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Billet de blog 16 septembre 2025

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Le soir où je reçus un appel du premier ministre du Canada Jean Chrétien

Les lectures estivales d'un premier ministre canadien au repos.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il était un peu moins de 22 heures ce vendredi soir 7 juillet 2000. J’étais dans le salon avec ma compagne. Nous regardions à la télé un film – une nouvelle enquête du détective Columbo – lorsque le téléphone sonna. À cette heure tardive, ce coup de téléphone était inhabituel.

Au bout de la ligne, une voix de femme me demanda si elle appelait bien chez « Yves Lavertu, l’écrivain ». Surpris qu’on pût me qualifier de cette manière (j’avais seulement deux bouquins à mon actif, soit « L’affaire Bernonville » et la biographie sur l’antifasciste québécois Jean-Charles Harvey, laquelle venait de paraître), je répondis en hésitant que euh… oui, j’étais bien cette personne-là.

Sur les entrefaites, la dame m’annonça que le premier ministre voulait me parler. Sous le choc, je lui demandai sur un ton quelque peu frondeur de quel premier ministre s’agissait-il, de celui du Canada ou de celui du Québec? Je continuai dans la foulée sur le même mode de l’exclamation et m’avançai cette fois à la questionner de manière plus frontale pour savoir si c’était Lucien Bouchard qui souhaitait me parler.

Je sentis dans les instants une légère irritation de la part de mon interlocutrice. Lentement et en articulant chaque mot de manière à bien en détacher les syllabes, elle desserra les dents et formula sur un ton officiel, en tout cas plus affermi, ces deux petites phrases : « Le premier ministre du Canada, l’Honorable Jean Chrétien, désire s’entretenir avec vous. Acceptez-vous de lui parler? » Elle-même accomplit en ce moment, précisa-t-elle avec une inflexion dans la voix qui était redevenue monotone, les vérifications d’usage.

Je bredouillai que oui, que j’acceptais, et que j’habitais bien sur la rue Fairmount à Montréal. Puis, elle me notifia qu’elle allait raccrocher, mais qu’elle allait communiquer avec moi plus tard.

Le combiné du téléphone remis à sa place et en attendant son éventuel appel, je restai abasourdi. Durant ce laps de temps, je ne pus m’empêcher de m’interroger à voix haute devant ma compagne pour soupeser le fait que cet appel pouvait bien n’être au fond qu’un piège ou un canular.

Quelque dix minutes plus tard, dring! dring! Le téléphona sonna de nouveau. Fébrile, je décrochai le combiné. C’était la même femme. Promptement, elle m’informa que le premier ministre Chrétien était à l’autre bout du fil et qu’elle me le passait.

Sept à huit secondes s’écoulèrent, puis soudain émergea du silence une voix étonnamment douce, celle de Jean Chrétien qui me demanda s’il parlait bien au monsieur Lavertu de « L’affaire Bernonville » et du « Combattant » (« Jean-Charles Harvey – Le Combattant »). Je répondis que oui.

Au cours de la conversation qui s’ensuivit et qui dura environ trente-cinq minutes, Chrétien me balança assez tôt dans l’entretien : « Vous devez avoir beaucoup d’ennemis ou pas beaucoup d’amis dans la province de Québec ».

Je ne pouvais lui donner tort. Du reste, le cinéaste Pierre Falardeau venait d’en rajouter une couche quelques semaines plus tôt dans le journal « Le Couac » en avertissant chacun et chacune, dans une longue tartine sous forme de fatwa, que j’avais fait avec la biographie sur Jean-Charles Harvey un « travail de salopard ».

Justement, Chrétien me confia qu’il venait de terminer la lecture de mon livre sur Jean-Charles Harvey et que cela ne lui avait pris que deux ou trois jours pour le lire. Lui-même était présentement en vacances, me confia-t-il, et il en avait profité pour finir aujourd’hui les cent dernières pages, soit dans les heures où il avait fait la meilleure journée de golf de toute sa vie.

Du coup, il me félicita pour la production de cet ouvrage. Et puis, au cours de l’échange, il s’avança à dire qu’il espérait bien pouvoir me rencontrer un jour. Il formula cette invitation à au moins deux reprises. Mais hormis de ma part l’expression polie d’une formalité d’usage, j’optai pour ne pas saisir la perche qu’il me tendait. Je ne répondis rien.

Beaucoup de choses, en revanche, ont été échangées ce soir-là dont l’absence au Québec de véritables débats sur la place publique en matière de regard sur le passé et le quidam que je suis en ferai un jour un récapitulatif détaillé puisque j’ai pu confirmer par la suite que c’était bien Jean Chrétien qui m’avait appelé en ces minutes où se terminait le film avec Peter Falk. À tout le moins, je peux affirmer qu’à différentes reprises, Chrétien m’encouragea à continuer mon travail.

Et puis, l’homme vers la fin de notre discussion me gratifia du témoignage suivant, lequel ne pouvait qu’être ironique, mais qui me plut tout de même assez : « Vous direz à ceux qui me reprochent de ne pas avoir lu de livres dans ma vie, largua le premier ministre du Canada, que j’en ai lu au moins deux : ‘’L’affaire Bernonville’’ et ‘’Le Combattant’’ ».

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