Une silhouette blanche, au milieu d’une petite escorte, s’avance avec deux valises dans la salle des pas perdus de l’aéroport de Dorval à Montréal. Un mètre soixante-dix-huit, des yeux bleus, un nez rectiligne, le teint clair et la corpulence du boxeur, l’homme a, comme à son habitude, soigneusement peigné ses cheveux ondulants vers l’arrière. De châtains foncés qu’ils sont, ils passent à une couleur poivre et sel près des tempes et trahissent ses 53 ans. Sec et volontaire, le visage retient surtout l’attention à cause d’une longue cicatrice qui lui barre la joue gauche. À quelques centimètres plus haut, un petit appareil logé dans l’oreille signale une vieille surdité. Enfin, au visage balafré s’ajoute un bras paralysé qui accentue le profil de l’estropié. L’individu porte un long imperméable blanc. C’est normal. Il pleut à Montréal en ce milieu d’après-midi du 17 août 1951.
Quelques jours auparavant, le quinquagénaire a écrit une lettre d’adieu à ses partisans du Québec : « Je garde, leur a-t-il dit, une vision merveilleuse de votre belle province de Québec, en plein essor, et de sa population qui a miraculeusement conservé vivaces les plus belles de nos traditions françaises et catholiques. »
Dans une quinzaine de minutes résonnera dans l’aéroport l’appel aux voyageurs. Alors, il faut faire vite. Identité? Jacques Dugé de Bernonville. Passeport? Aucun. Ni français, ni canadien. Rien. En guise de papiers: un sauf-conduit et un visa de six mois émis par le consulat du Brésil à Montréal. Mais l’essentiel y est, c’est-à-dire un billet d’avion; un aller simple pour Rio de Janeiro. Au comptoir de K.L.M., on estampille prestement. Les bagages sont enregistrés et le passage aux douanes relève de la formalité.
Ces questions réglées, l’ex-bras droit de l’Allemand Klaus Barbie s’engouffre dans le couloir d’embarquement qui débouche sur la piste d’envol. À aucun moment, les autorités ne tentent de s’interposer pour empêcher l’ancien auxiliaire du chef de la Gestapo de Lyon de monter à bord du quadrimoteur. Quelques minutes plus tard, son avion met le cap vers le sud. Jusqu’à la fin de son séjour de cinq ans passés au pays et jusqu’aux limites extrêmes du périmètre canadien, les yeux se seront fermés pour laisser Jacques de Bernonville échapper à son passé.
Quelques dates triées au cours de la dernière année de l’occupation allemande de la France suffisent à tracer le portrait du fugitif. Au début de l’année 1944, le comte Dugé de Bernonville roule en direction de la Haute-Savoie. Le militaire français, bardé de décorations pour son courage lors de la Grande Guerre, se dévoie maintenant dans la collaboration. L’automne d’avant, il a prêté serment à Hitler et figure désormais sur le registre de paye des Waffen SS.
En ce mois de mars 1944, cet ancien cagoulard aux convictions monarchistes et anticommunistes bien ancrées commande l’un des contingents de miliciens chargés de la répression des maquisards du plateau des Glières. « Visez juste, mais tirez sans haine, car ce sont nos frères », ordonne-t-il à ses hommes, rapporte Claude Maubourguet de Je suis partout.
En avril, le chef de la Franc-Garde change de plateau. Il se rend dans le Vercors, près de Vassieux et de La Chapelle-en-Vercors. Avec Raoul Dagostini, Bernonville a sous ses ordres pas moins de 500 franc-gardes, policiers et gardes-mobiles. Pendant plus d’une semaine, les deux cadres de la Milice sévissent et font incendier des fermes et des maisons en plus de procéder à des arrestations qui conduisent à l’exécution d’André Doucin, de Casimir Ezinjeard et de Paul Mially, tous trois soupçonnés d’être liés à la Résistance.
En mai, fort de son titre de directeur du Maintien de l’Ordre, Bernonville poursuit sa traque en Bourgogne, particulièrement en Saône-et-Loire où il y installe son quartier général, à Chalons-sur-Saône. Du 14 mai au 25 juin, il fait arrêter une cinquantaine de personnes dont sept sont livrées à la Gestapo. Quelques jours plus tard, le 6 juillet, Vichy le cite à l’ordre de la Nation. Au nom du gouvernement, Pierre Laval y loue son courage calme et réfléchi ainsi que son énergie à « contenir des éléments rebelles ». Le dernier été allemand, le collaborateur le passe comme gouverneur militaire de Lyon, là où s’y trouve son vrai patron, le chef de la Gestapo, Klaus Barbie.
