"Éloge des dettes"
Ah, "la Dette", "les dettes"! C'est partout le même cri, sur le ton de la lamentation condescendante ou de la réprobation morale! Pourtant on se souvient du fameux éloge des dettes que, dans son Tiers livre Rabelais met dans la bouche de Panurge, lequel doit se justifier pour avoir "mangé son blé en herbe" et "dilapidé en moins de quatorze jours" le revenu de "la chastellenie de Salmigondin", dont Pantagruel l'avait doté. Qui sait s'il n'y a pas là des raisons d'espérer?
La dette, déclare-t-il, fait le ciment des sociétés pour le meilleur des mondes possibles, celui où chacun est tenu à l'autre par le lien du prêt et de l'emprunt. Ce système de dépendance mutuelle par l'échange des services finira par instaurer l'harmonie dans un monde où la liberté sera donnée à tous d'appliquer cette loi de la Nature qui régit l'univers : "O quelle harmonie sera entre les réguliers mouvements des cieux! […] O comment Nature s'y délectera en ses œuvres et productions! […] Entre les humains, paix, amour, dilection, fidélité, repos, banquets, festins joie, liesse, or, argent, menue monnaie, chaînes, bagues, marchandise trotteront de main en main. Nul procès, nulle guerre…" etc. etc. Bref, ce sera la béatitude de l'âge d'or enfin revenu.
Éloge "paradoxal" à la mode du temps, disent les spécialistes. Certes, mais dans cet argumentaire on croit déjà entendre celui du libéralisme intégral, à tout va. N'est-ce pas là ce que nous promettent sans lyrisme, mais avec le sérieux de leur "savoir", les idéologues modernes du "laisser-faire, laisser-passer", quand ils affirment que le société trouvera l'équilibre de la justice et de l'égalité, si on laisse librement jouer les lois de la concurrence voulue par la Nature? Elles tissent les liens sociaux du "commerce des hommes", comme on disait jadis. Le "marché" sait où il va, si nous l'ignorons, et il va pour le mieux : il suffit de ne pas le gêner, car il enrichit qui s'en donne la peine. Vivent les dettes qui nous font vivre!
Pantagruel écoute en silence ce grandiose discours, puis en quelques phrases, il arrache Panurge à ses "belles graphides et diatyposes" (entendez ses mirages rhétoriques) et le ramène sur le terrain de la misérable réalité: "Je vous dis, que si figurez un affronteur effronté et importun emprunteur entrant à nouveau dans une ville (dé)jà avertie de ses mœurs, vous trouverez que à son entrée plus seront les citoyent en effroi et trépidation, que si la peste y entrait en habillement. […] Car dette et mensonges sont ordinairement ensemble ralliés". Les belles idées, surtout celles qui s'appuient sur une prétendue vérité de la nature, ne font que couvrir les mensonges du profit. Et Pantagruel conclut sa brève réponse par cette leçon d'humanité et de solidarité: "Lors seulement devrait-on (selon mon jugement) prêter, quand la personne travaillant n'a pu par son labeur faire gain, ou quand elle est soudainement tombée en perte inopinée de ses biens".
Après quoi, il "délivre" son ami des ses dettes, sans lui demander le moindre intérêt.
On rêve pour les Grecs, accusés eux aussi d'avoir "mangé leur blé en herbe", d'un Pantagruel moderne, en lieu et place de tous leurs prêteurs menteurs, qui se disent leurs amis pour mieux les gruger et s'enrichir de leurs dépouilles.