Il faut dire les choses comme elles sont: même après l'amère débacle de la «négociation» à bras tordu de Bruxelles, Alexis Tsipras et son équipe de Syriza demeurent les seuls à pouvoir résoudre la crise grecque sans dommage majeur non seulement pour leur pays, mais aussi pour l'euro et l'Union européenne dans son ensemble. Toute tentative pour les écarter ou les marginaliser est contraire aux intérêts de tous, y compris l'Allemagne. Je m'explique:
1. Singularité et cohésion
Il n'y a pas d'autre interlocuteur valide en Grèce. Syriza, élu minoritairement il y a six mois, occupe maintenant tout le terrain. Les anciens partis de gouvernement se sont disqualifiés: la Nouvelle Démocratie de droite se retrouve sans chef ni programme ni crédibilité interne ou externe, et probablement sans base populaire solide; le Pasok socialiste est réduit à un moignon sans pouvoir, ni influence, ni capacité de remonter la pente dans un avenir prévisible. Aube dorée est non seulement un groupe quasi nazi obstinément anti-européen, donc inacceptable comme partenaire, mais sa popularité semble avoir plafonné. Tous les autres, y compris les communistes de KKE (qui ont pris des positions absurdes et nuisibles en pratiquant la politique du pire, s'aliénant la sympathie traditionnelle des masses due à leur importance historique) et les «chiens couchants» de To Potamo, ne sont que des groupuscules sans importance ni futur.
Par contre, Tsipras et Syriza ont réussi à travers une période pénible, chaotique et divisive, non seulement à maintenir la cohésion d'une alliance fragile, presque contre nature avec leur associé de droite nationaliste ANEL, mais encore à obtenir l'adhésion graduelle de nombreux partisans de leurs rivaux aussi bien de droite que de gauche. Le résultat du référendum du 5 juillet l'a clairement démontré. L'accord conclu le lendemain avec la quasi-totalité des dirigeants politiques a complété la transformation de ce qu'on appelle toujours à tort un «parti de gauche radicale» en un mouvement citoyen et nationaliste qui s'est constitué une plate-forme inclusive de gauche modérée rejoignant les préoccupations d'une très large majorité des Grecs.
Le désaccord entre la gauche et la majorité du parti est probablement temporaire... s'il n'est pas carrément orchestré par le fin tacticien qu'est Tsipras pour ménager un exutoire à la colère contre la défaite face à l'Eurogroupe dont il est parfaitement conscient — et qu'il partage. Il y aurait une élection demain, Syriza retrouverait son unité et ce serait probablement un raz-de-marée! Mais il n'y en aura sans doute pas, quoi qu'en disent les «experts»: en plus de 40 ans de journalisme, je n'ai jamais vu une opposition tenter de renverser un premier ministre jouissant de 68% de popularité, dans aucun pays connu!
2. Perspicacité et vision
Tout au long de ses six mois au pouvoir, le gouvernement Syriza a manifesté une vision lucide et terre-à-terre de la situation du pays, bien éloignée de la perspective simpliste et rigide de ses intelocuteurs bruxellois, autant que du «romantisme» dont on l'a accusé. Entouré d'un état-major d'une indéniable compétence, l'ancien ministre des Finances Yanis Varoufakis, quoique peu habile comme politicien, était largement reconnu dans les cercles internationaux comme un des plus grands, sinon le plus grand expert sur l'économie grecque... ce qui a sans doute contribué à lui mériter l'inimitié de ses vis-à-vis de Bruxelles, à qui il ne se privait pas de mettre sous le nez leurs propres lacunes à cet égard, sans doute avec la morgue assez fréquente chez un intellectuel du plus haut niveau à l'égard de praticiens médiocres
La décision qu'on a tant reprochée à Alexis Tsipras de donner dès le départ priorité à des mesures allégeant les difficultés et les privations du peuple plutôt que de s'empresser de fournir à la troïka, à coups de coupes-sombres et de sacrifices imposés aux plus pauvres, des gages de sa soumission à leur vision des choses était aussi raisonnable que conforme au mandat qui lui avait été confié en janvier. L'évolution de ses positions à la table des négociations a été d'un remarquable réalisme, alors même que Mmes Merkel et Lagarde, campées sur leurs positions aveuglément néolibérales, la traitaient de «non-adulte». Enfin et surtout, la manoeuvre du déclenchement d'un référendum au moment crucial et sur une question qui montrait clairement l'arrogance, le manque de compassion humaine et de perspective de ses adversaires, loin d'être le «coup de poker» dénoncé par la majorité des soi-disant specialistes, était un choix, risqué peut-être, mais basé sur une froide lecture de la situation et du rapport de forces dont le résultat a montré la pertinence.
L'échec humiliant qui a suivi était difficilement prévisible. D'ailleurs, il suffit de relire et de revoir les opinions AVANT l'évènement de la quasi-totalité des experts et commentateurs, ceux-là mêmes qui après coup ont hurlé à l'incompétence et à l'inconscience, pour s'en rendre compte. L'erreur de Tsipras est honorable: il a cru que les dirigeants européens avaient un minimum de respect pour la démocratie et la fierté d'un peuple déjà fortement éprouvé, et surtout que leur objectif était de trouver une solution convenable plutôt que de «punir» cruellement un parti dont le seul tort était de défendre une stratégie de sortie de crise qui, si elle réussissait, mettrait en relief la stupidité de leur propre approche. Il est frappant que l'électorat grec, bien plus réaliste qu'on ne s'y attendait, a compris la situation et conservé sa confiance à un leader qui avait tout risqué pour le défendre.
