Mon métier d’infirmier. Éloge de la psychiatrie de secteur
7Yves Gigou avec Patrick Coupechoux
Éditions d’Une, 2019
8C’est à la fois le livre d’une histoire personnelle, d’un parcours, d’un métier ; c’est aussi un livre sur l’histoire de la psychiatrie, celle d’une époque qui peut paraître lointaine aux jeunes générations et celle plus récente, qui au fil des pages dessinent les évolutions de l’accueil de la folie dans la société. Et c’est l’histoire de l’engagement d’un homme, un engagement qui s’est forgé au fil du temps à la fois sur le plan professionnel et sur le plan personnel comme homme et citoyen. Un livre plus actuel qu’il n’y paraît, qui résonne en écho aux luttes et aux revendications de nombre de soignants dénonçant cette psychiatrie d’aujourd’hui qui a relégué ses valeurs essentielles depuis trop d’années, celle du soin au sens le plus strict, prendre soin de l’autre, celui qui souffre dans son intimité et sa dignité d’homme, au profit d’une conception gestionnaire et comptable des maladies.
9« Le savoir secret des infirmiers », ce savoir-faire irremplaçable dont a souvent parlé Lucien Bonnafé, Yves Gigou l’a incarné tout au long de sa carrière. Lui le fils de prolo qui par le hasard (quoique ?) des rencontres est devenu infirmier psychiatrique, alors que rien ne le prédestinait à cette carrière, a connu cette psychiatrie de secteur qui s’est inventée dès les années 1950. Une psychiatrie qui se voulait au plus près des personnes en souffrance dans leur expression pathologique mais au plus près aussi de leur milieu de vie. Une psychiatrie du désaliénisme et du dépérissement de l’asile, animée par des médecins progressistes après l’hécatombe des patients morts de faim pendant l’occupation et voulant détruire un univers concentrationnaire. Pour soigner la folie, il faut soigner cette double aliénation personnelle et sociale et agir simultanément sur le potentiel soignant des personnes elles-mêmes et sur les ressources du milieu, de l’hôpital, de la ville, de la culture. Commencer d’abord par considérer l’autre, la personne en souffrance psychique, comme son égal et ne lui prodiguer aucun soin qui toucherait à sa dignité d’homme ; tel Jean-Baptiste Pussin, pendant la Révolution, préfigurant l’infirmier moderne, qui a détaché les fous et qui leur a rendu leur part d’humanité. La carrière de Yves Gigou est balisée par cette obsession et le savoir infirmier qui est le sien s’est construit sur cette permanente attention. Attention qui demande d’entretenir une forme de rébellion toujours en veille pour déceler les tentations de recul et de facilités. Il faut reconnaître qu’il a bien été aidé dans ses rencontres en psychiatrie ; travailler dans le service de « Madame » Amado, comme il l’a toujours appelée, a été une école extraordinaire pour l’infirmier qu’il était. Ce service, créateur du premier cac (centre d’accueil et de crise) ouvert de jour comme de nuit, où il était impératif de penser le soin, où chaque patient était connu de tous et où la psychiatre qui le dirigeait, toujours là, considérait les infirmiers comme des soignants à part entière, capables d’initiatives et encouragés à se former et à élaborer des projets. Pourrait-on imaginer par exemple aujourd’hui fermer un pavillon et partir en vacances avec les patients pendant quinze jours dans le Morvan ?
Militant à la cgt et adhérent du pc, ses engagements syndicaux et politiques lui ont aussi permis de multiples rencontres, notamment de s’intéresser à la psychanalyse, de suivre un séminaire de Françoise Dolto, de fréquenter les théâtres, lui le petit gars de banlieue, de jouer même. Mais « la » rencontre qui a marqué Yves Gigou, c’est celle des ceméa. Depuis 1949, les ceméa animaient des stages pour les infirmiers psychiatriques. Ainsi, après sa formation initiale d’infirmier, les stages sont devenus pour lui un lieu de formation permanente et d’ouverture aux idées de Freud, Lacan, Tosquelles ; de réflexions partagées sur la psychothérapie institutionnelle, les séjours thérapeutiques, la mixité…Tous ces moments qui structuraient le travail de base de l’infirmier, « la vie quotidienne comme creuset de la clinique » et qui l’ont à jamais déterminé « comme ennemi du système asilaire et de l’enfermement ». Son engagement aux ceméa est devenu de plus en plus régulier, au point un jour de rejoindre ce mouvement et d’y occuper des responsabilités d’instructeur permanent par un détachement de son hôpital auprès de ce mouvement d’éducation populaire, événement impensable aujourd’hui !
