Yves Leclerc

Abonné·e de Mediapart

3 Billets

0 Édition

Billet de blog 30 mars 2023

Yves Leclerc

Abonné·e de Mediapart

Sortie de crise?

Une mise en perspective de la crise, à partir d'un demi-siècle d'expérience comme auteur et journaliste éclectique: politique nationale et internationale, culture, technologies et économie. Il faut recentrer le débat sur trois problèmes majeurs: l'atrophie probable de l'emploi salarié, le mode de financement des retraites et la crise de la démocratie.

Yves Leclerc

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Une Sortie de crise?

 L’opposition massive et justifiée des Français au début de 2023 à une « réforme des retraites » qui se trompe complètement de cible révèle un malaise bien plus profond que le seul thème de la contestation: le rejet populaire d’un régime politique désuet qui attribue des pouvoirs excessifs à une « classe politique » dépassée par les évènements des deux dernières décennies. Une classe qui, clairement, n’a ni la vision ni l’humilité nécessaires pour admettre qu’elle fait fausse route et que la sortie d’une crise déclenchée par la question des retraites mais qui déborde rapidement sur un problème plus vaste ne peut passer que par une réflexion plus longue et plus profonde sur l’ensemble de la situation; une réflexion dans laquelle il est indispensable que non seulement les organismes de la société civile (syndicat, patronat, université, groupes sociaux…) mais les citoyens eux-mêmes soient impliqués directement.

La discussion doit se concentrer sur les sous-thèmes suivants:

  1. L’évolution du marché de l’emploi (et non «du travail») et des retraites.
  2. L’augmentation du nombre de sans-emploi, aussi bien retraités que chômeurs et rentiers, et le maintien ou le rétablissement de  leur statut social.
  3. La nécessité d’assurer à tous les individus et à toutes les familles un revenu suffisant non seulement pour survivre mais pour soutenir une économie de plus en plus dépendante non plus de la production, mais de la consommation.
  4. Une base plus large de financement pour ce revenu, qui comprend non seulement les retraites, mais l’assurance-chômage et les aides aux familles et aux individus.
  5. La faillite d’un système législatif et exécutif basé sur la rivalité de partis politiques constitués qui se renouvellent par cooptation.

Une Atrophie de l’emploi

En premier lieu, il faut dire que la crise n’est pas celle des retraites, mais de l’atrophie probable de l’emploi salarié contribuant à la croissance explosive d’une masse d’oisifs (aînés retraités et chômeurs plus jeunes) qu’il va falloir non seulement faire vivre mais payer pour consommer. Plusieurs facteurs objectifs favorisent le remplacement graduel de l’emploi humain par l’exploitation des machines et des ordinateurs:

  1. L’être humain est instable et fragile. Il peut être malade, enceinte, déprimé, insatisfait.
  2. Sa résistance est limitée: il ne peut travailler qu’un certain nombre d’heures par jour et de jours par semaine et exige un environnement de travail sain et confortable.
  3. Il est sujet à des erreurs, des imprécisions, des inattentions, des ralentissements.
  4. Il coûte beaucoup plus cher de fonctionnement qu’une machine « intelligente ».
  5. La supervision de son travail est complexe et dispendieuse.
  6. Le coût des robots industriels va sans doute baisser considérablement avec leur fabrication en série; celui des automates logiciels est déjà modeste et les appareils qui les portent soit sont déjà en grande production à prix réduit (ordinateurs, tablettes, outils de communications), soit évoluent dans ce sens (bornes et guichets automatiques).

Pour toutes ces raisons, la probabilité que l’usage des automates matériels ou logiciels se multiplie dans un proche avenir est élevée; ceci est vrai non seulement dans l’industrie, mais aussi dans le commerce et les services, où les emplois sont de toute façon plus instables. À cela s’ajoutent deux autres tendances dont une est peut-être temporaire, mais dont la seconde risque de s’aggraver rapidement: 

