Protection de l'enfance : J'ai osé !
Ils seraient 5 à 8 fois plus.
Pour chaque enfant protégé par l'ASE, 5 à 8 restent invisibles. Et parmi eux, certains reproduiront ce qu’ils ont subi.
L'Aide sociale à l'enfance (ASE) suit 350 000 mineurs. Mais combien d'enfants en danger le système ne voit-il pas ? J'ai croisé les données de la CIIVISE avec les études internationales de référence (Gilbert et al., The Lancet). Résultat — estimation prudente fondée sur les fourchettes basses de la littérature : pour chaque enfant protégé, 5 à 8 restent invisibles. Soit 1,5 à 2,5 millions d'enfants. Ce calcul, personne ne voulait le faire. Je l'ai fait.
I. Ce que disent les chiffres officiels français
La CIIVISE (Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants) a publié en 2023 des données qui auraient dû provoquer un séisme politique :
• 160 000 enfants victimes de violences sexuelles chaque année
• 5,4 millions d'adultes déclarent avoir été victimes dans leur enfance
• 1 Français sur 10 victime d'inceste ou de violences sexuelles avant 18 ans
• Toutes les 3 minutes, un enfant est victime
Ces chiffres ne concernent que les violences sexuelles. Ils n'incluent ni les violences physiques, ni la négligence grave, ni les violences psychologiques.
II. Le « chiffre noir » : ce que le système ne voit pas
Pour comprendre l'ampleur réelle du phénomène, il faut croiser plusieurs indicateurs :
Le taux de plainte
• 2% seulement des victimes de violences sexuelles portent plainte (hors famille)
• 12 à 19% portent plainte pour violences sur mineurs
Le taux de révélation
• 10% seulement des enfants révèlent au moment des faits
• 45% des enfants qui parlent ne sont pas mis en sécurité
L'incapacité des adultes
• 74% des Français déclarent avoir du mal à identifier les violences
• 33% seulement des témoins signalent
Un système qui dépend de la parole des enfants pour les protéger est un système qui les abandonne.
III. La référence scientifique : Gilbert et al., The Lancet, 2009
L'étude de Gilbert et collaborateurs, publiée dans The Lancet (l'une des revues médicales les plus prestigieuses au monde), a compilé les données de tous les pays développés. Leur conclusion est sans appel :
« Chaque année, 4 à 16% des enfants sont physiquement maltraités, 1 sur 10 est négligé ou maltraité psychologiquement, 5 à 10% des filles et 5% des garçons sont victimes de violences sexuelles avec pénétration. Cependant, les taux officiels de maltraitance avérée représentent moins d'un dixième de cette réalité. »
Le ratio Gilbert : les services officiels ne détectent que moins de 10% des cas réels.
Cette étude a été confirmée par de nombreuses autres recherches : le NIS-4 aux États-Unis (études décennales depuis 1974), Fallon et al. 2010 (métaphore de « l'iceberg »), Moody et al. 2018 (revue systématique internationale).
IV. Le calcul : de 350 000 à 2 millions d'enfants
Appliquons les multiplicateurs scientifiques aux données françaises. Avec 14 millions de mineurs en France :
Indicateur Chiffre officiel Multiplicateur Estimation réelle
Violences sexuelles/an 160 000 ×5 à ×10 800 000 à 1,6 M
Mineurs en danger 300 000 ×3 à ×5 900 000 à 1,5 M
Maltraitances physiques ~100 000 ×4 à ×6 400 000 à 600 000
Synthèse : entre 1,5 et 2,5 millions d'enfants nécessitent une protection en France. Soit 10 à 18% des mineurs.
Note méthodologique : estimation prudente fondée sur les fourchettes basses de la littérature internationale (Gilbert et al., NIS-4, CIIVISE). Ces ordres de grandeur, cohérents entre eux, décrivent des risques collectifs mesurés à l'échelle des populations, non des trajectoires individuelles.
