Le débat sur le service public et les fonctionnaires n’est qu’un nouvel épisode d’un mouvement beaucoup plus profond et qui n’a rien d’une hypothèse : le retrait généralisé de l’Etat, qui se traduit par la réduction de son format mais surtout de ses missions.
En quarante ans, la puissance publique s’est retirée en partie ou en totalité de la gestion d’activités telles que l’énergie, l’eau ou les transports. L’Etat s’est privé de son pouvoir monétaire au profit de banques commerciales et d’institutions indépendantes. Il a restreint son pouvoir budgétaire, encadré par des traités toujours plus stricts, l’empêchant de mener des politiques contra-cycliques et de financer les services publics. Il s’est retiré des médias et de l’information, domaines aussitôt investis par les puissances d’argent (on se demande bien pourquoi tous les grands patrons de ce pays – comme des autres- investissent dans la presse, y compris dans des journaux gratuits…quand c’est gratuit, c’est nous le produit ?). Il s’est décentralisé sans fin, morcelant toujours plus le pouvoir dans des myriades de petites baronnies locales qui peinent à agir ensemble. Il remplace de plus en plus de fonctionnaires par des contractuels, mouvement déjà bien enclenché, et se retire de la gestion du service public de l’emploi, confié à des « opérateurs privés de placement » censés être plus efficace. Il s’apprête à armer les sociétés de sécurité privée et à se délester de fonctions régaliennes à leur profit. Il confie de plus en plus l’effort de recherche à des fondations financées par de grandes entreprises. Il délaisse la réalisation de ses bâtiments et de leur entretien au profit d’entreprises privées via des partenariats publics-privés. Il vend les bâtiments de son domaine public, même lorsque ceux-ci ont une valeur patrimoniale et historique importante. Il met sous pression ses instituteurs, ses infirmières, ses cadres et tous ses agents en ne revalorisant pas leur salaire depuis plus de 7 ans. Il désinvestit le champ de la culture dans lequel le pouvoir des grandes institutions publiques pâlit de plus en plus face à la puissance des fondations privées. Et bientôt, si le CETA est voté, des entreprises privées pourront attaquer en justice des Etats qui adopteraient des législations contraires à leurs intérêts financiers comme les cigarettiers ont déjà attaqué l’Etat australien lorsqu’il a mis en place le paquet neutre…
Depuis plus de 40 ans, ce mouvement de retrait généralisé et d’affaiblissement de la puissance publique prend de l’ampleur et s’insinue comme quelque chose de normal, voire de nécessaire. Peu importe les gouvernements ou le fait que ces "réformes" n'aient jamais démontré leur efficacité, l’esprit politique a été contaminé par l’idée que les « dépenses publiques » étaient trop élevées. Par rapport à quoi et à qui au juste ?
Peu importe. Nul intérêt à rappeler par exemple que si l’on incluait ce que dépensent les ménages américains ou anglais pour leur santé et leur éducation dans les dépenses publiques (comme en France) alors leur niveau de dépenses publiques et les effectifs de leur fonction publique seraient plus importants que les nôtres. A quoi bon rappeler également que si la dette publique est élevée (95% du PIB), la dette privée l’est encore plus (140% du PIB) et que si l’on baisse la dette publique alors on détruit de la monnaie et donc de l’activité (étant donné que la monnaie est créée par le crédit dans notre système) ? Comment faire entendre que le placement des chômeurs par les opérateurs privés de placement plutôt que par Pôle emploi coûte plus cher et est moins efficace pour le retour à l’emploi comme l’a rappelé la Cour des comptes à plusieurs reprises ? Qu’il en est de même lorsque l’on privatise le rail (expérience anglaise) ou l’énergie ? Pourquoi devrait-on alors considérer comme acquis que le privé fait mieux que le public et moins cher alors qu’une revue, même sommaire, des expériences en la matière montre que cela n’est en rien automatique et que c’est même faux la plupart du temps ?
Derrière tout cela, il y’a en outre un autre danger, plus grand encore. Malgré tous ses défauts, la puissance publique est la seule à avoir une légitimité et un contrôle démocratique. On disait autrefois que le recul de l’Etat faisait le jeu des mafias et des Eglises. Aujourd’hui il faut y rajouter un pouvoir privé envahissant dont la puissance est internationale, diffuse et pourtant omniprésente. Ces groupes veulent un espace le plus ouvert possible : moins il existe de frontières, moins il y’a de restrictions à la libre circulation des hommes, des marchandises et des capitaux, et moins les Etats, ces vieux fous territorialisés, auront les moyens de s’opposer à leurs dessins, victimes d’un chantage permanent à la délocalisation. Ce ne sont plus les Etats qui organisent la concurrence des acteurs privés mais les grands acteurs privés qui mettent en concurrence les Etats. Renversement des centres de gravitation du pouvoir. Certains pensent que de cet univers libre peut naître un ordre spontané. C’est possible : il n’aura cependant rien de juste et d’harmonieux.
L’histoire du monde moderne commence de plus en plus à ressembler à un retour à l’époque féodale. Des Etats affaiblis, surplombés par des guildes de marchands et des compagnies financières à dimension internationale (nos anciens Lombards), minés par un nombre croissant de petites baronnies, se retrouvent sous l’égide du siège du Saint-Empire (New-York) sur fond de réveil religieux. Jusqu’à nos divertissements dans lequel l’univers médiéval (Game of thrones, Vikings), et leur cortège de tribus et de clans, nous sert d’imaginaire en lieu et place des épopées républicaines. Or, c’est bien la construction des Etats modernes, portée par un idéal de raison et de service public, qui a mis fin au féodalisme : avant de trop détruire ce qui a été au fondement de nos libertés, on ferait peut-être bien de s’en rappeler.