11En charge avec un autre collègue de l’organisation des stages, Yves Gigou a ainsi pu perpétuer les innovations de formation collective autour des questions de la famille, de la santé mentale dans la cité, des activités comme le packing ou le jeu dramatique. Des travaux avec d’autres associations comme l’unafam, des voyages en Italie, en Algérie et de grands événements comme « Psychiatrie en chantier » en 1982 ont alimenté les formations. Les ceméa, en 1957, avec le « groupe de Sèvres », ont accueilli la gestation de la psychiatrie de secteur et affirmé la fonction thérapeutique des infirmiers. Dans les années 1980, les ceméa ont été le lieu où continuait de s’inventer la nouvelle psychiatrie avec Lucien Bonnafé, Guy Baillon, Tony Lainé, Jean Oury, Pierre Delion et tant d’autres. vst, la revue de la psychiatrie des ceméa, était le point d’appui régulier des écrits des soignants, Yves Gigou en a été le rédacteur en chef pendant plusieurs années. vst, avec son comité de rédaction, était également le lieu de la mesure des ambiances dans les institutions, le lieu des anticipations des évolutions, et il faut dire que les échanges allaient bon train avec des soignants engagés, des Roger Gentis, Lucien Bonnafé, Guy Baillon, Jean-Luc Roelandt.
12Les années 1990 ont été le début d’un virage de la psychiatrie, vers cette psychiatrie de l’efficacité et de la rentabilité qui a atteint son sommet aujourd’hui ; les impacts ont été importants dans les formations en diminution et les ceméa ont à l’époque opéré eux aussi des changements. Yves Gigou est retourné vers l’hôpital et fort de ses expériences a poursuivi sa carrière dans des postes à responsabilité de la filière infirmière, dans le service de Guy Baillon notamment, toujours avec le souci de préserver les patients et d’entraîner les équipes à pratiquer « l’art de l’écoute et de l’écho ». Cette formule de Bonnafé résume bien la position du soignant, une position congruente qui maintient le désir de la relation et la place de l’intégrité du sujet souffrant. Psychiatre hors norme, clinicien et poète, militant jusqu’à son dernier souffle, Bonnafé fut un repère pour Yves Gigou ; il devint son ami et les pages qui lui sont consacrées disent toute son admiration et son respect.
13La fin de la carrière professionnelle ne signifie pas la fin des engagements, ceux de la formation avec les ceméa par exemple. Et puis en 2008, la visite de Nicolas Sarkozy, président de la République, à l’hôpital d’Antony et son discours sur la dangerosité des malades crée un électrochoc. L’état de sidération passé, Yves Gigou et d’autres réagissent dans les médias par des articles pour dénoncer cet amalgame qui vient par ce surgissement mettre à bas des années de travail pour restaurer l’image de la folie et la professionnalité des soignants. Quelques jours plus tard, rue de Charenton à Paris, se réunissent une cinquantaine de personnes, infirmiers, psychologues, psychiatres, responsables des ceméa, tous fervents défenseurs de cette psychiatrie humaniste et désaliéniste. Le Collectif des 39 était né. Pendant dix ans, ce collectif a été l’aiguillon de la défense des convictions non négociables pour l’hospitalité de la folie dans une société démocratique. Les luttes actuelles, le printemps de la psychiatrie ont pris le relais et la rébellion soignante qui n’a jamais quitté Yves Gigou est reprise par les jeunes générations. Espérons qu’ils arrivent à contrarier les tendances d’abandon de la folie comme dimension de l’existence humaine ; c’est en cela que ce livre n’est pas nostalgique d’une époque, mais bien utile pour comprendre les enjeux actuels.
14Dominique Besnard
- DansVST - Vie sociale et traitements 2020/4 (N° 148), pages 133 à 136
- Autour du livre écrit avec Patrick Coupechoux cette émission de TV
- https://bdmt.tv/replay/article/99