  • Les délocalisations d’emplois vers des régions du monde où les salaires sont plus bas et les conditions de travail plus laxistes; mais la Chine et l’Inde, les premières à jouer ce rôle, sont aussi les deux pays dont les entreprises sont le plus avides de robotisation et d’automatisation du travail et parmi ceux où les salaires augmentent le plus rapidement. Si bien que l’avantage d’y déplacer des emplois tendra probablement à s’atténuer, en même temps que la hausse prévue des coûts de transport des produits fabriqués réduira les marges de profit ainsi réalisées. 
  • La crise de l’environnement impose de nouvelles limites à la production, donc à l’embauche de personnels dans certains des secteurs les plus stables et les mieux rémunérés. L’argument que ce plafonnement de l’activité industrielle classique sera compensé par une multiplication d’emplois dans les industries «vertes», dans les technologies nouvelles et dans les services est, pour le mieux, sujet à caution. Les emplois «verts» sont tout aussi menacés que les autres par l’automatisation. La croissance des emplois technologiques est presque sûrement un phénomène transitoire, d’autant plus qu’elle se situe souvent dans des domaines dont l’utilité réelle est réduite: jeux vidéos, animation et images de synthèse, «apps» pour tablettes et smartphones, etc. Enfin, bon nombre des nouveaux services (notamment aux familles et aux personnes désavantagées) sont temporaires, à temps partiel, et financés par des subventions publiques qui contribuent peu à la croissance de l’économie réelle.

Multiplication des oisifs

Le débat plus large qui s’impose ne peut pas être ramené à l'idée simpliste d'un «cadeau» fait à des gens qui ne voudraient pas travailler. Son objet réel est de trouver des réponses appropriées à une évolution économique, sociale et technologique qui fera qu'à plus ou moins long terme, l’oisiveté ne sera ni un choix volontaire ni un état temporaire, mais une situation permanente due soit à l’âge avancé (favorisé de plus par une meilleure santé publique), soit au fait qu'il n'existera plus de débouchés d'activité productrice salariée pour un nombre considérable de citoyens. 

Pour éviter toute confusion et manipulation d’opinion, il est bon de distinguer les notions de «travail», d'«emploi», de «salaire» et de «salariat». 

Le travail est une activité productrice de toute nature, rémunérée ou non, exécutée par un humain, par un animal domestique, par une machine ou par une collaboration des trois. 

L'emploi est un statut qui lie un travailleur à un donneur d’ordres principal ou unique, sans référer nécessairement à un travail spécifique.

Le salaire est un revenu versé en échange d'une activité, en fonction non de la quantité de travail effectué ou du volume de production, mais de la durée qui y est consacrée.

Le salariat est un régime liant étroitement ces trois réalités afin de stabiliser une main d'oeuvre compétente et disponible. Il a pour effet pernicieux le chômage, nécessaire pour assurer aux employeurs un réservoir de travailleurs inactifs à un coût le moins élevé possible. 

Mais contrairement aux prétentions de ses défenseurs, le salariat n'est pas un système naturel de longue durée ayant accompagné l'homme tout au long de son histoire. C’est une invention relativement nouvelle qui ne date que de l'ère industrielle et qui n'est pas encore dominante dans bon nombre de régions du monde où règnent encore l'agriculture et l'artisanat. Jusqu'à la fin du 18e siècle dans les pays les plus avancés, jusqu'au milieu du 20e siècle dans beaucoup d’autres, il constituait l'exception plutôt que la règle: la majorité des gens ne connaissaient qu'une économie de subsistance où ils produisaient eux-mêmes le gros de ce dont ils avaient besoin pour vivre et se procuraient le reste par un système de troc.

Cependant, là où il s’est imposé, le salariat est devenu un phénomène de société. Il a créé une classe sociale, le prolétariat, qui se définit elle-même comme celle des «travailleurs» par opposition aux «patrons» (c'est là un exemple parmi tant d'autres de la confusion des termes, puisque la véritable distinction de classe devrait être entre employés et employeurs); elle est certes née d'un statut économique, mais a vite débordé cette limite pour devenir une catégorie sociale et culturelle. C'est dans cette perspective élargie qu'il est nécessaire de situer le risque d'une réduction de la quantité d'emploi disponible et donc d'une perturbation non seulement économique mais sociale significative.