V. Le ratio d'invisibilité : 1 enfant protégé = 5 à 8 enfants invisibles
L'ASE suit actuellement 350 000 mineurs. Si la réalité se situe entre 1,75 et 2,8 millions d'enfants en danger, le calcul est simple :
Pour chaque enfant protégé par l'ASE, 5 à 8 enfants en danger restent invisibles.
Ce ratio est cohérent avec l'étude Gilbert (<10% détectés = ratio 1:10). Notre estimation est même légèrement optimiste (12-20% détectés contre <10% dans la littérature scientifique).
VI. Pourquoi c'est urgent : le cycle victime → agresseur
Chaque enfant non protégé aujourd'hui représente un risque statistique d'agresseur demain. Les études scientifiques sont claires :
La transmission intergénérationnelle de la maltraitance
• Environ un tiers (30%) des parents maltraités dans l'enfance reproduisent ces comportements avec leurs propres enfants (études prospectives)
• Le taux d'abus parmi les individus ayant un historique d'abus est 6 fois plus élevé que dans la population générale (Office of Justice Programs, USA)
• L'OMS confirme : « Un enfant maltraité est plus susceptible d'abuser des autres à l'âge adulte, de sorte que la violence se transmet d'une génération à l'autre. »
Le cycle victime → agresseur sexuel
Les données du British Journal of Psychiatry (2001) sont particulièrement éclairantes :
Catégorie de victime % devenant agresseur
Non-victime d'abus sexuel dans l'enfance 24%
Victime d'inceste seul 51%
Victime de pédophilie seule 61%
Victime des deux (inceste + pédophilie) 75%
Source : British Journal of Psychiatry, Volume 179, Issue 6, December 2001
Important : la majorité des enfants maltraités (≈70%) ne deviennent pas des agresseurs. Mais le facteur de risque est multiplié par 6. Donc protéger un enfant aujourd'hui, c'est aussi prévenir des violences demain.
• Les enfants maltraités sont 11 fois plus susceptibles d'adopter des comportements criminels à l'âge adulte
• 14% des hommes et 36% des femmes en prison ont été maltraités enfants
Précision épistémologique : ces corrélations ne décrivent pas des trajectoires individuelles déterministes, mais des risques collectifs mesurés à l'échelle des populations. La prévention reste efficace précisément parce que le cycle n'est pas inéluctable.
VII. L'échec de la protection : le scandale de l'exploitation sexuelle
Le système actuel ne protège pas seulement mal les enfants qu'il ne détecte pas. Il échoue aussi à protéger ceux qu'il a pris en charge.
Les chiffres de l'exploitation sexuelle des mineurs
• Plus de 11 000 mineurs sont victimes d'exploitation sexuelle en France (chiffre officiel du gouvernement)
• D'autres sources parlent de 15 000 mineurs exploités par des réseaux
• L'âge moyen d'entrée dans la prostitution : 15 ans, avec des cas dès 10 ans
Le scandale : 80% viennent de l'ASE
Selon les enquêtes journalistiques et les acteurs de terrain, 80% des jeunes victimes d'exploitation sexuelle seraient placés sous la garde de l'Aide sociale à l'enfance.
« Comment un système conçu pour éloigner les enfants des maltraitances qu'ils subissent dans leurs familles peut-il échouer à les protéger de la prostitution ? » — France Info, Envoyé Spécial, novembre 2025
À Marseille, la situation est jugée encore plus alarmante : entre 150 et 200 enfants placés seraient victimes d'exploitation sexuelle. Presque aucun foyer pour mineurs n'y échappe.
Le mécanisme de l'impunité
« Au lieu de dire "l'enfant est sous l'emprise d'un réseau de pédophilie qui la prostitue", ils disent — systématiquement — "l'enfant est en fugue" et ça inverse la responsabilité. » — Me Michel Amas, avocat spécialisé
Les foyers sont devenus des viviers de recrutement pour les réseaux. Un système qui concentre des enfants vulnérables dans des structures identifiées, mal sécurisées, avec du personnel débordé, est un système qui facilite l'exploitation.