3. Efficacité et adaptation
On ne cesse de rappeler les erreurs commises par Tsipras et Syriza dans leur programme et au lendemain de leur élection. Ces erreurs sont réelles, elles étaient sans doute inévitables vu que personne ou presque dans le nouveau régime n'avait l'expérience du gouvernement. Pour les remettre en perspective, on peut les comparer à celles commises en France en 2007 par Sarkozy, puis en 2012 par Hollande, en Espagne par Rajoy, aux USA par Obama, etc. — lesquels n'avaient même pas l'excuse de l'inexpérience. On verra que dans la plupart des cas, les gaffes grecques prêtaient moins à conséquences. Et on verra surtout qu'elles ont duré beaucoup moins longtemps: Syriza a fait preuve d'une remarquable rapidité d'apprentissage des rouages administratifs et d'une redoutable efficacité dans son fonctionnement, aussi bien dans la gouvernance que dans le jeu politique interne et dans les premières phases de la négociation extrêmement difficile et périlleuse avec la troïka et l'Eurogroupe, qui ne cessaient de lui jeter des peaux de bananes sous les pieds. Cela est encore plus frappant si on compare sa performance sur chacun de ces trois plans avec celles des deux régimes qui l'ont précédée à Athènes, la gauche du Pasok et la droite de Nea Demokratia. Enfin, il est frappant que l'insistance pour une restructuration de la dette, jugée absurde et irréaliste tant qu'elle provenait de Syriza, est devenue d'une nécessité évidente une fois reprise, au lendemain de la négociation, par Christine Lagarde et Mario Draghi.
4. Honnêteté et indépendance
C'est peut-être le facteur majeur en faveur de Syriza... et vu le barrage de propagande anti-grec que nous ont servi la majorité des médias, il est presque normal que ce soit celui qui est le moins mentionné. Or, Bruxelles et la troïka n'ont cessé d'insister, avec raison, sur l'importance pour l'avenir de la Grèce dans l'Europe d'une réforme fondamentale de l'État grec et de son administration. Sans paraître se rendre compte de la schizophrénie de leur attitude, puisque dans le même temps ils faisaient l'impossible pour disqualifier ou faire tomber la seule équipe qui a toutes qualifications pour réaliser cette réforme en lui imposant des «preuves de fiabilité» irrationnelles et expressément conçues pour indisposer son électorat.
Nous avons déjà mentionné ci-dessus sa perspicacité et sa compétence. Plus important encore est le fait que le gouvernement actuel n'est en rien mouillé dans les magouilles, les tricheries et les trafics d'influence qui ont marqué tous les régimes précédents, de gauche comme de droite. Et non seulement il arrive au pouvoir les mains nettes, mais il a aussi les mains libres: comme il n'est pas issu des élites traditionnelles profondément compromises et qu'il n'a reçu d'elles aucune aide financière, médiatique ou autre pour se faire élire, il n'a aucun intérêt à les favoriser, et tout avantage à épouser systématiquement contre elles la cause du peuple, des retraités, des chômeurs et des travailleurs ordinaires. Lesquels n'auront aucune objection, au contraire, à ce qu'il mette fin à des pratiques douteuses qui ont jusqu'ici largement profité aux riches plutôt qu'aux pauvres.
5. Autorité et crédibilité
On objectera, non sans raison, que certaines des mesures qui sont vraiment nécessaires à la réforme de l'État seront impopulaires. La méfiance des Grecs à l'égard de l'administration est proverbiale et date de l'ère de l'occupation ottomane, l'évasion fiscale est un sport national, les régimes de retraite sont truffés de combines et de passe-droits qui avantagent indûment plusieurs catégories de travailleurs, en particulier de fonctionnaires. Mais contrairement à une illusion trop répandue, ces irrégularités sont loin de bénéficier à la majorité; la plupart sont un effet du clientélisme éhonté des anciens partis de pouvoir. Syriza avait donc la possibilité d'y mettre fin en s'appuyant sur la masse défavorisée... à la condition de pouvoir démontrer que ce qu'on enlève aux privilégiés ira en grande partie dans les poches des plus démunis, non des banquiers et autres créanciers internes ou externes, une nécessité politique dont Bruxelles nie l'évidence.
Pour cette opération certainement douloureuse, l'outil crucial dont seuls disposent Tsipras et son équipe est l'indéniable autorité qu'ils ont acquise — et méritée — par leur gestion de la crise ces derniers mois. C'est cette autorité, renforcée par une réputation d'honnêteté et un préjugé favorable pour les classes populaires, qui leur permettrait de faire avaler à ces dernières d'amères prescriptions en démontrant d'une part qu'elles sont inévitables et d'autre part qu'elles ne dureront pas plus que le minimum nécessaire. Parallèlement, ils pouvaient faire comprendre aux classes bourgeoises (celles qui ont massivement voté oui au référendum) que si elles voulaient continuer à jouir des avantages de l'euro et du marché européen dont elles sont les principales bénéficiaires, elles n'avaient pas d'autre option que de consentir des sacrifices plus lourds que ceux du petit peuple... contrairement à ce qu'a imposé, contre toute logique et contre son propre intérêt bien compris, la Zone euro, Mme Merkel en tête.