J'ai suivi les dernières présidentielles d'un œil distrait, agacé, avec quelques remontées amères.
Élections empêtrées de crises, l'une se superposant à l'autre à coup de gros titres, de punchlines bien juteuses et de médias monomaniaques, promettant encore des luttes nombreuses à mener sur tous les fronts à la fois : j'avoue que le cœur n'y était pas. Mettre un papier dans l'urne, cette fois, j'ai passé mon tour. Et laissé du même coup les deux tours des élections se passer sans moi. Pour être très honnête, je crois que je n'y ai jamais cru vraiment, à cette comédie-là.
Alors oui, je sais, j'ai entendu les « il faut faire barrage » et les « mieux vaut la peste que le choléra » (ou inversement?), et peut-être que si tous.tes les abstentionnistes comme moi étaient allé.es voter la peste ne serait pas passée au second tour, et que face au choléra on aurait pu espérer n'attraper qu'un petit rhume un peu teigneux. Simplement, moi, après deux ans de crise sanitaire, j'en ai ma claque des pandémies. À quand le vaccin contre le RN ? Une deuxième dose de macronnerie garantirait l'immunité ? Soyons sérieux : personne n'y croit, même plus un peu.
Alors, que faire pour garantir la vivacité de nos globules blancs ? Pour rester en bonne santé mentalement, physiquement ? Pour préparer nos anticorps et nos corps tout entiers à se défendre du raz-de-marée de racisme, de sexisme, de corruption, de répression, de violence, de contrôle, d'autoritarisme, de haine, de mensonge et de mépris qui se prépare à déferler sur nous encore une fois pour cinq ans ? Quel vaccin contre cette nouvelle épidémie ?
Comment échapper au respirateur artificiel, aux injections propagandistes et aux pilules souvent tellement dures à avaler qu'on voudrait nous les faire gober à coups de matraque ? Attendre qu'un parti, qu'un.e élu.e, qu'un.e « gouvernant.e » ou qu'une assemblée de personnes, aussi bien intentionnés soient-elles, prennent en main notre destin et résolve les innombrables catastrophes auxquelles font face notre planète et notre humanité me paraît être une utopie à laquelle il est grand temps d'arrêter de croire.
Attendre que quoi que ce soit change est une utopie. Rien ne change lorsqu'on attend. Encore moins lorsqu'on attend que quelques un.es se chargent d'opérer le changement. Sortir dans la rue avec des banderoles et des chants est une magnifique démonstration de ce que peut-être la puissance de nos voix portées ensemble, de nos pas battants le pavé à l'unisson, de la force de nos corps unis dans la lutte et dans la victoire. Cela peut donner de l'espoir, de l'inspiration, du courage, mais cela ne suffit pas. Vouloir faire la révolution est une utopie. La désirer n'est peut-être même pas souhaitable.
Car « révolution », étymologiquement, signifie un retour en arrière, ou le mouvement circulaire autour d'un axe qui ramène périodiquement au même point. Il semblerait que notre histoire humaine soit faite de révolutions qui effectivement nous maintiennent dans un mouvement continu et répétitif, fait de périodes d'émancipations et de répressions, d'ordre et de contre-ordre, de construction et de destruction, de libérations ouvrant à leur tour de nouvelles prisons.
Sortir de ce mouvement circulaire pour créer des trajectoires nouvelles, si c'est ce que l'on souhaite, doit être nommé autrement : il ne s'agit pas de révolution mais bien de bouleversement, de refus, d'innovation. Sortir des chemins habituels, des formes de luttes et d'expression qui jusque là n'ont pas donné de résultats satisfaisants puisque, depuis que j'assiste et participe aux élections présidentielles de mon pays, la peste et le choléra se sont déjà affrontées trois fois.
J'ai boudé les isoloirs et je crois bien que je n'y retournerai plus. Je me retire de ce jeu de dupes, et cela ne signifie en aucun cas que je me déresponsabilise de mes engagements citoyens, bien au contraire.
Audre Lorde, essayiste et poétesse africaine-américaine, féministe et lesbienne, a écrit : « On ne détruit pas la maison du maitre avec les outils du maitre ». L'urne et l'isoloir sont les outils d'institutions dans lesquelles je ne me reconnais pas. Le bulletin de vote, ce n'est pas ma voix. Ma voix est un cri, un chant, les mots que je déverse sur cette page noir sur blanc. Ma voix n'est pas le nom d'un.e candidat.e que je ne connais pas, qui ne me ressemble pas, que je n'ai pas choisi.e et qui prétend me représenter alors que si j'avais les moyens de me financer ne serait-ce qu'un fragment du coût de sa campagne ou des écoles prestigieuses qui l'ont amené.e jusque-là, je me foutrais bien de la réforme du chômage, de l'accès à la PMA ou de la retraite à 65 ans.