Pour comprendre la dimension sociale et humaine du changement que l'atrophie de l'emploi risque de causer, il suffit de repenser au choc vécu par l'Occident au 19e et au début du 20e siècle, avec le passage de la période rurale à l'ère industrielle, et aux tragédies individuelles et collectives qui l'ont accompagné. Le mouvement massif des populations depuis les champs et les pâturages vers l'usine et le bureau n'a pas été qu'un changement de mode de travail, mais une rupture dans le style de vie. Il a bouleversé les structures familiales (du patriarcat étendu au noyau étroit puis à la famille recomposée), le rythme de l'existence (des activités selon la saison, le climat et la durée de la lumière du jour à l'horaire quotidien rigide), les loisirs (du cadre familial ou villageois et de l'inaction hivernale à l'organisation de masse et aux vacances d'été), l'habitat (de la maison de village ou de ferme à l'appartement urbain), l'approvisionnement (du troc, de l'autarcie et des produits naturels de proximité au paiement en argent, aux achats en magasin et aux emballages et conserves d'importation), etc. 

Il est significatif que tout le débat sur cette question est faussé par de nombreuses références à une «valeur travail» à laquelle on attribue un statut moral quasi sacré et divorcé de sa fonction économique, précisément au moment où il est vraisemblable qu'elle ne sera plus à la portée de tous. Cela équivaut à créer pour le proche avenir deux classes de citoyens, les «travailleurs» vertueux et les «fainéants» méprisables (sans compter le «poids mort» des retraités). Pour contrer cette tendance, il faut envisager des approches efficaces à la double difficulté d’assurer aux nouveaux oisifs (dont beaucoup ont perdu ou n’ont jamais eu la capacité de meubler utilement leurs temps libre) un statut non seulement financier mais social acceptable, et de les accompagner dans l’effort de donner à leur vie une orientation valorisante en-dehors du contexte traditionnel fourni par l’emploi salarié. L’État doit certainement jouer un rôle à ce niveau, notamment pour lutter contre l’ostracisme et la pauvreté, mais l’intervention des organismes multiples de la société civile est aussi indispensable: syndicats, associations professionnelles, groupes d’aînés, de jeunes, de chercheurs d’emploi, comités de village ou de quartier, paroisses, synagogues ou mosquées, clubs sportifs ou culturels, etc. sont souvent plus à même que les administrations publiques de percevoir les difficultés vécues par leurs membres et de les aider à y  faire face. 

Payer pour consommer?

L'idée d’un revenu universel est loin d'être neuve: elle était déjà présente à la Renaissance dans l'Utopie de Thomas More, était reprise au Siècle des Lumières par un des penseurs de la Révolution américaine, Thomas Paine, se retrouvait cent ans plus tard dans Karl Marx, enfin était au coeur de la doctrine originelle du Crédit social canadien des années 1920 et de l'Économie distributive française des années 1930-40. Mais il ne s'agissait encore que d'exercices intellectuels (de droite autant que de gauche, d'ailleurs) sans caractère d'urgence, puisque la quantité de travail humain nécessaire à la survie de nos sociétés semblait garantir encore pour longtemps l'existence d'un «réservoir d'emplois» inépuisable et donc la pérennité de la formule du salariat classique. 

L’évolution de l’économie, d’une croissance de la production vers une dépendance sur la consommation de masse, s’ajoute à la probabilité nouvelle d’une atrophie de l’emploi salarié pour en faire une question urgente. Aujourd’hui, il est devenu académique de se demander si oui ou non il faut assurer à l’ensemble des contribuables un statut financier qui leur permette de participer à l’économie de consommation; l’insistance de toutes les voix du pouvoir autant que des oppositions pour prêcher à tout le moins le maintien du «pouvoir d’achat» le prouve. Les vraies questions à résoudre, celles que les politiciens devraient débattre mais auxquelles ils refusent le plus souvent de se confronter par crainte de s'aliéner la sympathie de leurs électeurs ou bailleurs de fonds, sont désormais «Quand?», «Sous quelle forme?», «Comment le financer?» et elles se posent avec une urgence croissante.

Une Base fiscale plus large

À cet égard, la quasi-totalité du débat en cours en France sur l’avenir des retraites est non seulement sans pertinence, mais nuisible, puisqu’elle détourne l’attention du fond du problème. D’une part, insister pour faire reposer la survie et le niveau des pensions d’un nombre croissant de retraités vivant de plus en plus longtemps sur la prolongation pour deux ans des seules contributions d’une masse de travailleurs salariés actifs qui est sujette à une contraction probable et importante est littéralement « foncer dans un mur » à la fois démographique et financier. À cela s’ajoutent une série d’épiphénomènes dont chacun est important en soi, certes, mais dont la présence dans la discussion ne peut que créer une confusion malvenue: longues carrières, régimes spéciaux, dangerosité et usure, écart entre les sexes, etc. 