De chasseur de résistants qu’il est, le Français se transforme vers la fin de la guerre en traqueur pourchassé. Motif de la recherche: intelligence avec l’ennemi. Le 25 janvier 1945, la cour de justice de Valence émet un mandat d’arrêt contre lui et l’inculpe pour atteinte à la sûreté de l’État, pour séquestrations arbitraires, incendies volontaires, violences et vols.
Tout comme Paul Touvier, l’ancien chef de la Franc-Garde reçoit l’aide de religieux pour se cacher mais également pour fuir. En avril 1945, certains de ses hommes apprennent que leur commandant pris en chasse se terre dans un monastère. Insaisissable, Bernonville doit toutefois attendre l’année suivante pour réaliser son évasion vers la province du Québec grâce à une chaîne de complicités dont quelques-uns des maillons demeurent encore mystérieux.
Depuis ce 17 août 1951, date du départ de l’ancien cadre de la Milice pour Rio de Janeiro, l’omerta perdure au Québec sur l’affaire Bernonville. Il n’y a toujours aucune plaque commémorative qui a été apposée à Montréal, dans le secteur de l’oratoire Saint-Joseph, pour rappeler le support qui a été donné dans ce coin d’Amérique à ce haut collaborateur français des nazis.
Pourtant, pendant près de trois ans, de septembre 1948 à août 1951, la tempête Bernonville avait régulièrement fait les manchettes et violemment attisé les cendres sous lesquelles couvaient les sympathies pour Pétain. Bruyante, la saga juridico-politique s’était éternisée pendant tout ce temps en dépit de l’envoi à Ottawa d’une pétition qui plaidait en faveur de l’admission du Français au Canada, laquelle avait été signée par 143 notables du Canada français dont Camille Laurin, un futur député à l’Assemblée nationale du Québec.
Était réapparue lors de cette affaire le clivage vichyste-gaulliste qui avait divisé durant la guerre la presse et l’élite canadienne-française. D’un côté, l’intelligentsia et les journaux cléricaux et nationalistes tels Le Devoir, L’Action catholique et Montréal-Matin avaient répondu du fugitif. Ils avaient fait écho à la campagne de désinformation qui donnait de l’ancien chef de la Milice française l’image d’un héros, d’un fidèle du maréchal Pétain, d’un réfugié politique, d’un grand catholique issu de la noblesse et d’un Français persécuté par les autorités anglo-canadiennes.
Opposés lors de la guerre à l’enrôlement obligatoire pour le service outre-mer, les mobilisés pro-Bernonville avaient nié et fermé les yeux sur les informations les plus compromettantes concernant le passé de tortionnaire de résistants de leur protégé. Ses partisans ne voulaient pas en savoir trop sur le sujet et ils s’étaient transformés en aveugles volontaires. L’enjeu avait plutôt été perverti en controverse sur l’immigration.
À l’autre bout du spectre, les effectifs étaient clairsemés. Parmi les détracteurs du chef milicien s’étaient dressés des représentants de la presse canadienne-française libérale, d’anciens membres de la Résistance et certains journaux canadiens-anglais.
Au Québec, dans cette province qui a pour devise « Je me souviens », la dernière image laissée par Jacques de Bernonville, celle de l’homme à l’imperméable blanc, est devenue au fil des ans une forme blanche aux contours incertains, mais qui hante toujours cette société. Même son assassinat en 1972 à Rio n’est, du reste, pas parvenu à délier les langues.
En France, un député du Parti socialiste unifié a été, quant à lui, plus prolixe. Dans la foulée du meurtre de Bernonville, Michel Rocard, était intervenu à Paris le 30 mai 1972 dans l’enceinte de l’Assemblée nationale française pour qualifier l’homme de « nazi français ».
Au Québec, après avoir été pour les fanatiques de Pétain l’ultime champ de bataille de la Seconde Guerre mondiale, cette tempête politique, illustration parfaite d’un aveuglement aux dimensions dramatiques, s’est plutôt abimée dans un silence qui l’empêche de devenir aujourd’hui le symbole d’une indifférence au crime en vue d’un détournement de débat.
Sans doute, faudra-t-il attendre encore longtemps avant de pouvoir lire, à Montréal, au 5551, chemin de la Côte-des-Neiges, là où Jacques de Bernonville a habité, l’inscription suivante : « Ici a vécu paisiblement un criminel de guerre protégé par une partie de l’intelligentsia québécoise. Nous nous souvenons ».