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Billet de blog 20 avril 2015

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Trois pieux égoïstes

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Le sacrifice de l'homme présent pour un hypothétique homme futur .....

La disparition de toute pensée séparée, congédie aussi toute téléologie, toute doctrine qui prétendrait sacrifier le présent à un avenir meilleur.

Camus 

L'autre jour, trois pieux égoïstes vinrent me voir. Le premier était un sannyasi, un homme qui a renoncé au monde; le second était un orientaliste qui croyait fermement à la Fraternité humaine; le troisième militait avec conviction pour la réalisation d'une merveilleuse Utopie. Tous trois travaillaient avec acharnement dans la voie qu'ils avaient choisie, regardaient de haut les attitudes et les activités des autres, chacun fortifié par sa propre conviction, chacun ardemment attaché à sa forme particulière de croyance, et tous étrangement impitoyables.

Ils me dirent, et particulièrement l'Utopiste, qu'ils étaient prêts à faire abnégation d'eux-mêmes et à sacrifier leurs amis pour le triomphe de leur cause. Certes ils avaient un air doux et bien élevé, surtout l'homme de la Fraternité, mais une certaine dureté de cœur transparaissait, et cette intolérance si particulière aux esprits supérieurs : ils étaient les élus, ils avaient une mission, ils savaient; la certitude les habitait.

Le sannyasi déclara sérieusement, au cours de la conversation, qu'il se préparait pour sa prochaine vie. Il disait que cette existence-ci n'avait que peu à lui offrir, car il avait percé à jour toutes les illusions du monde et avait renoncé aux choses d'ici-bas. Il avouait quelques faiblesses personnelles et aussi une certaine difficulté à se concentrer, mais dans sa prochaine vie, ajoutait-il, il deviendrait cet idéal vers quoi tendaient tous ses efforts.

Tout son intérêt, toute sa vitalité résidaient dans l'inébranlable conviction qu'il serait quelque chose dans sa prochaine vie. Nous développâmes assez longuement le sujet, mais il mettait sans cesse l'accent sur demain, sur le futur. Pour lui le présent n'était qu'un acheminement vers le futur, et aujourd'hui n'avait d'intérêt qu'en fonction de demain. A quoi bon faire un effort si demain n'existait pas? demandait-il. Autant végéter, autant être une vache paisible.

Pour lui, la vie tout entière n'était qu'un continuel mouvement allant du passé au futur à travers le présent momentané. Nous devons utiliser le présent, disait-il, pour devenir quelque chose dans le futur: être sage, être fort, être compatissant. Le présent et le futur étaient tous deux transitoires, mais demain mûrissait le fruit. Il insistait sur l'idée qu'aujourd'hui n'est qu'un tremplin et que nous ne devons pas trop nous en soucier ou lui accorder une trop grande importance: nous devons garder clair l'idéal de demain et accomplir avec succès le voyage. En somme, il ne supportait pas le présent.

L'homme de la Fraternité humaine était plus instruit et son langage plus poétique ; expert à manier les mots, il était à la fois suave et convaincant. Lui aussi s'était taillé une niche divine dans le futur. Il deviendrait quelque chose. Son cœur était plein de cette idée et il avait rassemblé ses disciples pour ce futur. Il disait que la mort est une chose très belle, car elle vous rapproche de cette niche divine dont la perspective l'aidait à supporter la vie en ce monde d'affliction et de laideur.

Il était d'ailleurs partisan de transformer et d'embellir ce monde, et travaillait avec ardeur à établir la Fraternité humaine. Il considérait que l'ambition, avec son cortège de cruautés et de corruption, est inévitable dans un monde qu'il faut organiser, et que, malheureusement, si l'on veut mener à bien certaines activités collectives, on ne peut échapper à une certaine dureté. Le travail social est important, disait-il, parce qu'il est utile à l'humanité tout entière, et il est nécessaire d'écarter, avec douceur naturellement, tous ceux qui s'y opposent. L'organisation de ce travail est de la plus haute importance et ne doit souffrir aucun retard. « Les autres ont choisi des voies différentes, disait-il, mais la nôtre est essentielle, et quiconque se met en travers de notre route n'est pas des nôtres. »

L'utopiste était un curieux mélange d'idéaliste et d'homme pratique. Sa Bible n'était pas l'ancienne mais la nouvelle, et il y croyait implicitement. Il savait comment se déroulerait le futur, car le nouveau livre prévoyait l'avenir. Son plan était de provoquer le désordre, d'organiser et d'aboutir. Il disait que le présent est corrompu, qu'il faut le détruire, et, de cette destruction, faire surgir un monde nouveau ; qu'il faut sacrifier le présent au futur, car c'est l'homme futur qui est important, et non l'homme présent.................