Il est indispensable et urgent de recentrer le débat; pour cela, il faut commencer par admettre une réalité désormais incontournable: ce ne sont pas les seuls travailleurs, c’est l’ensemble de la société et de l’économie qui doit prendre en charge le fardeau des retraites. Ce qui pose deux questions subsidiaires. Un, est-il possible de traiter séparément leur sort des autres éléments du thème plus vaste de la répartition de la richesse commune dans l’ensemble de la population (familles, sans-travail, handicapés, étudiants, miséreux de toutes sortes, etc.)? Deux, comment peut-on repenser la fiscalité pour à la fois garantir un équilibre des comptes de l’État, assurer un minimum de justice sociale distributive et encourager les initiatives privées en privilégiant celles qui sont avantageuses pour le bien-être de la population, probablement en oubliant (au moins temporairement) la poursuite de l’objectif illusoire et probablement irréaliste d’un retour au plein emploi? 

Les réponses ne sont ni simples, ni évidentes, et doivent faire l’objet d’un débat public universel (et non seulement parlementaire) dont l’urgence ne signifie pas qu’il doit être artificiellement raccourci comme a tenté de le faire le gouvernement actuel. Aussi bien les groupes patronaux que les syndicats, les experts techniques et universitaires et les différentes catégories de citoyens peuvent apporter des éclairages valables et des propositions constructives dont la confrontation devrait idéalement mener à un consensus qui rendra les solutions adoptées généralement acceptables, si pénibles soient-elles pour certains. 

Deux voies principales s’ouvrent à l’exploration, différant à la fois par l’importance des modifications qu’elles exigent, les risques probables qu’elles impliquent et la taille des retombées qu’elles promettent:

  • Repenser les impôts et taxes existants pour que l’ensemble des acteurs économiques, et non seulement les travailleurs actifs, soient équitablement mis à contribution, et redéfinir les formes de répartition du revenu public dirigées vers la population pour que tous les membres de celle-ci aient un minimum acceptable de «pouvoir de dépenser», assurant ainsi la santé de l’économie de consommation de masse. Trois éléments méritent une attention particulière: les économies réalisées par les entreprises qui remplacent des travailleurs humains (taxables) par des machines (qui ne le sont pas) ou par des délocalisations ou des sous-traitances; les profits réalisés au moyen d’opérations financières et boursières virtuelles (produits complexes, paris sur les «futurs» ou sur les taux de change, etc.) qui n’apportent rien à l’économie réelle; les salaires excessifs ou déguisés dont jouissent en particulier les cadres supérieurs et les athlètes professionnels. 
  • Abolir carrément l’impôt sur les revenus salariés et le remplacer par une fiscalité tirant ses revenus directement du rendement de l’économie: entreprises grandes et petites, institutions financières et boursières, rentiers recevant des bénéfices de leurs possessions mobilières et immobilières, artisans et professionnels indépendants, etc. Un corollaire presque incontournable est l’établissement d’un revenu minimum garanti (RMG) qui remplacerait une multitude de versements spécifiques de l’État à des familles, groupements ou particuliers par une formule universelle beaucoup plus simple. Dans un cas comme dans l’autre, perception et versement deviennent plus faciles à gérer et peuvent être ajustés pour correspondre plus directement à l’évolution de l’économie d’ensemble. D’une part, le revenu n’est plus tributaire des ponctions qui visent des salariés de moins en moins nombreux par rapport à la masse des oisifs, donc de moins en moins rentables. De l’autre, le RMG élimine des pans entiers des administrations dont la seule tâche est de gérer des programmes complexes, souvent abstrus et exigeant des enquêtes intrusives sur la qualification des bénéficiaires.

Une autre conséquence qui mérite une attention particulière est ce qu’il adviendra des salaires des travailleurs qui conserveront leur emploi. Il est clair que les employeurs, du public comme du privé, profiteront de l’avènement d’un étalement des impôts ou du revenu minimum pour revoir à la baisse la rémunération de leurs employés. Cette réduction sera-t-elle égale à la valeur des réductions ou éliminations d’impôts sur les salaires? S’appliquera-t-elle également à tous? Qu’adviendra-t-il dans le cas où le RMG sera comparable ou même supérieur au salaire existant, ce qui peut fort bien se produire dans la restauration, l’agriculture, le service domestique, la livraison… Ceux et celles qui effectuent des tâches sales, humiliantes ou dangereuses accepteront-ils de continuer à travailler s’ils ne reçoivent qu’une pitance en supplément du revenu public? Quelle proportion des économies réalisées par les employeurs sera reversée à l’État pour servir au financement de la mesure? L’impôt sur le revenu ainsi diminué demeure-t-il une forme de fiscalité rentable et équitable?