VIII. Le danger qui vient : la privatisation de la protection de l'enfance
Si demain nous détectons 2 à 3 fois plus d'enfants en danger, comment le système absorbera-t-il ce flux ? Le risque est que des fonds d'investissement s'emparent de ce « marché » comme ils l'ont fait dans les pays anglo-saxons.
Ce qui se passe au Royaume-Uni
• Plus d'un tiers des placements en famille d'accueil en Angleterre sont gérés par des agences privées (IFAs)
• Profit moyen : 19% pour les familles d'accueil, jusqu'à 70% pour les foyers résidentiels
• Un lanceur d'alerte rapporte que les familles d'accueil étaient appelées « gold bars » (lingots d'or) et les enfants « traités comme des marchandises »
• Une brochure du fonds Clearwater International (2021) vantait l'investissement dans le « marché des services à l'enfance » avec des « dynamiques démographiques favorables » de 9% de croissance
Ce qui se passe aux États-Unis
« Les enfants sous l'autorité légale de leur État, mais recevant des services d'agences privées à but lucratif, ont été maltraités, négligés et privés de services. Les agences mêmes chargées de protéger les enfants ont trop souvent échoué à fournir même les protections les plus basiques. » — Sénateur Ron Wyden, enquête du Congrès
Le mécanisme pervers est simple : les entreprises de placement bénéficient d'un flux constant d'enfants dans le système, tout comme les entreprises de prisons privées dépendent de taux d'incarcération stables. Leur intérêt financier est de GARDER les enfants en placement le plus longtemps possible, pas de les réintégrer dans des familles.
Si on détecte 5× plus d'enfants et que des fonds privés sont positionnés, on crée un marché captif où l'incitation est de maintenir les enfants en institution, pas de les protéger.
IX. La solution : micro-structures familiales et kinship care
Comment absorber un flux de 2 à 3 fois plus d'enfants sans créer un marché pour les prédateurs financiers ? La réponse existe et a fait ses preuves : le modèle néo-zélandais.
Les Family Group Conferences (depuis 1989 en Nouvelle-Zélande)
• La « famille » est définie largement : enfants, parents, famille élargie, amis significatifs, voisins
• Ce groupe reçoit du temps « privé » pour élaborer un plan de protection
• L'objectif : donner à la famille une voix forte dans la prise de décision, pas un système adversarial
Le kinship care (accueil par la famille élargie)
• En Nouvelle-Zélande (2017) : 53% des enfants placés sont avec des membres de leur famille ou whānau
• Les études montrent de meilleurs résultats en santé, éducation et bien-être émotionnel que les autres formes d'accueil
• Coût 2× moins élevé que le placement en foyer
Le modèle anti-prédation
Problème actuel Solution Mécanisme de protection
Foyers = viviers de recrutement Foyers = sas temporaires (max 30j) Réduit le temps d'exposition aux réseaux
Concentration = cible facile Micro-structures familiales dispersées Atomise les cibles, complique le ciblage
Anonymat = impunité Familles identifiées dans communautés Contrôle social naturel
Profit du placement long Objectif = sortie rapide vers famille Supprime l'incitation perverse
Fonds privés = prédateurs financiers Structures publiques/associatives uniquement Coupe l'accès au « marché »
X. Ce que nous proposons : rendre le marché imprenable
Pour protéger les enfants ET empêcher que des fonds d'investissement ne transforment leur malheur en profit, nous proposons une stratégie en trois volets :
1. Verrouiller juridiquement le système
• Interdiction constitutionnelle du profit sur la protection de l'enfance
• Plafonnement légal des marges (comme au New Jersey : 2,5% max)
• Priorité au public/associatif dans tous les appels d'offres
• Transparence financière obligatoire pour tout opérateur
• Critère d'évaluation = durée de placement (plus c'est court, mieux c'est noté)
2. Transformer le modèle d'accueil
• Foyers = sas de 30 jours maximum pendant qu'on cherche une solution familiale
• Exploration systématique du kinship care (famille élargie, voisins, amis)
• Micro-structures rurales : des familles qui « s'agrandissent » temporairement
• Family Group Conferences : plans élaborés AVEC les familles, pas CONTRE elles
3. Lancer une campagne nationale de recrutement de familles
APPEL : La France a besoin de 100 000 familles prêtes à accueillir temporairement un enfant.