« - Nous savons comment créer cet homme futur, disait-il, nous pouvons façonner son esprit et son cœur ; mais pour cela nous devons arriver au pouvoir. Nous devons nous sacrifier et sacrifier les autres pour instaurer un nouvel ordre. Nous tuerons tous ceux qui se mettront en travers de notre route, car les moyens n'ont aucune importance. La fin justifie les moyens.

« Toutes les formes de violence sont bonnes en vue de la paix ultime ; et la tyrannie dans le temps présent est inévitable si l'on veut arriver à la liberté individuelle ultime. Quand nous aurons le pouvoir, disait-il, nous utiliserons toutes les formes de contrainte pour instaurer un monde sans distinctions de classes, sans prêtres. Nous ne bougerons jamais de notre thèse centrale ; nous y sommes ancrés, mais notre stratégie et nos tactiques varieront selon les circonstances. Nous planifions, nous organisons et nous agissons pour détruire l'homme actuel au profit de l'homme futur. »

Le sannyasi, l'homme de la Fraternité et l'utopiste vivent tous pour demain, pour le futur. Aucun d'eux n'est ambitieux au sens mondain du mot, aucun ne désire les honneurs, la richesse ou la considération: leur ambition est d'une essence beaucoup plus subtile. L'utopiste s'est identifié à un groupe qui, pense-t-il, aura le pouvoir de réorganiser le monde ; l'homme de la Fraternité aspire à être exalté, et le sannyasi à atteindre son but. Tous sont consumés par leur propre devenir, leur propre accomplissement et leur expansion. Ils ne voient pas que ce désir est la négation même de la paix, de la Fraternité et du bonheur suprêmes.

L'ambition sous toutes ses formes, fût-ce pour un groupe, le salut individuel ou une réalisation spirituelle, est action différée. Le désir est toujours dans le futur ; le désir de devenir est inaction dans le présent. Aujourd'hui a une signification beaucoup plus grande que demain. Dans aujourd'hui réside la totalité du temps, et comprendre aujourd'hui, c'est être libéré du temps. Devenir est la continuation du temps, de la douleur. « Devenir » ne contient pas « être ». Être est toujours dans le présent, et être est la forme la plus haute de transformation. Devenir n'est que continuité modifiée, et il n'y a transformation radicale que dans le présent, dans « être ». Krishnamurti

 Les sociétés totalitaires et plus généralement les sociétés modernes ont tenté de générer un "homme nouveau" qui semblait à Ionesco "non seulement psychologiquement, mais aussi physiquement différent de l'homme", comme s'il existait désormais "deux races humaines : l'homme et l'homme nouveau", (PP 96-97), ce dernier reconnaissable à l'uniformité de son langage et de sa pensée, à sa soumission au conformisme intellectuel et social : "'l'homme nouveau' est celui qui 'a renoncé' à sa personne" et vit "dans l'impersonnel", (PP 116). Génération ou mutation illustrées et symbolisées par la transformation de l'homme en rhinocéros, ou en membre obéissant et impersonnel d'une société déshumanisée, comme cette "parfaite et définitive fourmilière" à laquelle il semblait à Valéry que tendait le monde moderne (Valéry 994). Ionesco redoutait en effet que les contemporains, semblables aux fourmis qui constituent des sociétés parfaitement organisées, soient progressivement amenés à une "socialisation extrême", une "mutation de l'humanité" qui serait une "déshumanisation totale" Eugéne Ionesco

En fait, ce n'est pas le monde qui est absurde mais la confrontation de son caractère irrationnel et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme. Ainsi l'absurde n'est ni dans l'homme ni dans le monde, mais dans leur présence commune. Il naît de leur antinomie. « Il est pour le moment leur seul lien. Il les scelle l'un à l'autre comme la haine seule peut river les êtres... L'irrationnel, la nostalgie humaine et l'absurde qui surgit de leur tête-à-tête, voilà les trois personnages du drame qui doit nécessairement finir avec toute la logique dont une existence est capable ». Camus 

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