L’autre élément majeur du débat, probablement le plus ouvert à controverse, porte sur la mise en place et le financement de mesures qui ne peuvent que modifier considérablement le domaine de la fiscalité, et en conséquence les budgets des individus, des familles et des entreprises. Mais cela est un sujet trop vaste pour l’aborder ici, même s’il est incontournable dans le cadre de la discussion publique qu’il est urgent d’engager. Soulignons seulement que les montants envisagés sont considérables (fréquemment évalués à un milliard de dollars ou d’euros par mois par million d’individus), mais ne consistent pas entièrement en «argent neuf» puisqu’un régime ainsi repensé permet l’abolition de la majorité des subventions multiples versées aux contribuables par l’État.

Un Régime de gouvernement désuet

Depuis le début de la confrontation parlementaire et des manifestations de contestation qui ont suivi, l’essentiel du débat public sur la réforme des retraites  se concentre trop souvent non sur le fond de la question, mais sur la mesure de la force relative des mouvements syndicaux et citoyens face à ceux d’une élite (Présidence, Gouvernement et instances parlementaires – Assemblée et Sénat). Comme si c’était là l’effet d’une joute sportive entre le Paris Saint-Germain et le Real Madrid ou le Manchester United. 

En premier lieu, la démocratie n’est pas un jeu de foot. C’est un des fondements de la civilisation dans laquelle nous prospérons depuis plus de deux millénaires, et il est excessivement risqué d’en faire l’enjeu d’un affrontement ludique. Et c’est là, précisément, l’effet inévitable de l’approche «représentative» que nous avons adoptée, laquelle implique un affrontement «sportif» entre des partis opposés dont l’ensemble constitue une caste politique de fait. Il ne suffit pas de donner un coup de chapeau à la notion de «pouvoir du peuple» qu’implique le mot démocratie. Il faut accepter, ce qui est beaucoup plus difficile pour la gauche autant que pour la droite, celle de «confiance au peuple»… et donc d’un méfiance bien méritée à l’égard des élites gouvernantes.

Le pouvoir du peuple et son opinion doivent être plus que la fiction  justificative d’une oligarchie qu’en fait notre simulacre de démocratie. Il faut non seulement rendre aux affrontements politiques leur signification réelle, mais en rendre consciente la masse des citoyens, actuellement réduits par la mécanique électorale au rôle de simples spectateurs.  Le régime date d’une époque où la grande majorité des votants étaient analphabètes et mal informés. Cela se comprend, et cela explique la nature de la plupart des rouages existants de la mécanique électorale. Faire d’une petite élite bourgeoise instruite et prospère le siège et le garant d’un gouvernement compétent pour le pays et responsable du bien-être de la majorité, dans une perspective «démocratique» bienveillante mais paternaliste, était sans doute réaliste au 18e et 19e siècles.

Mais cela ne l’est plus. La seule vraie raison pour laquelle nos gouvernants actuels continuent à souscrire à cette vision est un égocentrisme hypocrite. Les deux groupes participants à cette forme particulière de «contrat social» qui lie le peuple à la bourgeoisie ont évolué en sens contraire. Le citoyen moyen des pays industrialisés a désormais accès à une qualité d’éducation et peut consulter des sources d’information factuelle entièrement comparables et parfois supérieures à celles qui étaient jadis réservées aux élus (peu importe qu’il en profite ou non). La réduction du temps de travail lui accorde certainement le loisir nécessaire pour en prendre connaissance et agir en conséquence. Reste à lui donner l’envie de s’y impliquer et l’expérience nécessaire pour le faire efficacement, ce qui ne peut se réaliser qu’en le convainquant que son opinion a du poids sur les évènements. En contrepartie, la bourgeoisie, et surtout sa strate supérieure dont proviennent la plupart des hauts dirigeants du gouvernement et du monde des affaires, vit de plus en plus dans une «bulle» où elle est soustraite aux pires conséquences des réalités, souvent inédites, d’un siècle chaotique: crise de l’environnement, ruptures technologiques dans le monde du travail et la vie quotidienne, pandémie de la Covid-19, pénuries alimentaires et inflation galopante portant sur les produits de première nécessité… Sa perception du monde où vit le peuple n’est plus directe et de première main, mais par référence abstraite – et à l’occasion par l’irruption sous ses fenêtres de manifestations brutales dont elle peine à comprendre l’origine et la justification.

