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Billet de blog 10 novembre 2018

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La seconde mort de Pascale Casanova

Pascale Casanova est morte le même jour que Charles Aznavour. Alors qu'elle doit beaucoup à l'une et rien à l'autre, c'est pourtant la disparition du second que France culture aura choisi de (sur)célébrer.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il y a quelques années, j'ai décidé d'écrire à Pascale Casanova, comme je l'avais fait de nombreuses années auparavant à Serge Daney. Il avait aussitôt accepté de me rencontrer en me répondant (au dos d'une carte postale) : "J'ai eu récemment votre lettre. Elle me touche et me laisse perplexe. Si vous avez le courage de rendre visite à un malade bavard (le Sida), je serais ravi de vous voir. Sinon, ça marche aussi. De toutes façons, mon téléphone est... (fin d'après-midi). A bientôt, peut-être." Pascale Casanova a elle aussi accepté, aussitôt. J'avais rencontré Serge Daney dans l'appartement de sa mère chez laquelle il habitait, Faubourg Saint-Antoine et il avait effectivement beaucoup parlé, refusant que je l'enregistre. Pascale, elle, m'a donné rendez-vous dans un café. C'était quelques années après son éviction de France culture et la publication, par Mediapart, de la lettre de soutien signée par la plupart des plus grands écrivains français contemporains. Au bout d'un moment, elle m'avait dit : "En fait, tu souhaitais me rencontrer parce que tu aurais adoré passer dans mon émission et que cela n'a pas été possible." Et c'était vrai : quelques mois plus tôt, j'avais appris que P.O.L refusait finalement de publier un manuscrit après s'en être entretenu avec moi et avoir longtemps tergiversé. Elle avait bien voulu le lire, en discuter, me faire lire ce qu'elle même était en train d'écrire et une amitié, entre nous, en était née.

Je suis un enfant de Microfilms, des Mardis, des Jeudis et de l'Atelier littéraires et même si j'enseigne aujourd'hui à l'université, je dois plus à Serge Daney, à Pascale Casanova et à quelques autres (Sayad, Bourdieu, Pétonnet...) qu'à tous les profs que j'ai pu croiser. Je leur dois de croire et de savoir que quelque chose est possible au-delà d'un horizon marqué précisément par les bancs de l'école.

Quelques années plus tard (en 2016-2017), la coordination d'un numéro du Journal des anthropologues consacré aux rapports entre littérature et sciences sociales m'a offert l'occasion de recueillir le récit de ses années passées sur cette chaine et j'ai alors découvert à quel point celles-ci avaient été difficiles, douloureuses, violentes et que derrière l'image que l'auditeur (où l'auteur) pouvait se faire d'elle (celle de détentrice d'un pouvoir de consécration de premier ordre dans le champ littéraire), elle se vivait, elle, en combattante, en survivante, en dominée, en malmenée vendant chèrement sa peau, et s'épuisant à le faire, dans un univers où seuls comptaient l'accumulation, l'exercice et la jouissance du pouvoir (intellectuel). Surprenant changement de décor, dont France culture ne s'est jamais fait l'écho ni avant ni après son décès, ne voulant manifestement rien mettre en lumière de ses coulisses, de ses secrets, de ses contradictions, de son histoire et refusant l'examen de conscience, quitte à perdre la trace et se laisser éteindre le souvenir de l'une de celles qui ont pourtant le plus ardemment défendu une "politique des auteurs" prétendue marque de fabrique d'un médium entièrement dédié à la culture. Cruelle contradiction qui témoigne de la part de ceux qui le dirigent ou qui l'ont dirigé d'un mépris tant à l'égard de ses auditeurs (qui peuvent être privés du jour au lendemain d'une émission et d'une voix auxquelles ils tiennent) que de ses producteurs et du refus de s'appliquer à lui-même les principes qu'il prétend défendre (l'esprit et la lucidité critiques, aimablement rebaptisés "esprit d'ouverture").

Cet entretien est aujourd'hui disponible en deux parties sur le site d'Acrimed : https://www.acrimed.org/Une-critique-de-solitude-un-entretien-avec

comme il l'était déjà sur celui du Journal des anthropologues.

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