’il rencontre le regard du Blanc. Et en même temps qu’il fait cette découverte, il comprend que ses caractères ethniques le détachent de l’humanité. Le regard objectivant du Blanc le met au banc de l’humanité et l’enferme dans une catégorie autre, celle des objets. Il devient objet parmi d’autres objets et non plus homme parmi d’autres hommes. Il en vient à regretter ce corps noir et ne souhaite qu’une chose ; revenir parmi les hommes. Mais il traîne avec lui les récits, les histoires et le passé de ses ancêtres réduits en esclavage puis colonisés. Pour que l’on considère qu’il appartient à l’espèce des hommes, contrairement aux Blancs dont on considère a priori qu’ils sont des hommes, le Noir devra apporter la preuve qu’il est civilisé. Et encore, il n’est pas certain que cela suffise.

A une époque où l’on oppose culture et nature, le Noir constitue un entre-deux, trop évolué pour être rangé parmi les animaux, mais trop bestiale pour être rapproché de la civilisation. On pense alors en trouver une preuve dans son hexis corporelle, sa façon de se tenir, de se conduire en présence de civilisés.

Ce constat vaut encore aujourd’hui. Tant que l’on sera incapable de penser l’homme noir autrement que comme pleinement et intégralement humain, tant qu’on se posera encore la question de son humanité, il ne sera jamais plus qu’une bête civilisée sans pouvoir jamais accéder au statut d’homme. Un noir particulièrement bruyant au téléphone dans le métro est presque systématiquement renvoyé à son statut d’homme noir : s’il parle fort, c’est parce qu’il n’est pas éduqué, qu’ « il n’est pas civilisé » entend-on parfois. Et s’il n’est pas civilisé, c’est parce qu’il est noir, qu’il vient d’un pays, d’un continent où les bonnes manières ne sont pas connus parce que les gens qui y vivent ne sont pas encore parvenus à l’état de civilisation. Un homme blanc qui s’exprimera sans ménager ses cordes vocales et sans épargner le confort auditif des autres voyageurs de la rame ne sera rien de plus qu’un impoli, sans qu’aucune remarque ne soit faite sur son degré de civilisation. Dans l’espace social, on postule d’abord que le noir est mi- animal, mi- humain, on présuppose de son manque d’éducation. Et il convient alors au noir de montrer le degré de civilisation dont il est capable de faire preuve. La couleur de sa peau, et donc son corps, le définissent dans l’espace social, et ce toujours négativement.

L’existence corporelle de l’individu noir constitue une fois de plus sa déchéance. Dans le monde blanc, dès lors qu’il apparait aux autres, il est dépossédé d’une partie de son humanité, il est avili et affecté à une sous-catégorie d’êtres, celle des nègres. Et de façon semi-consciente, l’individu noir se retrouve parfois à se conformer à la représentation que le monde blanc a de lui. Sa conduite, ses gestes, ses actions sont comme surdéterminés par l’attitude que l’on attend de lui et qu’il finit parfois par incorporer. Il est travaillé par cette représentation ; cette image négative que les autres ont de lui agit comme un spectre qui le hante et dont il craint qu’il ne dicte sa conduite. Fanon dresse un parallèle particulièrement pertinent entre le noir et le juif. Le monde blanc attend de voir le juif agir pour le rattacher à la catégorie des Juifs, il ne présuppose pas de sa « juiverie ». Si le Juif se montre avare, alors on n’hésitera pas à rappeler qu’il est juif et donc qu’il est conforme à l’image que l’on a des juifs. Il n’apparait pas immédiatement comme juif, essentiellement parce qu’il n’est pas corporellement distinguable d’un non-juif. Il peut à ce-titre échapper à l’avilissement, à la déchéance que le monde blanc veut lui infliger. Pour le noir, c’est différent. Dès qu’il est vu par le monde blanc, il est reconnu, il ne peut cacher qu’il est noir. « Comme la couleur est le signe extérieur le mieux visible de la race », son apparition est sa déchéance.

Fanon dit : « Je ne suis pas l’esclave de l’idée que les autres ont de moi, mais de mon apparaitre ». Le rapprochement entre l’expérience vécue du noir et la conception sartrienne de l’existence corporelle parait ainsi d’autant plus pertinent que Sartre considère que « nous pouvons nous considérer comme des esclaves en tant que nous apparaissons à autrui ». Pour Sartre, la présence d’autrui est une atteinte à notre liberté car elle nous ramène à une partie de notre existence que nous réfutons. Pour l’individu noir, la présence d’un blanc restreint sa liberté en ce qu’elle l’abaisse au statut de noir. Incapable de se démarquer du stigmate qu’on cherche à lui faire porter, il peut préférer se réfugier dans une attitude que Sartre qualifie de « comportement de mauvaise-foi », qui consistera pour lui à adopter les gestes et la conduite stéréotypés du noir. S’il se protège dans le rôle social du nègre, c’est parce qu’il a honte, honte d’être noir, honte d’appartenir à une sous-catégorie d’individus. Il se réalise corporellement et rejette ainsi sa liberté compris ici comme le pouvoir de refuser de se conformer à l’image qu’on lui assigne. De la même manière que le garçon de café se présentait comme un automate pour se présenter comme sans liberté, le noir se présente comme un nègre, comme pour se convaincre que seul son être social est un nègre, que c’est à lui que le monde blanc fait subir les humiliations, tandis que son être profond est un homme. Le noir pense alors : « ce n’est pas moi qui subis la méchanceté des blancs, mais bien plutôt mon être social, qui n’est finalement qu’un paraître. »

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