Je ne m'attends pas à ce que quoi que ce soit ne change avec ces outils-là. J'ai presque envie de pousser un peu la métaphore d'Audre Lorde en demandant si au fond, l'outil du maitre, ce n'est pas la destruction en soi. Et si détruire est l'attribut de nos sociétés colonialistes, capitalistes et patriarcales, au lieu de chercher à détruire ce qui ne nous convient pas, ne devrions nous pas plutôt chercher à construire pour nous-mêmes, en marge, des structures qui nous correspondent et nous parlent ? Je veux dire : ne pas chercher à faire tomber des têtes pour en replacer d'autres sur les mêmes costumes trois-pièces en espérant le changement tous les cinq ans, mais s'emparer du pouvoir qui est nôtre, redevenir nos propres maitres, s'octroyer le droit de vivre une vie digne.
Cela implique du courage, des responsabilités, et va bien au-delà d'un bulletin dans une urne. Cela implique de faire des choix parfois radicaux, cela implique de renoncer, cela implique de changer vraiment, mais de se changer soi. Cela implique de désobéir à un ordre qui ne nous sert pas et qui détruit notre monde. Cela implique de se remettre à apprendre, beaucoup, et de désapprendre tout autant.
Je m'étrangle souvent en lisant les nouvelles ou en apprenant la promptitude avec laquelle certains problèmes réputés insolvables se règlent en un tour de main politicien quand il s'agit de répondre à une situation « de crise ». Une pandémie et soudain le calme dans les rues, l'absence de voitures, les oiseaux chantent à nouveau dans les villes, la végétation s'épanouit et l'air se fait à nouveau respirable.
Des bombes sur l'Ukraine et soudain transporter des réfugiés sans papiers dans sa voiture de Pologne au Morbihan devient une acte de solidarité que l'on peut accomplir fièrement à visage découvert. Il est donc possible de ralentir l'économie, de consommer et de travailler autrement, de transformer nos villes polluées en lieux de vie agréables. Il est donc possible de venir en aide à d'autres êtres humains dans le besoin en faisant fi des lois et des institutions, en érigeant la solidarité comme valeur première.
Tout cela est donc possible. Nous avons donc ce pouvoir-là. Le pouvoir de prendre soin de notre planète, le pouvoir d'exercer notre fraternité. On se rend compte alors, peut-être avec effroi, que notre boulot ne sert à rien, que l'on ne sait rien faire de nos mains, que nous vivons comme des assistés incapables de remplir par nous-mêmes nos besoins vitaux, que nous dépendons de la grande distribution et des supermarchés pour nous nourrir, de l'eau polluée rendue potable pour nous abreuver.
On se rend compte que la puissance d'action que l'on déploie pour soutenir les exilés ukrainiens, nous ne l'avons pas déployée pour les syriens, les soudanais, les afghans, les irakiens, les congolais, pour tous les autres êtres humains en exil qui ont autant besoin d'accueil et de soutien. Pourquoi ? Pourquoi attendre des mesures coercitives imposées par des États tout-puissants ou les injonctions propagandistes de médias corrompus pour rendre plus vivable ce monde qui nous appartient ?
Alors c'est décidé, à partir de maintenant, l'urne c'est moi. Je reprends ma souveraineté, je n'attends plus qu'on m'autorise ou me contraigne à habiter ce monde de manière viable et responsable. Je n'ai simplement pas le temps. Pas le temps d'attendre que notre planète s'asphyxie, pas le temps d'attendre que l'on se décide à mettre en pratique ce qui sur le papier sonne si bien (tous les êtres humains seraient libres et égaux en droit...). Car moins j'attends et plus je fais.
Moins je nourris l'espoir qu'une classe politique quelconque nous sortira du chaos dans lequel on s'enfonce et plus je prends mes responsabilités. Moins je travaille et plus j'ai de temps. Moins j'ai d'argent et plus j'apprends à vivre sobrement. Moins je fréquente les villes et plus mon corps s'émancipe, mes mains se cornent, mes ongles noircissent, ma peau se tanne, mes poumons se dilatent. Moins j'achète et plus je recycle. Moins je crois savoir et plus j'apprends. Moins j'obéis et plus je questionne. Moins je réduis ma voix à un rectangle de papier et plus ma voix résonne.