Dans le cas spécifique de la France, s’ajoute à ce constat celui de l’échec patent d’un mécanisme politique fondé sur la pérennité de deux partis, ou plus exactement de deux «blocs de gouvernement» rivaux de taille comparable qui s’échangeaient périodiquement le pouvoir et dont la continuelle confrontation assurait en principe le fonctionnement honnête. D’un côté une droite à deux composantes principales et voisines, gaulliste et giscardiste, de l’autre une gauche essentiellement socialiste mais assez fidèlement appuyée par une minorité plafonnée mais stable de communistes. La présence de tiers partis d’extrême-gauche et d’extrême-droite et d’un centre fluide sans prétention au pouvoir n’avait pas d’impact réel sur l’ensemble du jeu électoral ou l’équilibre du régime.

Or, les deux dernières décennies ont détruit cet équilibre. La droite s’est ossifiée dans des positions stériles et rétrogrades et s’est disqualifiée par une série de scandales internes; la gauche a d’abord vu son soutien communiste réduit à une portion congrue, puis s’est concentrée sur des «causes» ponctuelles sans doute valables en soi, mais sans rapport réel avec les problèmes quotidiens de sa clientèle populaire. Le vide ainsi créé a été peu à peu envahi surtout par une extrême-droite du RN qui, si les réponses qu’elle apportait étaient peu ragoûtantes, avait du moins le mérite de poser les bonnes questions, et accessoirement par une mouvance écologiste dont l’impact sur le discours public dépasse de loin son importance numérique. Enfin, l’estocade finale a été portée par la venue quasi-messianique d’un leader sans parti, homme de droite issu d’un gouvernement de centre-gauche qui a profité de cette ambiguïté pour former une coalition hétéroclite attirant soit des naïfs, soit des arrivistes de tous les horizons: Emmanuel Macron. 

Aux législatives suivant la réélection de ce dernier la France, souvent qualifiée d’«ingouvernable», l’est effectivement devenue puisque dans une structure dont un rouage essentiel était la présence de deux «partis de gouvernement», elle n’en avait plus aucun, mais un maëlstrom de groupes et d’alliances fluctuantes, sans fiabilité ni majorité. En parallèle, des épisodes de contestation pacifiques ou plus violents, Nuits Debout et Gilets Jaunes, indiquaient une tendance encore informe mais croissante vers le rejet du «contrat social» entre le peuple et l’élite. Ce qui semble interdire toute solution qui s’inspirerait d’un retour nostalgique à l’ère de Gaulle-Mitterand-Chirac, comme semblent le souhaiter la plupart des «penseurs» qui jacassent tous les jours devant les caméras de la télé. C’est dans ce contexte que Macron, mal inspiré par une vision passéiste, a jeté dans une mare déjà boueuse le pavé de la réforme des retraites – et qu’il s’est trouvé obligé d’imposer la solution autoritariste de l’article 49-3, qui n’a fait qu’empirer les choses. Sa nouvelle stratégie qui consiste à fabriquer artificiellement des majorités de circonstances autour de lois saucissonnées n’est qu’un retour aux pires pratiques de la 4e République du milieu du siècle dernier.

C’est pourquoi il importe de repenser radicalement la vision que nous avons de la démocratie et de l’économie, avant que des élites rapaces et myopes ne nous mènent à une catastrophe que seule une intervention active par les citoyens peut probablement éviter. Au point de départ de ce virage, trois impératifs: la suspension ou l’annulation de l’absurde réforme des retraites, un véritable débat ouvert et public sur l’avenir de l’emploi, du travail et de la redistribution de la richesse (alias le «pouvoir d’achat»), et un effort conscient et ouvert à des changements plus que superficiels pour corriger un système de gouvernement qui en a le plus grand besoin. 

Yves Leclerc (Montpellier)

yleclerc@mac.com

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.