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Billet de blog 1 novembre 2025

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Scientifiques et auto-expérimentation de psychotropes : Sasha Shulgin et la MDMA

Jusqu'à la fin des années 1960, il était normal et attendu que les scientifiques auto-expérimentent les psychotropes sur lesquels ils travaillaient. Et moi, j'ADORE étudier ces comptes rendus d'expérience. Alors je vous le fais partager !

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

En 1965, le chimiste américain Alexander Shulgin, dit « Sasha », travaille à synthétiser des dérivés de la mescaline, un psychédélique issu du cactus peyotl. Il est notamment à la recherche d’une substance qui « rendrait l’être humain heureux pour toujours ». L’époque est en effet marquée par l’essor de la psychopharmacologie, avec la découverte d’un grand nombre de psychotropes comme les anxiolytiques et les antidépresseurs porteurs de beaucoup d’espoirs.

Illustration 1
Sasha dans son labo de Dow Chemical

Il est tout à fait commun et attendu à l’époque pour les scientifiques de tester sur eux-mêmes les psychotropes sur lesquels ils travaillent (voir ce petit article sur le sujet). Donc, en 1965, Shulgin synthétise la MDMA. Celle-ci avait déjà été synthétisée en 1912 mais n’avait depuis jamais été administrée à des humains. En conséquence, on n’avait pas conscience de ses effets psychotropes et personne ne travaillait dessus.

Étonnamment, il n’auto-expérimente pas à l’époque : il est plus intéressé par une autre substance un peu similaire, la MDA, et suppose que la MDMA n’est qu’un stimulant sans propriétés psychédéliques.

En 1970, Shulgin est contacté par un autre chimiste pour obtenir la formule de la MDMA. À partir de ce moment, la substance commence à être utilisée par des thérapeutes dans le cadre de psychothérapies, ainsi que pour faire la fête dans les milieux hippies, puis dans des cercles de plus en plus larges. On y reviendra dans un prochain post, je tease !

Shulgin, lui, n’a toujours pas essayé. En 1975 cependant, plusieurs membres de son entourage lui font part de leurs expériences très plaisantes avec la substance. Finalement, le 8 septembre 1976, il se lance ! Mais la dose (16mg) est trop faible. Il augmente prudemment les quantités dans les jours qui suivent. À 60mg, toujours rien à déclarer. Le 27 septembre, essayant 81mg, il ressent des effets légers, comparables à une faible ivresse, qui s’estompent rapidement.

Le 5 octobre, il monte à 100mg. Les effets apparaissent, « doux - vraiment sympa ». Il se sent en « parfait contrôle ». Il fait un peu de piano et, alors que les effets s’estompent, essaie de se masturber : « trial erot., ejac. Fine » note-t-il dans son carnet de laboratoire.

Illustration 2

Le 23 octobre, même dose. Voici les détails de cette nouvelle expérience (en photo l’extrait de son carnet) : « 100 mg (15h52 = [0:00]) [0:27] premier petit indice [0:30] début [0:35] roulement des yeux avec un peu de sensations érotiques. [0:49] temps ralenti ? [0:57] grande partie des effets (80 % ?) [1:00] un peu de dilatation. [1:03] effets complets - contrôle entier néanmoins [1:12] stable [1:25] érotique facile - pas besoin (capacité ?) d'érection [1:50] baisse ? [2:10] sexe avec Nina (à 18 heures !) extraordinairement agréable - pour elle aussi ! (c'était le jour de mon retour de Washington) [2:49] quelques % restants [3:00]. »

Illustration 3
Carnet de laboratoire de Shulgin

La MDMA va vite devenir l’une des substances préférées de Shulgin, qui synthétisera dans les années suivantes des centaines d’autres psychotropes – qu’il testera tous avec sa femme Ann. Pour rendre compte de leurs découvertes et permettre au reste du monde de les expérimenter également, le couple fait paraître deux livres essentiels et cultes, PiHKAL: a chemical love story, en 1991, et TiHKAL, en 1997. Ces ouvrages contiennent des trips reports mais surtout toutes les indications nécessaires à la synthèse des produits présentés. J’ai eu la chance de visiter leur maison en Californie, je vous raconte cette expérience sur Twitter.

Illustration 4
Ann et Sasha Shulgin

Après plusieurs autres expérimentations, Shulgin est prêt à présenter la substance dans une conférence scientifique. La MDMA permet « un état modifié de conscience facile à contrôler, à connotation émotionnel et sensuel ». En 1978 c’est au tour de Timothy Leary, le gourou du LSD, de découvrir la substance et ses effets sensuels. J’avais fait un petit post sur Facebook et sur Twitter. Il dira notamment : « j’étais assis là, me sentant mieux que je ne m'étais jamais senti dans ma vie. (Et pourtant j'ai eu de sacrés bons moments). »

Dans les années 80, la MDMA est de plus en plus utilisée, en psychothérapie comme en boîte de nuit. Entre 1981 et 1983, alors que sa consommation explose aux USA, elle n’est liée à aucune admission aux urgences ni décès. On estime pourtant que 30 000 pilules d’ecstasy y sont consommées chaque mois. Pour approfondir sur cette histoire, le psychiatre Torsten Passie a écrit une Histoire de la MDMA (en anglais, pas traduit. Rien, sur l’histoire des psychotropes, n’est jamais traduit en français, c’est infernal, j’en parle ici).

Pourtant, en 1984, des sénateurs américains proposent de la classer dans la liste des stupéfiants (donc de l’interdire). Cette annonce soulève un tollé chez les psychiatres qui l’utilisent mais la médiatisation de l’affaire aggrave la panique morale : la MDMA est classée en 1985 dans la catégorie des stupéfiants les plus dangereux, empêchant donc même son usage médical.

Illustration 5
Reagan, ce sacré folichon

L’année suivante, Rick Doblin crée l’association MAPS destinée à encourager la reprise des études. Comme toujours, la prohibition n’empêche absolument pas la consommation et la MDMA devient un produit de plus en plus populaire dans les clubs (buvez de l’eau avec, pas de l’alcool, et faites attention aux doses : 1,5mg par kilo de poids maximum pour les hommes, 1,3mg pour les femmes. Pour plus d’infos c’est sur Drugz).

Pour une étude (magnifique et drôle et en français) de la dangerosité RELATIVE de la MDMA, cet article culte, que j’ai fait traduire pour vos beaux yeux !

Depuis 2005, la recherche a pu réellement reprendre sur la MDMA aux USA, en particulier grâce au travail de Doblin chez MAPS. La substance est désormais qualifiée par l’agence du médicament américaine de « thérapie révolutionnaire », notamment dans le stress post-traumatique (article en français sur cet usage thérapeutique, Sci-Hub est votre ami). En Suisse depuis 2014 et depuis 2023 en Australie, des médecins peuvent à nouveau l’utiliser avec leur patientèle, dans le cadre de thérapies « compassionnelles ».

Ses effets sur la sexualité et la sensualité humaine restent à élucider, et si ça vous intéresse voici le compte rendu que j’ai fait à ce sujet dans la newsletter de la Société psychédélique française. J’ai aussi co-écrit cet article plus général sur les recherches concernant les liens entre psychédéliques et sexualité.

Toujours pas de projet de recherche en vue sur cette substance en France.

Je referai un post un jour sur les expérimentations de Sasha et sa femme Ann, peut-être sur le 2C-B. En attendant j’ai créé la fiche Wikipédia d'Ann en français !

Illustration 6

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