Une part des analyses politiques qui ont accompagné, puis suivi, l’effondrement du régime de la dictature assadienne - marqué par la fuite de son chef, de son entourage et des capitaux qu’ils avaient méthodiquement accaparés - a posé comme postulat que la démocratie se trouvait désormais à portée de main en Syrie. Selon cette lecture, l’effort visant à l’instaurer, ou à tout le moins à en jeter les premiers fondements, pourrait s’appuyer sur les puissances occidentales, en contrepartie de la levée de leurs sanctions, ouvrant ainsi la voie à la reconstruction et au sauvetage d’une économie exsangue.
À l’inverse, d’autres analyses ont formulé l’hypothèse d’une Syrie vouée à une guerre civile généralisée, à un durcissement durable des sanctions et à un isolement accru. Elles ont décrit le nouveau pouvoir, issu d’un terreau jihadiste, comme une simple déclinaison — encore inachevée — de l’assadisme et de son modèle totalitaire patiemment édifié durant un demi-siècle.
En réalité, ces deux hypothèses reposent sur des représentations largement infondées, ou sur des lectures abusivement érigées en caractéristiques essentialistes, qu’il s’agisse des dynamiques internes syriennes ou des rapports du pays avec son environnement régional et international.
L’illusion démocratique
La première hypothèse — celle d’un horizon démocratique adossé à des conditionnalités extérieures - fait l’impasse sur un tournant majeur : la démocratie a été progressivement évacuée du discours officiel américain depuis le premier mandat de Donald Trump, évolution qui reflète plus ouvertement les pratiques effectives, dites «réalistes», de la politique étrangère des États-Unis. Elle néglige également le recul manifeste de la démocratie en Europe occidentale, sous l’effet conjugué de la montée de l’extrême droite, du racisme et de l’obsession migratoire, d’une part, et du durcissement des dispositifs de surveillance et de répression visant les mouvements de contestation sociale, d’autre part. Cette dynamique répressive a atteint son paroxysme au cours des deux dernières années, avec les offensives politiques, sécuritaires et judiciaires menées contre les mobilisations de soutien aux Palestiniens - et, plus largement, au droit international.
À cela s’ajoute un élément décisif : les conditionnalités imposées par les puissances régionales au nouveau pouvoir syrien n’ont strictement rien à voir avec la démocratie ni avec ses exigences. Ni les libertés publiques ou privées, ni les processus constitutionnels, ni l’intégrité électorale, ni la justice transitionnelle ou l’indépendance du pouvoir judiciaire ne figurent parmi les objectifs défendus ou promus dans la région.
Cette absence est d’autant moins surprenante que ces revendications ont émergé dans le sillage d’une révolution dont l’écrasement - et la transformation délibérée en guerre d’usure - figurait parmi les objectifs à peine voilés de plusieurs États impliqués ou directement liés au conflit. L’ajout du facteur israélien, qu’il s’agisse de l’agression militaire et de l’occupation de nouveaux territoires au sud de la Syrie, ou de l’ingérence dans les dynamiques confessionnelles, sur lesquelles nous reviendrons, achève de clarifier le tableau : la Syrie est insérée dans une équation régionale dominée par Israël, où la normalisation constitue le principal levier de l’aide américaine, largement détaché de toute autre considération politique.
La seconde hypothèse, quant à elle, repose sur une simplification, voire une méconnaissance. Car en science politique, on ne saurait raisonnablement comparer un régime ayant gouverné plus d’un demi-siècle, occupé partiellement ou totalement un pays voisin durant vingt-neuf ans, mené une guerre dévastatrice de neuf années contre sa propre société, puis consacré cinq années à gérer prisons, institutions sécuritaires et trafic de stupéfiants sous occupations russe et iranienne, isolement occidental, fragmentation territoriale et ingénierie démographique, avec un pouvoir nouveau qui n’a qu’un an d’existence et ne s’est pas encore constitué en régime à part entière.
Le pouvoir d’Ahmad Al-Charaa demeure une formation hybride, façonnée par la guerre qu’elle a menée, par ses alliances et par ses loyautés étroites. Sa capacité à monopoliser l’autorité au sein de cercles restreints procède à la fois du capital symbolique associé à sa victoire militaire contre le régime d’Assad, de l’absence d’alternatives internes crédibles, conséquence de l’éclatement des solidarités (‘assabiyya) susceptibles de fédérer combattants et bureaucrates, qu’ils soient loyaux ou opportunistes, hors de son cadre, et de relations extérieures lui assurant, à des degrés divers, le soutien de la Turquie, de l’Arabie saoudite, du Qatar, des Émirats arabes unis, des États-Unis et de la France, et plus largement de l’Europe, parallèlement à une normalisation russe et à des contacts prudents avec Israël.
L’ensemble de ces éléments consolide progressivement ses assises et peut déboucher sur un système autoritaire — sans pour autant pouvoir être assimilé au régime déchu, non seulement pour des raisons internes liées aux configurations confessionnelles ou générationnelles, mais aussi pour des raisons idéologiques, relationnelles, institutionnelles et économiques.
