Cette question a émergé en moi l'été dernier, entre un rang de tomates et un autre de poivrons, en plein désherbage avec deux amies sur une splendide montagne du Péloponnèse. L'une d'entre nous avait relevé la tête d'entre les herbes folles, et, offrant son visage luisant de sueur au soleil brûlant de juillet, avait lancé dans un soupir d'aise : "On a de la chance quand même, on est vraiment privilégiées..."
Nous nous sommes arrêtées aussi, pour relever la tête et savourer à notre tour le bonheur de sentir nos mains dans la terre, nos corps posés sur elle, le calme autour de nous, les odeurs de soleil et d'air pur, le bonheur de prendre soin du sol qui nous nourrissait chaque jour. Nous avons acquiescé en silence. Puis l'une d'entre nous a ajouté que oui, quand même, nous étions vraiment privilégiées : quand on pense à tous ces gens qui travaillent enfermés dans des bureaux ou à l'usine, à celleux qui se font exploiter dans des conditions abominables, à celleux qui meurent de faim et à celleux qui vivent sous les bombes...
Après ces mots nous nous sommes tues. Ce nouveau silence était empreint de reconnaissance mais aussi, cette fois, de culpabilité. Quelque chose en moi a frémi. Comme un petit vent de révolte à peine perceptible, un souffle d'indignation, une brise rebelle que j'ai d'abord cherché à faire taire, incapable sur le moment de lui offrir lieu d'exister.
Est-ce un privilège de travailler la terre à mains nues, de profiter en toute quiétude de la chaleur d'un matin d'été, à regarder pousser les plantes qui nous nourrissent et nous soignent ? De n'avoir comme principal soucis que leur arrosage, leur protection contre les épidémies et les parasites, la manière dont on les utilisera ou dont on les conservera, de la même façon dont nous prenons soin de nos propres corps en les abreuvant, en les nourrissant et en les protégeant des maladies et des agressions ? Est-ce un privilège de se sentir en sécurité dans l'endroit où l'on vit, de savoir que l'on mangera à sa faim, de se sentir entouré.e par une communauté où chacun.e à conscience du tout ? Ces conditions ne sont-elles pas au contraire la base nécessaire au maintien de toute vie ?
Privilège, nom masculin : Droit, avantage particulier accordé à un individu ou à une collectivité, en dehors de la loi commune. *
Si l'essentiel devient à nos yeux privilège, il devient alors facile de concevoir l'inacceptable comme norme ; vivre devient un avantage quand la survie est faite loi. Ainsi, je refuse de me considérer privilégiée lorsqu'il m'est permis de me sentir responsable de la terre qui me nourrit et d'en prendre soin. Je refuse de me considérer privilégiée lorsque mon travail me permet d'être toute la journée au grand air, entourée de plantes, d'animaux et d'êtres humains participant au maintien d'un même écosystème. Je refuse de me considérer privilégiée lorsque je n'ai pas à subir l'angoisse des fins de mois ni la menace d'un licenciement. Je refuse même de me considérer privilégiée lorsque je sors librement de chez moi sans craindre un contrôle de police, une agression ou un bombardement. Je refuse de me considérer privilégiée lorsque je jouis de mes droits fondamentaux d'être vivante sur cette Terre, et je soutiens ainsi la légitimité de celleux qui en ont été injustement spolié.e.s dans leurs luttes et revendications pour regagner les pleins pouvoirs sur leurs vies.
Je fais donc la différence entre le fait d'avoir conscience que ma situation n'est malheureusement pas le lot d'une grande partie des êtres vivants sur notre planète, et celui d'admettre que cette même situation est un luxe fatalement réservé aux nantis. Disposer librement de sa vie, de son temps et de son corps sont des droits, non des privilèges. Prendre conscience de l'impact de nos choix à cet égard sur le reste de l'écosystème global est une responsabilité qui nous engage et détermine la qualité du monde dans lequel nous vivons.
Si je choisis de faire du "privilège" la norme, je rehausse d'un cran l'échelle de la qualité de vie à laquelle chaque être humain est en droit d'aspirer. J'autorise chacun à se repositionner du même coup dans cette échelle de valeur : non, il n'est pas "normal" de se rendre malade de stress au travail, pas "normal" non plus de craindre la toute-puissance de sa hiérarchie ou d'une autorité quelconque, pas "normal" de se déplacer la peur au ventre pour quelque raison que ce soit, pas "normal" de respirer un air pollué. Et oui, il est tout à fait légitime de revendiquer la liberté, le bonheur, la paix, la pureté de l'air : ce ne sont pas des privilèges, ce sont des droits essentiels non pas à la survie mais à la vie même.
Lorsque la survie n'est plus la norme, la vie n'est plus un privilège.
* Définition : dictionnaire.lerobert.com