Pas des « familles d'accueil professionnelles » au sens administratif actuel. Des familles ordinaires, formées, accompagnées, qui peuvent s'élargir le temps qu'un enfant retrouve sa place dans sa famille d'origine ou dans une solution pérenne.
• À la campagne : des familles avec de l'espace, intégrées dans des communautés où le contrôle social naturel protège
• Formées au trauma : pas besoin d'être professionnels, mais d'être préparés
• Soutenues financièrement : allocation correcte (pas un « salaire », mais une compensation réelle des coûts)
• Accompagnées par des TS spécialisés : pas abandonnées face aux difficulté si nous trouvons ces familles avant que les fonds d'investissement n'arrivent, nous rendons le marché imprenable. Il n'y aura pas de « produit » à vendre, pas de « gold bars » à exploiter. Juste des enfants protégés dans des familles.
Conclusion : Et si on leur demandait ?
Le système français de protection de l'enfance ne repère que 12 à 20% des enfants en danger. Les 80 à 88% restants sont invisibles. Parmi eux, les futurs agresseurs, les futures victimes d'exploitation sexuelle, les futurs adultes brisés.
Le coût de ce déni est colossal : 9,7 milliards d'euros par an selon la CIIVISE, rien que pour les violences sexuelles.
Le problème n'est pas un manque de moyens. C'est un problème de structure. Un système qui attend que les enfants parlent, que les adultes signalent, que les preuves s'accumulent — ce système-là ne peut pas protéger.
Un système qui ne sait pas chercher ne peut pas trouver.
Des modèles existent : les centres Barnahus en Scandinavie, les Family Group Conferences en Nouvelle-Zélande, le programme des Papillons en France. Des endroits où l'on va vers les enfants, où l'on leur demande, où l'on agit.
Et si, pour une fois, au lieu de compter ceux qu'on a trouvés, on allait chercher ceux qu'on a perdus ? C'est notre modèle de société qu'il faut revoir. A la place de l'atomisation et de l'humain marchandise/ rendement, nous devons créer un nouveau modèle de famille et une solidarité que nous n'aurions jamais du laisser nous être arrachée.
La famille c'est aussi l'une des forces de résistance les plus solides face aux systèmes totalitaires, dont face à celui qui progresse ici.
Sources
• CIIVISE (2023) — Rapport sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants
• Gilbert R. et al. (2009) — « Burden and consequences of child maltreatment in high-income countries », The Lancet, 373(9657), 68-81
• Sedlak A.J. et al. (2010) — Fourth National Incidence Study of Child Abuse and Neglect (NIS-4), U.S. DHHS
• British Journal of Psychiatry (2001) — « Cycle of child sexual abuse: links between being a victim and becoming a perpetrator », Vol. 179, Issue 6
• Office of Justice Programs (USA) — « Do Abused Children Become Abusive Parents? »
• OMS (2024) — Fiche d'information sur la maltraitance des enfants
• Ministère des Solidarités (France) — « Lutter contre l'exploitation sexuelle des mineurs »
• France Info / Envoyé Spécial (novembre 2025) — « Protection de l'enfance : le scandale des mineures prostituées »
• The Big Issue (UK) — « How privatisation of foster care is turning children into money-making commodities »
• Children's Rights (USA) — « Privatization of foster care has been a disaster for children »
• Oranga Tamariki (Nouvelle-Zélande) — Documentation sur les Family Group Conferences
• Family for Every Child (2024) — Global Kinship Care Week, rapport sur le kinship care
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Yves Laybourn – Groupe de Strasbourg
Collectif Solidarité ASE
12.12.2025
Billet de blog 12 décembre 2025
Protection de l'enfance : J'ai osé ! . Ils seraient 5 à 8 fois plus.
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