Le tout s’inscrit dans une conjoncture historique qui ne ressemble ni à celle de la guerre froide ou de son immédiat après-coup, ni à celle de 2011, avec ses espérances, ses mobilisations et, dans leur sillage, la violence organisée, les destructions systématiques, les morts sous la torture et les déplacements massifs.
Faut-il pour autant conclure à une rupture totale entre les moments fondateurs des décennies passées et la séquence actuelle, ou entre les aspirations au changement du début des révolutions arabes et les réalités sociales de 2025? Évidemment non. Ce qui se joue actuellement constitue, pour partie, l’aboutissement cumulatif de ce qui s’est produit en Syrie et dans ses rapports avec la région et le monde au cours de la période écoulée. Pour partie également, il s’agit du produit de rapports de force imposés de l’extérieur à un espace intérieur profondément disloqué - rapports susceptibles de se prolonger ou d’évoluer à la marge, mais difficilement de se renverser de manière radicale.
À l’échelle régionale, les forces politiques et sociétales porteuses de changement occupent désormais une position marginale, du fait de la répression qu’elles ont subie, de l’épuisement et du sentiment d’impuissance qui les entourent, ainsi que de leur inadéquation avec des priorités globales qui privilégient la stabilité à la réforme et la normalisation du réel au respect du droit international et des exigences de justice.
L’illusion de la guerre civile
La question de la guerre civile, au cœur de la seconde hypothèse, et plus largement celle de la violence communautaire généralisée, demeure néanmoins une préoccupation légitime, indépendamment des intentions ou des projections de ceux qui l’évoquent. Trois mois après la chute d’Assad, à l’issue d’une période d’attente durant laquelle les violations étaient restées limitées, certaines régions ont connu une dégradation rapide, débouchant sur deux massacres majeurs, puis sur des cycles de violences intermittentes qui se poursuivent encore.
Le premier massacre a suivi des affrontements avec des résidus de l’ancien régime dans les zones côtières et a visé des civils alaouites dans des dizaines de localités et de quartiers urbains, pour des motifs confessionnels, vindicatifs et terrorisants. Le second est survenu à la suite d’affrontements entre groupes armés tribaux et combattants druzes dans le Jabal al-Arab, ciblant de la même manière des civils druzes et leurs villages, causant des milliers de morts, de blessés et de déplacés.
Ces violences ont coïncidé avec des enlèvements de femmes - majoritairement alaouites - relevant d’un crime continu et systématique, avec des pratiques de sévices et d’incendies de biens, ainsi qu’avec des assassinats confessionnels dans la ville de Homs et ses environs, toujours en cours.
La situation tragique du Jabal al-Arab, où des tendances séparatistes et des appels à des formes d’alliances avec Israël avaient émergé avant le massacre, puis été instrumentalisés après coup, constitue un laboratoire des risques de résurgence de conflits internes ou de la recherche contrainte de « solutions strictement administratives ».
Celles-ci pourraient articuler dimensions confessionnelle et nationale, notamment à travers la question kurde, toujours non résolue, et ses implications territoriales et économiques, compte tenu du contrôle [des forces kurdes] de plus de 20 % de la géographie syrienne et de ressources pétrolières et hydriques majeures. De telles solutions ne sauraient toutefois être envisagées en dehors d’une décentralisation élargie et d’une forme de «justice partielle» qui, si elle venait à être adoptée, éloignerait davantage encore le pouvoir actuel de l’ancien modèle centralisé.
Pour autant, rien n’indique que la Syrie soit engagée - ou sur le point de l’être - dans un scénario de guerre totale. Les équilibres internes et externes ne le permettent pas, et le nouveau pouvoir, malgré la complicité de ses appareils sécuritaires dans les deux massacres, ne peut faire de la guerre un mode de gouvernement, ni n’en a besoin pour asseoir sa légitimité extérieure. Bien au contraire, ce qu’il a obtenu ou s’est vu concéder jusqu’à présent pourrait être sérieusement compromis s’il venait à perdre l’argument de la stabilité interne. Par ailleurs, aucune guerre ne peut se soutenir durablement sans une économie capable de l’alimenter - condition que les configurations régionales, internationales et nationales actuelles ne réunissent pas.
Un an après la chute et la disparition définitive de l’assadisme, la Syrie demeure ainsi engagée dans une trajectoire où les traits du pouvoir laissent entrevoir un système combinant, à des degrés variables et cohabitants, autoritarisme, confessionnalisme, clientélisme et acceptation limitée de la dissidence politique et du pluralisme social, parallèlement à une large libéralisation économique et à une grande souplesse dans les relations extérieures, avec les engagements et accords qu’elles impliquent afin d’attirer investissements et grands projets.
Les marges d’action les plus effectives de la société civile résident donc dans la capacité à infléchir ces différents registres, en en élargissant certains et en en contenant d’autres, ainsi que dans un travail, tant interne qu’international, visant à rendre toutes les formes de violence plus coûteuses, plus difficiles à mettre en œuvre, et à en tarir durablement les ressources morales et financières.
Cet article a été initialement publié en arabe sur le site libanais Megaphone le 12 décembre 2025.