Attention Spoiler sur Joker.
La rumeur disait vrai. Joker est un film intéressant mais pas forcément pour les clichés qu’en font certains, comme Juan Branco par exemple qui veut y voir une « ode aux luttes insurrectionnelles et aux gilets jaunes en particulier ». Le message véhiculé par le film est en réalité bien plus nuancé.
Avant de dire pourquoi, il faut aussi dire qu’un film c’est d’abord une ambiance : celle-ci est sombre, comme son personnage principal qui glisse doucement vers l’abîme, non sans nous rappeler la descente aux enfers physique et psychologique d’Ethan Hawke et de Philip Seymour Hoffman dans l’excellent « 7h58 ce samedi-là » de Sydney Lumet, mais en plus cliniquement perturbé.
Comme dans Taxi driver, l’atmosphère sombre et encaissée des grandes villes est soulignée par la violence des néons. C’est dans ce décor que l’individu erre dans des transports crasseux, survit dans des espaces réduits, traverse des couloirs et des bâtiments sans âme, et tente péniblement de faire son trou. Ce qui donne un sentiment de décadence plutôt réussi.
Mais le plus intéressant reste le regard que le film apporte sur cet « âge des colères » que nous traversons, pour reprendre le titre du livre de Pankaj Mishra. Il y a évidemment un parallèle entre le Joker et les mouvements sociaux, comme celui des gilets jaunes ou des indignés, qui prennent racine dans les mêmes travers sociaux mais qui se heurtent aussi aux mêmes impasses, l’un au niveau individuel et l’autre au niveau social.
Cela repose d’abord sur une célébration de la prise de conscience collective. Le masque du clown renvoie au masque de Dali de la série Casa de Papel, qui renvoyait lui-même à celui de Guy Fawkes, utilisé par les Anonymous. Comme le gilet jaune, tous ces accessoires brandis en commun par une foule habituellement atomisée permettent la prise de conscience d’un sort commun. Et du courroux qui peut en résulter, on espère voir émerger une puissance collective révolutionnaire. Quoi de plus révélateur à cet égard que le slogan : « ils ont des millions mais nous sommes des millions » ?
Ces foules habituellement résignées dont la colère se fait entendre, ce sont aussi ces millions de personnes, dont le Joker, dont l’équilibre psychologique parfois fragile menace de céder devant la fermeture des centres sociaux, devant la disparition des services publics (le centre social où le Joker trouve ses médicaments jusqu’à ce qu’il ferme) et des solidarités organisées, que ne compense en aucun cas le soi-disant philanthropisme des plus riches, des Thomas Wayne, qui partagent au fond le même mépris que Macron pour « ceux qui ne sont rien » parce qu’ils n’ont rien.
Comment ne pas voir, en France et ailleurs, la disparition des contrats aidés, la crise des hôpitaux, les difficultés de logement ? De quel côté est la violence au fond ? Le film renverse la question et le point de vue, et c’est agréable de voir un discours sans concession sur ce point.
Et pourtant…pourtant, le feu de la multitude qui s’identifie à ce héros malgré lui qu’est le Joker n’est pas encensé pour autant, loin de là, n’en déplaise à Juan Branco. Car à bien y regarder, le Joker ne fait que réagir aux humiliations et aux échecs qui s’accumulent. Il ne décide pas, il ne planifie rien, il ne pense pas, tentant piteusement de réagir aux événements. Sa seule véritable décision est entièrement guidée par le désespoir : se faire sauter la cervelle (ce qui est la manière la plus simple de n’avoir plus de décisions à prendre) sur le plateau de ce showman dont il aurait aimé, comme des millions d’autres assujettis à la société du spectacle, être le « fils », c’est-à-dire le descendant.
Or, le point de bascule se produit à ce moment-là, en plein direct sur le plateau. Après un long processus de déchéance qui devait l’amener à une mort misérable bien que spectaculaire, jaillit enfin une étincelle au cours de la conversation avec De Niro : pourquoi retournerait-il la violence de la société contre lui-même plutôt que contre elle ? Pourquoi serait-ce encore à lui d’en payer le prix ?
Il était parti pour être un suicidé, il devient un assassin. Changement complet de perspective.
Cette prise de conscience devrait être un acte politique, celui d’un homme qui dit non et qui propose une autre voie, c’est-à-dire une autre vie, plus digne. Mais il y a un problème : dans ses face-à-face répétés avec De Niro, le Joker affirme à plusieurs reprises ne pas « faire de politique ». Il agit en fait comme un enfant violenté et frustré. Il n’a pas de projets, pas d’idées, il veut simplement en être mais il n’en est pas, de ce monde du showbiz et de la bonne société que représente son soi-disant père. Et ce n’est donc pas un acte politique qu’il produit : c’est un meurtre banal et vengeur, sur fond de folie, à la manière de Raskolnikov.
Et c’est là que la lecture « révolutionnaire » du film ne tient plus : la multitude qui réagit à son « grand homme » de circonstance, peut aussi être celle qui est prête, par un désespoir que l’on serait fous de ne pas comprendre, à s’en remettre à n’importe quel escroc ou à n’importe quel fou pour assouvir sa vengeance. Dans la crise des gilets jaunes, c’est là que l’on voit apparaître des « Fly rider » et autres personnages pittoresques, qui sont littéralement, tout autant que le Joker (mais en plus comiques malgré tout), des « clowns tristes », incapables de proposer un mieux et un autre chemin que l'émeute pour le peuple dont ils deviennent les idoles. Mais l’émeute n’est pas la révolution.
L’issue n’a donc rien de glorieux : le meurtre de parents, fussent-ils des salauds, sous les yeux de leur enfant et un déchaînement de violences qui ne produit rien, sinon des fausses promesses et des faux espoirs, qui seront bientôt déçus. Dans le film comme dans la vie, l’on comprend alors que l’on ne détruit vraiment que ce qu’on remplace, et ni le Joker ni ses sbires ne proposent rien en remplacement. Les têtes changent, mais pas l’ordre du monde.
Et l’on pense alors au grand Pessoa et à son banquier anarchiste : « Tout ce que je pouvais faire dans ce sens, moi, c'était de détruire – au sens physique de tuer – un ou deux membres représentatifs de cette société. J'ai étudié cette possibilité, pour conclure que c'était complètement idiot. Supposons que je descende un, ou deux, ou même une douzaine de ces représentants de la tyrannie des fictions sociales. Résultat ? Les fictions sociales en seraient-elles ébranlées ? Pas du tout. […] Les fictions sociales ne sont pas des gens sur qui on puisse tirer. Vous me suivez ? Je n'étais pas le soldat d'une armée qui tue douze soldats de l'armée ennemie ; j'étais comme un soldat qui tue douze civils de la nation adverse. C'était tuer de manière stupide, parce qu'on n'éliminait aucun combattant... Je ne pouvais donc songer à détruire, totalement ou en partie, les fictions sociales. Alors je devais les soumettre, les vaincre en les réduisant à l'impuissance. »
On ne peut tuer une idée que par une autre idée. C’est là la limite de la colère, et encore plus de la folie. Et Joker le montre parfaitement : cela en fait un grand film, parfaitement utile à son époque.